La Nemesis divina, manuscrit inédit de Linée

La Nemesis divina, manuscrit inédit de Linée
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 178-195).
LA
NEMESIS DIVINA
ECRIT INEDIT DE LINNE

Au commencement de son livre sur le Système de la Nature, Linné s’écrie, dans ce style original et intraduisible qu’il a créé : « J’ai vu passer Dieu éternel, infini,… Deum sempiternum, immensum, omniscium, omnipotentem expergefactus a tergo transeuntem vidi et obstupui ! » Par les degrés de l’abstraction, le génie de Linné s’était élevé jusqu’aux sphères de la vérité idéale et de l’idée religieuse. Newton, en entendant nommer Dieu, se découvrait. On sait par combien de côtés l’intelligence universelle de Leibniz s’échappait vers la métaphysique et la théologie, et comment sa recherche passionnée d’une cause générale, contenant en soi toutes les causes particulières, le conduisait jusqu’à Dieu.

Les pages dans lesquelles ces grands esprits ont exprimé spécialement leurs sentimens religieux forment dans leur œuvre générale comme une œuvre particulière digne d’attention et instructive aussi pour le reste des hommes. C’est ce qui rend intéressant, au moins pour le moraliste et le biographe, un manuscrit de Linné conservé aujourd’hui à la bibliothèque d’Upsal, et intitulé par l’auteur Nemesis divina. Ce petit ivolume, de 203 feuillets du format in-12[1], est écrit tout entier de la main de Linné, tantôt en suédois, tantôt en latin. L’écriture, partout uniforme, est extrêmement fine et souvent difficile à lire, différant beaucoup en cela de l’écriture bien connue des lettres innombrables de Linné, généralement claire et ferme. Linné parle dans ce manuscrit du coup d’état de Gustave III (1772). Nous savons que, né en 1707, il est mort en 1778. Nous avons donc évidemment ici un ouvrage de sa vieillesse, peut-être même les dernières pages qu’il ait écrites.

Le sujet, indiqué suffisamment par le titre, est la vengeance divine inévitable sur la terre même, ou la nécessité de la réparation ici-bas. Il ne faut pas croire d’ailleurs qu’on doive trouver dans ces pages le développement complet et régulier d’une thèse religieuse ou morale ; ce n’est pas un traité, ce n’est pas même.un livre proprement dit : c’est plutôt, à vraiment parler, un recueil de notes, mais qui ont toutes rapport à un seul et même objet, à une pensée unique, celle de la justice divine punissant les crimes sur la terre. Loin de songer à les publier un jour, Linné tenait ces notes fort secrètes ; il en donne la raison dans une dédicace adressée à son fils, et qui lui sert d’introduction :

« Mon fils unique, tu es venu dans un monde que tu ne connais pas. Sans comprendre la valeur des choses, tu en admires l’éclat, et pour toi le spectacle est confus, comme si nul œil ne regardait, comme si nulle oreille n’entendait. Tu vois les plus beaux lis étouffés par l’ivraie. Détrompe-toi ; au milieu de ce monde réside un Dieu juste qui fait droit à chacun. Innocue vivito ; numen adest (vis sans faire le mal ; la divinité est présente).

« Il y eut un temps où, moi aussi, je doutai que Dieu prît souci de nous. Le grand nombre des années m’a instruit ; c’est leur enseignement que je te transmets. Tous les hommes veulent être heureux, et il est donné à bien peu de le devenir. Veux-tu le devenir en effet, sache que Dieu te voit. Innocue vivito ; numen adest.

« Si tu n’en crois pas ce qui est écrit, crois-en l’expérience. J’ai enregistré les exemples restés dans ma mémoire ; consulte ce tableau fidèle et veille sur toi. Felix quem faciunt aliena pericula cautum (heureux celui que les épreuves d’autrui ont rendu sage).

« J’aurais volontiers passé les noms propres sous silence, j’ai dû cependant les inscrire, afin de te convaincre de la vérité ; mais tu les tiendras secrets, du même soin jaloux avec lequel tu préserves ta prunelle et ton cœur ; tu ne les révéleras à nul homme sur la terre, car ton confident d’aujourd’hui sera peut-être ton ennemi demain, et si quelqu’une des familles qui sont ici désignées était victime d’une semblable révélation, cela te vaudrait le malheur de toute ta vie, et peut-être la mort. Tiens donc ce dépôt pour sacré ; je requiers de toi que personne ne soit lésé par là dans son nom et dans son honneur. Si tu manques à cette recommandation, tu auras mal agi ; en blessant l’honneur des autres, tu auras blessé ton vieux père, et, conformément à la justice, tu seras puni. Encore une fois, je n’ai inscrit ces noms que pour répondre à tes doutes intimes. Peut-être d’ailleurs quelques-uns de mes récits sont-ils peu exacts. De ton côté, écoute et ne dis rien ; ne blesse personne dans son nom et son honneur. »

Le fils de Linné posséda en effet ce petit ouvrage, on en a les preuves, avec les autres manuscrits de son père. Cependant après sa mort toutes les traces en disparurent ; toutes les recherches, soit en Suède, soit en Angleterre, où les papiers et les collections de Linné avaient été transportés, restèrent inutiles. Enfin, vers 1840, le précieux manuscrit fut retrouvé dans la bibliothèque de feu le docteur Acrell, fils d’un professeur d’Upsal, qui avait eu de fréquentes relations avec le fils de Linné. Un certain docteur Ekman, de Calmar, en fit l’acquisition, et le donna à la bibliothèque de l’université d’Upsal.

Nous avons dit que c’était un recueil de notes sans ordre, mais se rapportant à une même idée. Ici on trouve des citations de la Bible, des pères et des auteurs latins classiques, là des anecdotes assez souvent scandaleuses, avec les détails les plus précis, avec la recherche des causes secrètes de telle ou telle affliction qui, du temps de Linné, et fort justement suivant lui, venait frapper certaines familles devant ses yeux. Il y a même quelques poésies, assurément de Linné lui-même, mais qu’il a biffées de sa main. On ne saurait donc se proposer de publier ce livre tout entier. Également éloigné du désir d’une publicité indiscrète que puisse redouter l’honneur d’illustres familles existant encore actuellement en Suède et jaloux du respect dû à la mémoire de Linné, nous ferons connaître seulement ici, d’une part les pages qui montreront le mieux dans Linné l’homme religieux, de l’autre ceux de ses nombreux récits qui, sans offrir le scandale, reproduisent une vivante image des mœurs de son temps et des impressions qu’il en recevait lui-même. Nous n’avons d’autre désir que d’ajouter quelques traits inconnus, nous le croyons, importans à coup sûr et parfaitement authentiques, à une intéressante figure dont nous ne possédons pas encore un entier portrait.

Il y a lieu à une curieuse étude littéraire sur Linné. Son style, souvent élevé jusqu’au sublime, souvent empreint de la plus rare élégance, toujours respirant la vie, ferme et sain, riche de faits et d’idées jusqu’à l’extrême abondance et sobre de mots jusqu’à la concision, reflète dans ses descriptions et ses peintures la fécondité même et la grandeur de la nature. S’il quitte les sujets scientifiques et que, dans sa correspondance ou dans des notes qui nous sont restées, il raconte son mariage, sa vie intérieure, les anecdotes de son temps, ou bien si des occasions solennelles, par suite de ses fonctions universitaires, l’obligent à quelques harangues sur des sujets d’observation générale, ce style conserve une franchise, une naïveté, un enjouement qui s’associent à une élévation habituelle et constante, offrant d’ailleurs dans tous les cas la lecture la plus attachante et la plus variée. Mais il faudrait avant tout qu’on possédât une bonne édition des œuvres de Linné, et celle de Gmelin est loin d’être complète. Comment d’ailleurs espérer de réunir un jour toute la correspondance de Linné ? « Si j’avais autant de mains que la fameuse idole des Chinois, écrit-il quelque part, je n’en aurais point encore assez pour toutes les réponses que j’ai à faire. » Ses lettres à Bernard de Jussieu ont été publiées à part en Amérique[2]. Le naturaliste anglais Smith, qui, à la mort de Linné, avait acheté pour une somme considérable ses manuscrits et ses collections, dont une grande partie se trouve aujourd’hui au musée de la Société linnéenne de Londres, a publié en les traduisant en anglais un choix des lettres qu’il avait sous les yeux[3]. C’est là qu’on peut chercher de curieux détails biographiques, dans un singulier langage « à demi poétique et à demi botanique, » dit M. Flourens : « Il y avait à Fahlun un médecin. Il avait une fille que recherchait, mais en vain, un autre jeune homme ; je la vis, je sentis tout mon cœur frémir, je l’aimai. Elle, vaincue par mes vœux, me donna sa foi et me dit : Que cela se fasse, fiat. Pauvre comme je l’étais, je rougissais de parler au père ; je l’osai pourtant. Il voulait et ne voulait pas ; il m’aimait, mais il n’aimait pas ma misère. Mon rival essaya de me supplanter, mais puella me amabat, nan illum… » — « Je vous aime plus que personne, écrit-il quelques années après à Bernard de Jussieu, ma femme exceptée… » Et dans la même lettre : « Faites mes amitiés à Mlle Basseporte ; j’en rêve, et si je deviens veuf, ce sera ma seconde femme, qu’elle le veuille ou non, nolens volens. » — Combien de curieux passages on pourrait extraire des dissertations et des harangues de Linné pour en composer un volume qui serait d’un grand écrivain, d’un philosophe ingénieux, d’un critique et d’un moraliste enjoué, et non pas seulement d’un habile botaniste ! J’ai sous les yeux la première édition d’un singulier discours sur la science, qu’il prononça en suédois, comme recteur de l’académie d’Upsal, le 25 septembre 1759 : il est disposé typographiquement en alinéas contenant de bizarres énumérations, suivant le procédé ordinaire de Linné, qui ne veut pas de mots inutiles : «… Les barbares, les Hottentots et les sauvages ne sont séparés de nous que par la science, comme un fruit vert et entouré d’épines ne diffère d’une savoureuse reinette que par la culture. Par la science, la moindre principauté d’Allemagne brille plus que le grand empire du Mogol avec tous ses trésors. — La science nous apprend : par le langage à nous enrichir de l’expérience des autres, — par l’économie à nous procurer de suffisantes ressources, — par l’histoire à nous préserver des fautes des autres, — par la politique à gouverner et à nous conduire heureusement, — par la morale à vivre dans l’innocence et la vertu, — par la législation à vivre conformément aux lois, — par la théologie à marcher dans les voies de Dieu, — par l’astronomie à admirer la puissance infinie de Dieu, — par la connaissance de la nature à contempler l’excellente disposition de Dieu, — par la physique à nous servir des lois de la nature, — par les mathématiques à comprendre nos propres forces, — par la pathologie à connaître notre propre faiblesse, — par l’hygiène à vivre dans la continence et la sobriété, — par la médecine à en appeler contre la mort. — Par suite de notre science insuffisante, nous voyons encore aujourd’hui nos bois s’épuiser sans que nous plantions arbres ni haies, — nos prairies improductives sans que nous les soignions davantage, — nos plantes pharmaceutiques achetées par nous de l’étranger, — le thé acheté fort loin à prix d’or quand nous pourrions l’acclimater en Europe comme la rhubarbe. — Sans la science, nous ferions venir nos prêtres de Rome, — nos médecins de Montpellier, — nos architectes de Venise, — nos musiciens de Naptes, — nos comédiens de Paris, — et encore nos vaisseaux de Saardam, — nos habits du Brabant, — nos almanachs de Lûbeck, — nos choux et nos raves de Hambourg. — Sans la science, nous serions livrés aux charlatans : le genévrier porterait l’am-brette, — l’osier engendrerait le coton, — l’avoine se changerait en seigle, — le tungstène deviendrait perles, — la soie nous représenterait le fil des Parques. — Bien plus, il y aurait des fées derrière tous les buissons, — des fantômes dans tous les coins noirs, — des lutins, des feux follets, des esprits, et autres suppôts de Lucifer qui vivraient avec nous comme les chats. — Superstitions, sorcelleries et sortilèges voltigeraient autour de nous comme les mouches… — La science est donc véritablement la lumière pour les hommes errans dans les ténèbres. Par elle, ils se servent de leurs yeux pour voir, de leurs oreilles pour entendre… »

Mais nous n’avons pas dessein d’aborder ici une étude littéraire dont nous avons voulu seulement faire deviner l’intérêt, et nous revenons aux pages inédites dans lesquelles Linné a déposé l’expression de certaines préoccupations religieuses.

On voit dès le commencement l’auteur évidemment empressé de donner une définition exacte de l’idée dont il veut que son fils reste après lui convaincu. Dès le premier feuillet et au-dessous du titre, Nemesis divina, il écrit en latin : « Qui dit talion dit une distribution égale des châtimens suivant les fautes, ce. que les Grecs appelaient autopathia. » Et puis il cite les vers bien connus du poète romain :

Sœpe mihi dubiam traxit sententia mentem
Curarent superi terram, etc…

« Je me suis souvent demandé si les dieux faisaient attention à la terre… »

Suivant lui, la vengeance divine s’attache inévitablement sur la terre à certains crimes qui ne peuvent être réparés que par le talion. Tels sont le meurtre, l’ingratitude, la séduction ou l’oppression de l’innocence, et les basses intrigues en vue de ruiner le bonheur d’autrui pour le sien propre. C’est de ceux-là qu’on peut dire : Non solvitur peccatum nisi restituitur patratum (le péché subsiste si le tort n’est réparé). Il est d’ailleurs certaines fautes qu’une réparation civile suffit à effacer : le vol par exemple ; mais celui qui demeure chargé de son crime est toujours puni, sinon dans sa propre personne ou dans ce qui le touche de son vivant, au moins dans ses enfans ou petits-enfans, jusqu’à la troisième ou quatrième génération : Quod sus peccavit luent porcelli (ce que le pourceau a fait de mal, ses petits l’expieront). Par une éternelle, invariable et juste loi, le coupable ou ses héritiers sont entraînés forcément vers l’abîme… « Tout se réunit contre celui qui est poursuivi par la vengeance divine. Un malheur ne vient pas sans l’autre ; des familles tout entières malheureuses ; les enfans reçoivent de l’éducation et agissent tout au contraire ; c’est qu’il faut qu’ils courent vers le malheur ; le ciel ni la terre ne sauraient les sauver ni les secourir… Un malheur vient après l’autre ; voilà un incendie ; tout tourne mal ; la vengeance divine, après quelques délais pour que ses coups soient plus manifestes, s’appesantit évidemment sur cette maison… Mais voici, dites-vous, certaines personnes ou certaines familles sur qui les malheurs s’accumulent, quoiqu’elles aient honorablement vécu aux yeux du monde. C’est qu’il y a eu quelque péché secret dans leur vie, ou dans celle de leur père. » Et Linné cite immédiatement deux exemples, dont un au moins paraîtra singulièrement choisi : « Les enfans illégitimes tombent sous le coup de la Nemesis divina, assure-t-il, pour la faute de leurs parens, — et les mariages entre cousins-germains sont toujours et infailliblement malheureux.

« Moïse, parlant avec le Seigneur sur le Sinaï, demande pourquoi, Dieu étant juste, les bons sont bien souvent malheureux et les méchans heureux. Le Seigneur lui répond : L’homme juge d’après ce qu’il voit, et moi d’après mon omniscience. Regarde vers la source qui est au pied de la montagne. — Moïse se tourne de ce côté, et il aperçoit un farouche cavalier qui met pied à terre, va boire à la source, perd sa bourse en remontait à cheval et s’éloigne. Survient un mendiant tout en sueur ; il boit, ramasse la bourse et s’en va. Arrive un vieillard harassé, hors d’haleine ; il boit et s’assied pour prendre un peu de repos. Le cavalier revient en toute hâte ; il redemande sa bourse et jure de tuer le vieillard s’il ne la rend pas ; celui-ci jure qu’il ne l’a pas même vue ; le cavalier lui passe son épée au travers du corps. — Juste Dieu ! s’écrie Moïse, le scélérat tue ce digne vieillard ! Le Seigneur lui répond : — Homme, c’est là ton jugement ; sache cependant que tout s’est fait par mon ordre. Dans ce bois même, il y a huit ans, ce vieillard a étranglé le père du mendiant pour le voler ensuite ; il a réduit ainsi le fils de sa victime à la dernière misère ; j’ai donné à celui-ci l’argent que le guerrier avait obtenu par la violence : c’était double justice. »

On voit que Linné veut échapper par le dogme de la solidarité humaine aux doctrines purement fatalistes. Si le petit-fils, bien que vertueux, est malheureux sur la terre, c’est que son aïeul a mérité cette infortune. Peu importe qu’il soit puni dans sa propre personne ou dans ses descendans ; l’important est que la justice divine y trouve son compte et que les dettes contractées envers elle soient acquittées scrupuleusement. Voilà le compte qui ne faillit jamais. « Qu’est-ce que le destin ? dit expressément Linné. — Rien autre chose que le jugement de Dieu, auquel nul homme n’échappe. Les philosophes nient que le destin soit conciliable avec le libre arbitre et soutiennent que chaque homme est l’ouvrier de sa fortune. Comment donc concilier le destin inévitable avec le libre arbitre ? J’essaierai d’une comparaison : un homme peut se pendre, se noyer, se couper la gorge ; il est libre aussi de ne pas le faire. Mais si par quelque raison le juge suprême l’a désigné pour une mort violente, il ne saurait l’éviter ; une force invincible le pousse vers sa destinée. De même il dépend de la libre volonté de l’homme de ne pas commettre le crime ; mais une fois qu’il l’a commis, il ne peut échapper au châtiment ; l’homme à la disposition de sa volonté ; s’il en abuse, la loi de Dieu est que le châtiment devienne son inévitable destinée. »

Telles sont les définitions de Linné et la seule objection qu’il prévoie ; mais ses définitions sont-elles complètes, et l’accord entre la doctrine d’un châtiment inévitable et celle de la liberté humaine est-il la seule difficulté que contiennent ces lignes ? Est-il vrai d’abord que la punition ne fasse jamais défaut sur la terre, et n’est-elle pas remplacée bien souvent par les châtimens réservés à une autre vie ? En second lieu, le repentir ne prévient-il pas, grâce à la bonté divine, l’accomplissement rigoureux de l’une et l’autre justice ? Sur le premier point, je ne rencontre pas un seul mot dans tout le livre de Linné, et il faut avouer que cette lacune étonne. Rien du repentir non plus. Presque rien sur la récompense, qui doit pourtant suivre le bien aussi inévitablement que le châtiment s’attache au mal. S’il est vrai de dire que cela n’était pas le sujet principal de Linné, cela y touchait de bien près. On est obligé de reconnaître que la thèse est incomplètement et imparfaitement posée. — Peu importe, il est vrai, à Linné ; il veut seulement détourner un jeune homme du mal en lui montrant le mal puni sur la terre ; il emprunte quelques avis pratiques à l’expérience, il ne demande pas à la théorie philosophique une démonstration.

Il nous montrera d’autant plus à découvert, dans ces pages écrites sans aucun art, ses habitudes d’esprit et ses impressions de chaque jour. On l’y sent tout d’abord pénétré de la lecture et de l’étude assidue de la Bible, particulièrement, à ce qu’il semble, de l’Ancien Testament. On comprend que ce seul indice peut devenir une sorte de réponse à quelques-unes des questions que nous nous posions tout à l’heure. Son Dieu sera celui de l’inflexible justice et de la vengeance plutôt que celui de la clémence et de la pitié.

Nous avons déjà indiqué que le plan du livre, malgré son désordre apparent, consistait simplement à démontrer, par des exemples tirés de l’expérience de chaque jour, que l’infortune n’arrivait jamais imméritée sur la terre, mais qu’elle avait toujours pour mission et pour moralité de châtier quelque infraction, d’ancienne ou de récente date, aux préceptes posés par la loi divine. Quels sont ces préceptes ? Où Linné ira-t-il en chercher la formule ? Dans l’Ancien Testament. C’est évidemment un écho et une paraphrase du Décalogue que cette série de dix commandemens qu’il place en tête de son livre, à l’ombré du glaive de sa Némésis divine :

« 1. Crois fermement, suivant ce qu’enseignent et le spectacle de la nature et l’expérience, en un Dieu qui a créé, conserve et gouverne le monde, qui voit, entend et sait tout, et en présence duquel tu es sans cesse.

« 2. Tu ne prendras jamais Dieu pour témoin dans une cause injuste.

« 3. Considère les desseins de Dieu dans la création. Crois que Dieu te conserve et te conduit chaque jour, que tout mal et tout bien dérivent de sa loi sainte.

« 4. Ne sois pas ingrat, afin que tu vives longtemps sur la terre.

« 5. Garde-toi du meurtre. La faute dont les traces sont ineffaçables ne peut être pardonnée. Le meurtre n’est pas réparable, sinon par le meurtre.

« 6. Aie du respect pour la femme. — Et toi, femme, ne trahis pas le cœur de l’homme.

« 7. Repousse le gain illicite.

« 8. Sois homme d’honneur et de parole sûre ; chacun t’aimera.

« 9. Tu ne tendras pas de piège à ton prochain, de peur d’y tomber toi-même.

« 10. Ne cherche pas à fonder ton bonheur sur de viles intrigues. »

Tel est, dans l’ouvrage de Linné, son résumé un peu arbitraire des préceptes de la loi morale et divine. C’est là son code, celui qu’il propose au fils qu’il veut former. Presque tout le reste du livre n’a pour objet que de confirmer chacun de ces commandemens, en montrant celui qui les viole inévitablement puni sur la terre.

Il développe ça et là les trois premiers préceptes, mais sans apporter comme sanction aucun exemple d’athée ou d’impie châtié par la Providence. Les expressions de son respect pour la Divinité n’en sont pas moins précieuses à recueillir. On remarquera de plus quelques paroles, les seules dans tout son livre, qui le séparent des libres penseurs qui l’entouraient, pour le ranger parmi les simples croyans :

« Qu’est-ce que Dieu, qui voit, qui entend et qui sait tout ? — Je ne vois pas Dieu, c’est vrai ; mais je ne vois pas ce qui sent en moi. L’œil est une chambre obscure qui me dépeint les objets. Que le nerf soit pressé, et je ne vois plus rien, je ne perçois plus la matière d’aucun jugement… M’étonnerai-je de ne pas voir Dieu si je ne puis me voir moi-même à l’intérieur[4] ?…

« Ne pas prendre Dieu injustement à témoin. — Buscagrius, professeur de grec à Upsal, cite un auteur à faux dans une disputation. Son adversaire le remarque. Buscagrius répond qu’il a cité juste, et prend Dieu à témoin que s’il en est autrement, il ne remontera dans sa chaire de sa vie. De retour au logis, il compulse et voit qu’il a cité à faux. Il est saisi d’un tremblement, se met au lit, et ne remonta plus jamais dans sa chaire.

« Il y a eu des libres penseurs dans tous les temps. Ils admettent l’existence d’un Dieu, mais rejettent le péché originel, la rédemption et la trinité. Ils disent que le Christ a été un saint homme qui est venu enseigner la morale par son exemple. Ils prétendent que c’est un certain concile qui a décrété l’existence du Saint-Esprit, mais qu’il s’en est fallu d’une seule voix que la chose eût manqué. — Pourquoi les théologiens s’occupent-ils de les réfuter plutôt qu’une foule d’autres menus hérétiques ?

« Catholicisme. — Séparation du spirituel et du temporel ; aveuglement d’une multitude superstitieuse, cérémonies, processions, chant, musique, cierges, eau bénite, consécration des églises, des cimetières, des cloches à la Vierge. Partout bénédictions et signes de croix. Nouvelle manière de sorcellerie. La croyance aux saints amenée par la croyance au pape. Reliques : sainte croix, cheveux de la Vierge, tête de saint Jean, os de saint Éric. Miracles des saints. Pardon des péchés acheté avec des lettres d’absolution, à la condition qu’on suive le saint Sacrement chez les malades, qu’on serve à l’église une absurde messe, qu’on admire les miracles de la croix, l’image de la Vierge… Légendes, songes, récits de moines. Couvens de bénédictins, de bernardins, etc.

« Je me représente l’homme comme un flambeau. — Dieu lui-même allume chaque âme de son propre feu. Chacune brille sur le théâtre du monde telle que Dieu l’a douée. Il y a des hommes que Dieu a créés grands et resplendissant flambeaux ; d’autres ne sont que lampes chétives. Tant qu’ils durent les uns et les autres, ils brillent, et puis, quand ils sont achevés, Dieu en met d’autres à leurs places, afin que la lumière ne soit pas interrompue. Aussi peu le flambeau peut dire que le château qu’il éclaire est fait pour lui, aussi peu l’homme doit-il croire que le monde ait été créé pour lui. Non, tout a été fait, selon les desseins de la suprême sagesse, pour la gloire de Dieu.

« Rien n’est à nous, tout est à Dieu. — Le pauvre paysan travaille assidûment toute l’année : à peine a-t-il de la paille pour se coucher. Il retire bien peu de chose de son travail. Sic vos non vobis… Toi, tu dis : c’est mon champ, j’en puis disposer à mon gré. Je réponds : ce n’est pas ton champ ; tout cela, Dieu te l’a prêté. Quand Dieu te le reprendra, rends-le sans plainte ; ce n’était qu’un prêt.

« Rien n’est à nous ; — Le riche donne à dîner et se fait des amis, ses hôtes boivent et s’essuient la bouche : une fois partis, ils n’y pensent plus. Quand la fortune s’en va, le riche n’a plus d’amis.

« Qu’est-ce que la grandeur ? Rien ; la roue tourne.

« Qu’est-ce que la sagesse ? C’est de connaître sa folie.

« Qu’est-ce que la puissance ? La première place entre les fous.

« Qu’est-ce que le vêtement ? La livrée pour la grande comédie.

« Qu’est-ce que la vie ? Une flamme, tant que l’huile dure. »

L’ingratitude, que Linné a flétrie par son quatrième commandement et immédiatement à la suite des préceptes qui se rapportent à Dieu lui-même et aux desseins de Dieu sur l’homme, est à coup sûr un des crimes dont il est le plus vivement blessé, et auxquels il promet les châtimens les plus inévitables. Nous avons ici quelques témoignages irrécusables de cette bonté qui lui avait mérité la vénération publique, et avait fait de chacun de ses élèves un ami dévoué.

« Un paysan de la paroisse de Stenbohult renverse son père, le saisit par les cheveux et veut l’emporter hors de sa cabane. Arrivé au seuil, le vieillard s’écrie : « Arrête ! je n’ai pas traîné plus loin mon père… — Ah ! répond le fils, tu as traîné ton père jusqu’au seuil eh bien ! moi, je te traînerai jusqu’au ruisseau ! »

« Cederhielm, président d’une des hautes cours de Suède, s’est mal conduit envers son père. Plus tard, il envoie ses deux fils étudier à Paris. Ils y font des dettes ; ils vont être arrêtés. L’un d’eux se brûle la cervelle, l’autre reste toute sa vie prisonnier au Châtelet sans que son père l’en puisse retirer. »

Tout à côté de ces fils ingrats et punis, Linné réserve une place à son infidèle jardinier, à ce Broberg qui lui a volé une fleur, l’Adonis capensis, et l’a emportée à Stockholm. « Il m’a volé encore, s’écrie-t-il avec dépit, la valeriana tetranda, l’antholyza cepacea… Et le bocconia, quel chemin a-t-il pris ? »

Mais c’est le meurtre, objet de son cinquième commandement, et très fréquent dans les mœurs quelquefois violentes de la Suède au XVIIIe siècle, qui semble préoccuper, effrayer même Linné, comme le crime le plus antipathique aux lois divines et humaines, et le plus digne de la colère céleste.

« "Voigtlander, chirurgien militaire à Upsal, bretteur toujours prêt à passer son épée à travers le corps du premier qu’il rencontre, blesse un jour de la sorte un de ses amis, Cedercrona, et puis le guérit, au grand ébahissement de tous. Comme il courait toujours en voiture, comme un Jéhu furieux, dans les rues d’Upsal, il renverse une fois et estropie un pauvre diable, qu’on vit ensuite mendier toute sa vie dans la ville par suite de ces blessures. En 1760, Voigtlander est appelé en Poméranie. Bientôt il revient estropié lui-même à la suite de nouvelles imprudences, souffre longtemps, et puis meurt. Et le pauvre mendiant le voit porter en terre. « Le célèbre major Sinclair avait, pendant sa captivité, ôté la vie à un sous-officier nommé Lod. Il ressentait une haine mortelle contre les Russes, et disait souvent qu’il ne voulait pas aller dans le royaume des cieux, s’il devait y rencontrer des Moscovites. En expiation du meurtre qu’il avait commis, il fut assassiné par des émissaires russes.

« Artedi, qui détestait mortellement les Hollandais, alla se noyer précisément à Amsterdam.

« L’amiral danois Tordenskiold fut tué en duel par un Suédois à Hambourg ; mais il avait un jour tué d’un coup de fusil un mousse qui était en haut d’un mât.

« C… tue son beau-frère de trois balles dans l’estomac. Il échappe faute de preuves. Quelques années après, trois ulcères sur l’estomac le font périr dans d’affreuses douleurs.

« Un paysan de Tavastehus avait l’habitude d’égorger les voyageurs qui lui demandaient l’hospitalité. Un voyageur arrive, demande à coucher, prend par hasard un autre lit que celui qui lui était destiné, et le paysan égorge son propre fils.

« Un meurtre est commis en Norvège. Comme on ne peut découvrir le véritable assassin, on tire au sort entre trois accusés pour savoir lequel sera décapité. Le sort désigne le moins coupable, et le roi le condamne à mort ; mais notre homme ne veut pas mourir, proteste de son innocence, et la démontre comme deux et deux font quatre. La cause est renvoyée au roi, qui, occupé d’autres affaires, ne lit pas la nouvelle procédure et dit : « Il est condamné à mort, il faut qu’il meure ! » Le prisonnier apprend cette réponse, et le voilà désespéré. Alors l’avocat va le trouver et lui dit : « Je vois que le jugement de Dieu pèse sur vous ; innocent aujourd’hui, vous devez avoir contracté quelque dette de sang. » Et le prisonnier lui répond : « Oui, je reconnais la justice de Dieu. C’est moi qui, il y a cinq ans, ai commis cet autre meurtre dont l’auteur est resté jusqu’aujourd’hui complètement inconnu. »

Sur les préceptes moraux qui suivent celui où il est question du meurtre, Linné insiste peu et n’indique qu’en passant l’application de la sanction divine. Toutefois il la montre toujours certaine et toujours terrible. L’infidélité qui trouble, après l’avoir déçu, un cœur pur, simple et aimant, évoque infailliblement la Némésis. Indigné des mœurs de son temps, qui dédaignent la pureté des mœurs et insultent au mariage, il fait voir par des exemples les premiers triomphes de la passion impure conduisant presque toujours au crime ; celui dont l’impiété a troublé la paix d’une famille cherchera vainement la paix lui-même, et les époux sur le passé desquels pèse quelque faute vivront nécessairement dans la discorde et la haine, en dépit des prières. Quant aux basses intrigues par lesquelles l’égoïsme prépare la ruine imméritée du prochain, Linné témoigne pour elles la même aversion que le meurtre lui inspirait, et invoque la même vengeance. Le baron Goertz, favori de Charles XII, a succombé, suivant lui, sous de telles intrigues, qui l’ont fait condamner injustement. « Le roi étant inviolable, on s’en était pris au ministre, dit-il, des guerres incessantes qui avaient ruiné la Suède ; on lui avait encore attribué la monnaie de nécessité inventée par Polhem. Une fois Charles XII tué en Norvège, la colère publique s’abat sur Goertz, désormais sans défense ; il faut qu’il meure. Une commission est instituée. L’accusateur Fehman articule contre Goertz des griefs ridicules, comme d’avoir calomnié les serviteurs du roi, d’avoir dit que tel préfet était lent à exécuter les ordres,… et Goertz est condamné à mort. — Mais avant la fin de l’année le président de la commission meurt ; il n’est pas un de ses assesseurs qui ne subisse quelque funeste coup de la fortune ; le plus gai d’entre eux meurt d’humeur noire. »

Sur ce chapitre des intrigues ourdies pour quelque vil intérêt d’élévation personnelle ou de gain sordide, Linné se montre inépuisable, et la fécondité de son récit amène les plus curieuses anecdotes sur l’histoire de son temps. On voit que, dans son dessein de convaincre un jeune homme par le spectacle de l’expérience, il a sans cesse noté les exemples qui se présentaient à lui, soit du milieu des affaires publiques, soit dans le cercle restreint de sa vie de professeur, parmi les petites agitations intérieures du consistoire d’Upsal :

« Alexandre Blackwell, sur la demande d’Ahlstroemer, est appelé d’Angleterre en Suède. Il était docteur en médecine, mais fort ignorant et entièrement athée. Ahlstroemer ne l’en reçoit pas moins comme un fils, mais il apprend bientôt que Blackwell, dans sa correspondance en Angleterre, prépare sa ruine et celle de Tessin pour étouffer ensuite l’industrie naissante de la Suède ; bien plus, qu’en renversant les ministres, il espère, après avoir gagné la coopération du roi lui-même, faire nommer un prince anglais successeur au trône suédois. Aussitôt la perte de Blackwell est résolue. Un inconnu se présente à lui, se prétend envoyé exprès du lord-chancelier d’Angleterre, l’engage à aller trouver le roi de Suède et à lui offrir de la part du cabinet de Londres une forte somme et la souveraineté absolue pour prix du choix d’un successeur anglais. Le roi, de son côté, averti d’avance, reçoit Blackwell, accueille ses prétendues lettres de crédit et son offre de souveraineté, et le livre au grand-maréchal. Blackwell est pris, jugé et pendu. Jamais on n’a su qui avait été l’inconnu. Les Anglais ont repoussé toute connivence. — Quand la maison de Tessin fut démolie pour une réparation, on trouva un cadavre dans un mur ; était-ce celui de cet homme ? Je ne crois pas facilement que le pieux Tessin eût pu commettre une telle action, bien qu’à vrai dire ce soient des bagatelles pour les puissans. Ce Blackwell avait bien mérité son sort. Marié en Angleterre et logé à Stockholm chez un marchand, il séduisit la femme de son hôte ; un soir, celui-ci se trouvant un peu indisposé, Blackwell, comme médecin, lui fit une ordonnance ; le lendemain matin, le marchand était mort. — Le président Drake, si zélé pour nos manufactures, fut aussi soigné par Blackwell, et en mourut. Tout le monde crut que Blackwell l’avait tué, dans l’intérêt de ses compatriotes. »

Viennent ensuite une foule d’épisodes tirés de l’époque des guerres civiles entre les Chapeaux et les Bonnets, « En quo discordia cives perduxit miseros. L’esprit de discorde a pénétré même parmi les professeurs d’Upsal. Celui-ci trouble le consistoire par les querelles les plus inconvenantes. Celui-là vient un jour complètement ivre ; mais, à quelque temps de là, nous le voyons subitement tomber presque inanimé de son siège ; on l’emporte, et depuis ce jour il n’a jamais recouvré la santé. »

Les morceaux que nous avons cités jusqu’à présent nous ont montré Linné préoccupé, peut-être à l’excès, d’une idée qui est du moins profondément religieuse, et nous l’avons vu par là supérieur à son temps. Il vivait à une des époques les plus agitées et les plus mêlées de l’histoire de son pays. Ce qu’on appelle la période de la liberté (frihetstiden), à laquelle a mis fin le coup d’état de Gustave III, que Linné appelle « Gustave le Sage, » a été pour la Suède l’époque d’une certaine fécondité dans le domaine scientifique, mais aussi d’une démoralisation politique et d’un abaissement moral dont l’histoire du XVIIIe siècle, où de tels épisodes ne manquent pas, offre peu d’aussi fâcheux exemples. Après avoir joué dans le monde un grand rôle, la Suède avait été précipitée, par les fautes de Charles XII, dans un abîme d’où elle semblait ne plus devoir se relever. Dépouillée des provinces qui faisaient d’elle une puissance européenne ayant voix dans les affaires du continent, menacée par la Russie et la Prusse d’un complet démembrement, elle n’avait à l’intérieur qu’un peuple abruti par le malheur, une bourgeoisie encore informe et peu habituée aux affaires publiques, et une noblesse décimée, pauvre et corrompue. Des partis se formèrent dans la diète, non pas pour défendre chacun à sa manière l’indépendance nationale, mais pour en exploiter la ruine. L’or français et russe acheta les consciences, et la diète ne fut qu’un marché ouvert où se négociaient sans pudeur les offres des cours étrangères. La Suède était vouée au sort de la Pologne. Bien plus, l’anarchie politique et l’abaissement des caractères avaient ouvert la voie au désordre intellectuel. L’indifférence légère et moqueuse du XVIIIe siècle avait pénétré avec les mœurs françaises dans le Nord comme dans le reste de l’Europe, et l’ancienne simplicité de cœur et d’esprit avait fait place à un vide dangereux où s’était glissé, grâce à une disposition naturelle des intelligences du Nord vers la rêverie et l’exaltation, un mysticisme dont Swedenborg était devenu le grand-prêtre, et dont la Suède allait voir se multiplier les ridicules ou les rusés et criminels adeptes.

Soit que le grand esprit de Linné n’ait pas subi en vain le contact des aberrations de son temps, soit que le développement de l’idée religieuse qu’il avait conçue ait fini par s’emparer outre mesure de sa vive intelligence pendant sa vieillesse, et par l’obséder d’irrésistibles visions, on le voit, dans ses dernières pages, admettre des croyances que devait réprouver l’habitude d’une éducation scientifique ou celle même d’une saine et ferme religion. On hésite devant le problème que présente cette vieillesse respectée ; il faut aller en avant et citer ces pages, qui intéresseront tout au moins comme de curieux signes de l’ébranlement intellectuel de ces temps.

La foi dans une Némésis divine entraîne pour Linné la croyance aux apparitions d’esprits et de fantômes, aux songes et aux présages. de même que le corps est accompagné de son ombre, qui n’est pas toujours visible, de même toute âme est accompagnée d’un génie. L’âme est-elle pieuse et pure, ce génie est un bon ange ; est-elle criminelle et souillée, c’est un satellite inséparable qui l’entraîne au malheur. Ce génie se met en rapports avec l’homme par des avertissement publics ou secrets, par des voix, par des apparitions ; il y a encore les pressentimens, la seconde vue, les sciences occultes… Il faut bien avouer que Linné admet tous ces moyens de communication avec le monde invisible :

« La géomancie révéla, dit-il, au général Charles Cronstedt que Charles XII succomberait avant la fin de novembre ; mais cette prédiction ne fut connue que des plus intimes parmi ses officiers. Le 30 novembre, un ami de Cronstedt lui dit : « Voici le dernier du mois, et le roi vit encore. — La journée n’est pas finie,- répond Cronstedt. » Et le roi est tué pendant la nuit, — probablement par le colonel français Siquier[5].

« Il y avait une femme, pauvre et maladive, qui parcourait les campagnes en prédisant l’avenir. Elle déclara chez nous qu’on aurait bientôt un incendie. Sur le cri d’effroi que poussa ma mère, elle ajouta : « Priez Dieu, et il vous épargnera cette vue. » L’incendie éclata aussitôt après la mort de ma mère. — Mon frère Samuel, étant enfant, était d’un esprit vif, et moi je passais pour fort peu intelligent. Tout le monde disait de mon frère qu’il serait professeur et non pas moi. La devineresse, qui n’avait vu ni lui ni moi, demanda qu’on lui donnât un de nos vêtemens ; elle dit de mon frère, : il sera prêtre ; et de moi : celui-ci sera professeur, voyagera au loin, et deviendra plus célèbre qu’aucun de ses compatriotes, et elle en jura. Ma mère, pour la tromper, lui donna un de mes vêtemens en disant qu’il était à mon frère : « Non, dit-elle, ceci appartient au futur professeur. »

« Avertissemens. — Ma chambre était d’un côté de la salle, et celle de ma femme de l’autre. Elle m’entend, avec cinq ou six personnes, entrer dans la salle, ouvrir ma chambre, y entrer aussi, puis en sortir et fermer derrière moi ; elle croit que j’ai été déposer mon chapeau et mon manteau et que je me prépare à l’aller trouver. En effet, j’arrive une demi-heure après. — Cela est arrivé non pas une, mais cent fois.

« Dans la nuit du 12 au 13 juillet 1765, à minuit, ma femme entend aller et venir d’un pas fort pesant dans mon cabinet ; elle m’éveille ; j’entends aussi ; je savais cependant qu’il n’y avait personne ; les portes étaient bien fermées, et j’avais la clé. J’appris quelques jours après que mon bien cher ami Charles Clerk était mort cette nuit-là à la ville, et véritablement c’était bien son pas. Si c’eût été à Stockholm, j’aurais immédiatement reconnu sa manière de marcher.

« Riesell, doyen à Philipstad, avait beaucoup d’enfans. Une nuit sa femme voit entrer un enfant qui va mettre une robe blanche dans la cassette de sa fille aînée, âgée de quatorze ans ; elle se lève, court au lit de sa fille et lui demande si elle dort. « Non, ma mère, répond celle-ci ; j’ai vu le petit enfant qui a mis mon linceul dans ma cassette. » Le lendemain, cette petite fille dit au précepteur : « Il y a dans le jardin une pie qui crie toujours ; il faut la tuer. » Il prend son fusil, mais laisse maladroitement partir le coup, qui va tuer la jeune fille. — Un de ses oncles, le professeur Riesell, me l’a attesté.

« Fantômes. — On en cite dans tous les temps, même dans les temps fabuleux. Maintenant on n’en parle plus dans les grandes villes, mais dans toutes les campagnes on les connaît bien. Je n’en ai pas vu, et de mille histoires, à vrai dire, il n’y en a peut-être pas une véritable.

« Pourquoi voit-on des fantômes la nuit et non pas le jour ? Est-ce par la même raison qui fait qu’on ne voit point les étoiles en plein midi ?

« Songes. — On dit que les songes n’ont aucun sens ; pour moi, il ne m’arrive jamais de rêver de mort ou de sépulture sans que le lendemain à point nommé je me mette en colère. J’en ai fait cinq fois déjà l’expérience, et jamais cela n’a manqué. Ce matin même, avant de me réveiller, j’ai vu en rêve un enterrement dans la maison. J’étais donc sur mes gardes, et j’étais résolu à ne pas me mettre en colère, lorsque, vers le midi, ma femme me répondit brusquement et de mauvaise humeur. Je n’y tins pas. — Ce 15 novembre 1765.

« La révolte de la princesse Élisabeth de Russie était résolue pour le milieu de janvier 1742 ; on envoie donc notre armée en Finlande sous la conduite de Lewenhaupt, mais en tenant secret le but principal de l’expédition. Le gouvernement russe, forcé d’envoyer une armée contre la nôtre, désigne précisément le corps sur lequel la princesse comptait. Voilà la princesse obligée de précipiter le coup et de se déclarer la veille du départ. Or le 21 octobre 1741 le comte de…, revenu de Livonie à Stockholm, a rêvé que le précepteur de son fils lui a annoncé l’avènement au trône de la princesse Élisabeth à la suite d’une révolte. Il en parle à diverses personnes. Le ministre Höpken, qui connaissait bien la situation, est irrité que le secret ait transpiré trop tôt ; il mande le comte et l’interroge. Celui-ci dit qu’il l’a su par un rêve, et Höpken lui conseille de s’en taire avec soin, parce que cela pourrait lui coûter la vie. Huit jours après, on apprend que, pendant cette même nuit, la révolte a eu lieu, et Élisabeth est montée sur le trône ! — Qu’est-ce donc que cela ? (Quid hoc ?)

« Pressentimens. — Linné raconte de plusieurs hommes, sous le coup de la Némésis divine, qu’ils ont pressenti leur malheur, mais qu’ils n’ont pu l’éviter. Pour d’autres, de bizarres circonstances les ont avertis d’un danger prochain. Deux de ses élèves, Löfling et Forsskal, en partant pour leurs lointains voyages, ont trébuché. Linné en a conclu qu’ils ne reviendraient pas. Des chevaux ont eu le pressentiment de quelque voyage funeste et ont résisté au départ, et puis le cavalier s’est noyé, etc.

« Signe du destin. — Un inconnu dînait dans une auberge ; un voyageur arrive. Pendant qu’il attend des chevaux, l’aubergiste l’invite à entrer ; mais la présence de l’inconnu lui est insupportable, il sort, et reste sous une pluie battante. L’hôte le fait entrer de nouveau. Il lui est impossible de rester, et quand l’hôte lui en demande la cause, il la lui déclare franchement. L’aubergiste dit alors à l’inconnu : « Qu’y a-t-il donc entre vous et ce voyageur pour qu’il ne puisse pas supporter votre figure ? » L’inconnu répond : « Je ne l’ai jamais vu et ne lui ai jamais adressé la parole ; » mais, en partant l’inconnu dit au voyageur : « Gardez-vous de devenir mon fils. » — L’inconnu était le bourreau, et six mois après la tête du voyageur tombait sous sa hache.

« Voix de la nature. — Des paysans fauchaient dans une île et transportaient du foin par bateaux. Une fille qui travaillait avec eux est prise du mal d’enfant, n’en dit mot, accouche derrière un buisson et y abandonne son fruit. Le soir, quand les moissonneurs retournent au logis, une chienne qu’ils avaient oubliée sur le rivage se met à hurler, se jette à l’eau et s’efforce de nager en tenant son petit suspendu à sa gueule. Quand la malheureuse fille voit cet irrésistible attachement de la pauvre bête pour sa progéniture, elle sent le reproche, tombe à genoux, supplie les rameurs de la reconduire à l’île, et sur leur refus menace de se noyer. Étonnés, ils font ce qu’elle désire, et elle ramène son enfant. »

Il y avait du temps de Linné des théologiens à Upsal. Ses biographes nous apprennent que, bien qu’il observât exactement les pratiques imposées par l’église luthérienne suédoise, il eut souvent maille à partir avec eux pour maintes citations de la Bible qu’il interprétait à son gré. Nous le croyons facilement. Qu’il fût ou non entraîné dans cette voie par ce qui fait le fond du dogme de cette église, il est certain que l’esprit de l’Ancien Testament lui cachait, dans la doctrine de la réparation, l’esprit des nouvelles Écritures ; il interprétait d’une façon trop rigoureuse et forcée l’Ancien Testament lui-même, car si le Dieu fort et jaloux « venge l’iniquité des pères sur les enfans jusqu’à la troisième et la quatrième génération, » ce même Dieu « fait miséricorde dans la suite de mille générations à ceux qui l’aiment et qui gardent ses préceptes[6]. C’est lui qui fait mourir, mais c’est lui qui fait vivre ; c’est luit qui blesse, mais c’est lui qui guérit[7]. C’est lui dont les yeux sont ouverts pour rendre à chacun selon sa conduite et selon le fruit de ses œuvres et de ses pensées, et qui fait miséricorde dans la suite de mille générations[8]… » L’idée de Linné sur la réparation ne laisse pas de place au repentir, aux châtimens d’une autre vie, à l’efficacité de la prière. Cette même idée de la vengeance divine se montrant sur la terre est développée ; comme on sait, dans un dialogue de Plutarque sur les délais de la justice divine, et elle est empreinte sur toutes les pages qu’a écrites De Maistre. Des trois moralistes c’est Linné, s’il faut prendre à la lettre les notes qu’il a léguées a son fils, qui s’est enfermé dans cette idée le plus étroitement. Plutarque en effet laisse d’abord une place au repentir, puisqu’il explique les délais par la clémence divine, qui cherche de quoi pardonner ; de plus, il étend à l’autre vie le sentiment de la solidarité humaine : l’âme d’un scélérat et d’un impie verra après la mort ses descendans souffrir pour lui, et alors, s’écrie Plutarque, « quelle punition plus affligeante ou plus ignominieuse ! » Plutarque va plus loin : l’âme étant immortelle, qui empêche qu’elle reçoive elle-même après la mort sa peine ou sa récompense ? — De Maistre, lui, loin d’enfermer dans les limites de cette vie terrestre le mal et sa punition, le bien et sa récompense, réserve l’autre vie pour l’accomplissement entier de la justice ; sur cette terre, il n’attend et, l’on pourrait dire, il n’invoque que le châtiment, sans regarder si ce châtiment a été précédé de quelque crime particulier, car sur tous les hommes pèse une faute générale, tous ont démérité, tous sont déchus, tous doivent expier.

L’imagination de Linné, après avoir pris carrière, s’est ébranlée ; mais le résumé des impressions morales et religieuses qu’il transmet comme un conseil et une sauvegarde à son fils, résumé d’autant plus sincère et plus fidèle qu’il est écrit plus près de la tombe, n’en reste pas moins le témoignage éloquent d’une âme tendre, profondément touchée du respect divin et du sentiment vraiment religieux. Jusqu’au seuil du tombeau, Linné a conservé cette innocence, cette perpétuelle idée du monde invisible et céleste, cette pensée de la justice suprême, en un mot tout cet ensemble de bonne conscience, de sensibilité douce et de sévère équité qu’il exprimait par ces mots si souvent répétés dans ses derniers conseils : « Vis sans faire le mal, la Divinité est présente. Fais bien, et sois heureux. Innocue vivito, numen adest. Bene fac, et lœtare. »

Linné, avons-nous dit, a laissé des notes qui, réunies par un de ses admirateurs et de ses disciples, forment une complète et curieuse autobiographie[9]. C’est là qu’on peut chercher l’expression naïve des vertus par lesquelles il s’isola des vices de]son siècle, retranché dans la vie universitaire, qui devenait pour lui une domination supérieure et partout célébrée.

« Il ne fut ni riche ni pauvre (c’est de lui-même qu’il écrit ainsi), mais il vécut sans créancier. — Il ne négligea pas une seule de ses leçons, et il essaya toujours de retenir ses auditeurs par le charme qu’elles leur présenteraient. — Personne avant lui n’avait déposé dans le sol d’un jardin académique tant de graines d’espèces différentes. — Personne avant lui n’avait appartenu à un si grand nombre de sociétés savantes (suit la liste). — Personne parmi les Suédois n’avait été avant lui membre ordinaire étranger de l’Académie des Sciences de Paris, le plus grand honneur que puisse obtenir un savant. — Dieu lui-même l’a guidé de sa main toute-puissante. Il l’a fait poindre d’une humble racine et l’a fait croître en un bel arbre. — Dieu lui a donné des fonctions profitables et honorables, précisément celles qu’il eût le plus souhaitées au monde. — Dieu lui a donné la femme qu’il avait désirée et qui soigna sa maison pendant qu’il travaillait. — Dieu lui a donné des enfans modestes et vertueux. — Dieu lui a donné son fils pour successeur dans ses fonctions. — Dieu lui a donné le plus bel herbier du monde, son plus grand bonheur. — Dieu l’a préservé de l’incendie. — Dieu lui a permis de contempler un plus grand nombre des œuvres de sa création que n’en avait vu nul mortel avant lui. — Le Seigneur a été partout et toujours avec lui… — Sur la porte de sa chambre à coucher (c’est encore Linné qui parle), il avait écrit cette devise : Innocue vivito, numen adest. »

Après tant de récompenses, nous avons sa dernière action de grâces : le feuillet 203 et dernier du manuscrit que nous venons de faire connaître porte seulement deux lignes au recto, écrites en suédois, et dont voici le sens : « Merci, Dieu grand et tout-puissant, pour tout le bien que tu m’as donné sur la terre ! » Voilà par quelle sincère piété Linné se distinguait des rêveurs, des théoriciens, des illuminés de son temps. — Cela constaté, on recherchera, si l’on veut, s’il ressentit en quelque mesure la contagion de leur mysticisme.


A. GEFFROY.

  1. Le feuillet 112 manque, mais depuis assez peu d’années, puisque M. Fries, le savant botaniste d’Upsal, le cite fort heureusement tout,entier dans une thèse inaugurale publiée en 1848. Si ce feuillet a été dérobé, comme quelques feuillets du célèbre et unique manuscrit d’Ulphilas, espérons qu’il sera, comme ceux-ci, rendu par le coupable à son lit de mort.
  2. Voyez un intéressant article de M. Flourens dans le Journal des Savans de décembre 1854.
  3. Il y a partout des lettres de Linné inédites, mais les sociétés linnéennes, partout répandues en France et à l’étranger, seraient d’un grand secours pour l’œuvre d’une édition complète. Je dois au modeste, spirituel et savant M. Charles Desmoulins, président de la société linnéenne de Bordeaux, la communication d’un bon nombre de celles qui se trouvent dans notre sud-ouest, et de deux feuilles d’impression offrant le commencement d’une publication non continuée, je crois, des lettres de Linné à Boissier de Sauvages, avec une introduction, par le baron d’Hombres-Firmas, mort récemment. Ce commencement de publication date de 1852.
  4. « Quid est Deus, qui videt, audit, scit ? Non video Deum. Quod in me sentit non video. Oculus est camera obscura, depingit objectum ; sed, presso nervo, nil video, nil inde judico. Narvus ducit ad cerebrum ; ibi nil video… Quid mirum si Deum non video, si me ipsum, in me habitantem, non video ?… Est aliquid in me, pars præstantissima mel. Si me non possum percipere, non mirum quod nunquam Deum capere. »
  5. L’histoire de l’assassinat de Charles XII par le Français Siquier est une tradition doublement fausse déjà révoquée en doute par Voltaire, et qu’il ne faut plus laisser passer sans réfutation. Après deux inspections du cadavre, l’une faite en 1746, l’autre le 31 août 1859 en présence du roi Charles XV, il est parfaitement démontré que le projectile a été un biscaïen venant de la forteresse. La Société de médecine de Stockholm s’est livrée tout récemment à une discussion nouvelle et approfondie sur ce sujet, et telle en a été la conclusion. Nous avons sous les yeux de très intéressans travaux de MM. Santesson et Liljewalch, celui-ci médecin du roi de Suède, celui-là chirurgien distingué, à propos de cette question d’histoire et de médecine. Un seul problème resterait encore non résolu, suivant M. Liljewalch : celui de savoir si Charles XII a reçu le projectile, du côté droit ou du côté gauche. Une question de médecine légale fort importante se cache à la vérité derrière ce problème ; mais elle importe peu à la solution principale désormais acquise : Charles XII a été tué par un coup parti de la forteresse norvégienne ; Suédois et Français sont innocens de sa mort. — L’histoire de Siquier assassin de Charles XII est une invention populaire comme l’est sans doute aussi la narration des vicissitudes qu’a subies en Suède le crâne de Descartes. On m’a communiqué une enquête manuscrite dont le résultat le plus clair serait de faire croire à l’identité de trois ou quatre têtes de Descartes conservées aujourd’hui chez des amateurs suédois, et l’auteur de cette enquêté, embarrassé devant une telle conclusion, n’a plus d’espérance que dans une inspection officielle du corps qui repose au Panthéon !
  6. Exode, XXX.
  7. Deutéronome, XXXII.
  8. Jérémie, XXXII.
  9. Egenhändiga anteckningar… Remarques autographes sur lui-même, avec des additions et des notes. Upsal, 1823, in-4o. Ce recueil a été publié par les soins de M. Afzelius. — Voyez du reste le travail important de M. Fée Bur Linné dans le premier volume des Mémoires de la Société des sciences, lettres et arts de Lille (1832).