Les Éditions Variétés Dussault et Péladeau (p. 183-203).


III

L’éternité


Boureil entra dans l’Administration comme sous-verge d’un sous-chef de service.

Passer de son oisiveté à un petit emploi, c’était tout perdre pour gagner sa vie. Heureusement la transition fut adoucie par l’amitié qu’il noua tout de suite avec Paul Voyer, commis aux écritures. Celui-ci avait un front fuyant où des cheveux coupés ras finissaient en pointe, et des joues roses qui semblaient aussi minces que des pétales. « La matière première, disait-il, c’est la matière grise ; c’est donc la première qu’il importe de travailler. » Peut-être n’avait-il plus la force de s’occuper du reste ? Il avait toujours les ongles sales, les doigts tachés d’encre, le col encrassé. Une toux sèche entrecoupait ses phrases ; quand il avait fini de parler, il essuyait un peu de salive teintée de sang. Rien ne l’étonnait, rien ne l’indignait. Un médiocre obtenait-il un poste de commande ? « C’est une injustice : on s’en consolera vite. » Boureil se plaignait-il du milieu ? « Les autres ont beau te mépriser, ils te flattent en renforçant le sentiment que tu as de ta valeur personnelle. » Enhardi, Boureil approuvait : naïve connaissance de soi. « Mais les petits détails qui me ficèlent comme Gulliver !… » Les narines de Voyer palpitaient : « Gulliver n’a été attaché qu’à la faveur de son sommeil. Tenons-nous coûte que coûte en alerte. S’il y a un sacrifice inutile, c’est bien le renoncement à la vie de l’esprit. Je sais bien que le nôtre ne peut briller de tout son éclat. Mais il est assez beau qu’il reste en veilleuse. Les soucis de toutes guises, l’attention aux petits détails, tout cela est ridicule. Un esprit éveillé est un géant partout. » Une chose, pourtant, ne le faisait pas rire : la robuste santé du sous-chef : « Un esprit sain, c’est un bibelot ; un corps sain, c’est une brute. Le pot de terre et le pot de fer. L’un casse l’autre. »

Quand Oscar Lefébure, le sous-chef, invoquait son expérience, il se rengorgeait le plus possible. Car, dans l’administration, l’expérience est presque tout, bien qu’il ne faille la confondre ni avec la compétence ni avec rien de semblable. Mais il y a une autre force occulte bien supérieure, qui est l’influence. On ne prononce jamais ce dernier mot sans ressentir et sans provoquer dans son entourage une horreur sacrée. Telle est la cause première qui explique tout et qui est inexplicable. Or, quelques jours auparavant, Lefébure avait appris de son chef que Boureil avait été placé par l’entremise de Me Saint-Ours. Si Voyer n’avait pas été là encore, il serait venu le même jour dans le bureau de Boureil, mais il craignait la contagion de la tuberculose ; et il remit à la semaine suivante sa visite.

Lefébure était un homme gras, poilu, remuant et bruyant, que la paternité avait rendu pusillanime. Il avait des phrases toutes faites qu’il avait entendu dire à ses différents chefs, et qui ne se contredisaient pas trop souvent. D’ailleurs, ces phrases suffisaient pour rendre ses idées. (Je crois comprendre enfin ce que l’on tient pour des idées : des convictions, des préjugés, de la gueule.)

— Votre travail vous plaît, monsieur Boureil ?

Ce dernier triait des fiches :

— Vous savez, c’est ma première place…

Le subalterne grandit encore aux yeux du sous-chef :

— Alors on travaille pour le plaisir ?

— Surtout pas !

Cette réponse fit des ondes sur le visage du sous-chef, comme une pierre jetée dans l’eau. Lefébure penche la tête pour réfléchir, et les plis de son triple menton rejoignent les rides qui partagent son front en trois bourrelets.

— On s’y fait, monsieur Boureil. Même, à la fin, on trouve qu’il n’y a que cela. Ainsi, moi, quand j’ai du temps de reste, je cherche à m’occuper encore. Je m’ennuie, les dimanches !… De vraies nuits blanches ! La femme qui crie, les enfants qui tapent… Avez-vous des enfants ?

— J’en attends un.

— Félicitations ! L’enfant, c’est la joie du foyer, la consolation des vieux jours, le but de l’existence. Votre enfant vous rendra la tâche légère. Fiez-vous à mon expérience. L’expérience, voilà quelque chose. L’expérience et les voyages, voilà tout. Vous avez voyagé sans doute, monsieur Boureil ?

— Un peu.

— Je vous envie. Moi, je n’ai pas quitté l’île. Mais je reconnais l’importance du voyage. Il faut connaître la maison du voisin. Ce pauvre Voyer, par exemple, on s’apercevait tout de suite qu’il n’était guère sorti de son trou. Alors, un beau jour, je l’ai envoyé au b… Il en est revenu tout indigné : « J’ai vu des choses incroyables ! » répétait-il. Il croyait déjà à un peu moins de choses !

« Voilà leur expérience, et leur voyage ! » se dit Boureil.

Hélas ! l’expérience de la vie, loin d’enrichir la plupart des hommes, ne leur laisse qu’un pauvre résidu d’eux-mêmes !

— Et puis, vous monterez en grade. Vous êtes jeune…

— Jusqu’à présent, répondit Boureil, le souci de mon progrès intérieur m’a toujours fait perdre de vue l’avancement… Je ne sais pas si je pourrai changer.

— Mais n’avez-vous jamais eu quelque ambition ?

— Si. J’ai poursuivi la gloire comme un petit enfant qui court après un oiseau.

— Vous ne me ferez pas croire que lorsque vous voyez le chef de service, ou le ministre ou quelque autre puissant du jour, M. Saint-Ours, par exemple, vous ne me ferez pas croire que vous ne désirez pas être à leur place et faire comme eux ?

— Non, je n’envie pas ce qu’ils sont, ni ce qu’ils font, mais plutôt ce qu’ils ont. Chez moi, ajouta-t-il en souriant, la prétention empêche l’envie.

Content de ce premier sourire, Lefébure prit congé de lui.

*

— Que tu es maussade !

— Tu n’as pas l’air trop gai toi-même, cher Alain ! répondit Boureil.

— Je ne le suis pas non plus, admit Chiron. Aussi, pour me dérider, je vais de ce pas déjeuner avec des écrivains canadiens.

— Il en existerait donc à tes yeux ?

— Depuis quelque temps, la manie d’écrire des Européens se répand chez nous comme l’érigeron du Canada s’est, dit-on, propagé dans leurs terrains incultes.

— Alors, bonjour !

— Pourquoi ne m’accompagnerais-tu pas ?

— Une réunion de Vadius et de Trissotins, non, merci !

— Ils ne sont jamais si drôles que lorsqu’ils se rencontrent, je t’assure. Pour ma part, je recherche leur compagnie quand rien d’autre n’a pu me faire oublier mes soucis. Viens donc, que je te présente un faux Mauriac, un faux Maritain et un faux Sainte-Beuve.

Boureil se laissa gagner.

— D’ailleurs, expliqua Chiron, mes écrivains s’accordent à merveille, car ils parlent tous en même temps.

Quand Boureil et son ami s’assirent à leur table, le plus grand des trois écrivains, qui avait l’air d’un tapir, dissertait et les deux autres, un petit à profil de scie et un homme de taille moyenne dont le visage ressemblait à un coin de bois, opinaient du bonnet. Le tapir continua :

— Plagiaire, donc criminel, est à nos yeux quiconque s’approprie un texte, ou partie d’un texte, d’un autre. Cette acception du mot assez récente préjudicie aux auteurs. Jadis, on réprouvait non pas celui qui empruntait une idée, quelques vers ou une scène, mais celui-là seulement qui gâtait ce qu’il prenait à autrui : non pas tant celui qui le volait que celui qui le violait… Alors il était permis de prendre partout son bien, c’est-à-dire de le transporter dans son œuvre, pourvu que cette œuvre le mit en valeur. À bon droit, par conséquent, Molière prenait-il à Cyrano les bonnes choses qui jurent dans le fatras burlesque de ce dernier. Mais je veux parler de tous les plagiaires au point de vue de leur esprit critique. L’excellence en a été souvent démontrée par un choix judicieux de textes ou de fragments incorporés à une œuvre, et qui constituait une véritable découverte, ce que n’a jamais fait la critique officielle. Je me propose d’écrire avec sérieux l’éloge du forban littéraire qui reconnaît avant les autres les bons auteurs contemporains, et qui les cite et commente à sa manière, en les pillant avec goût…

« Si l’on ne vit pas encore ici de sa plume, pensa Boureil, on vit fort bien de la plume des autres ! »

On apporta le potage, et les écrivains se mirent à manger. Chiron déclina leurs noms :

M. Jean Blanchette, essayiste, M. Luc Picot, critique, et M. Guillaume Boneau, romancier.

Et il ajouta :

— Chose curieuse, tous nos grands hommes ont pour noms des diminutifs : Fréchette, Choquette, etc.

— Oh très juste ! fit Blanchette, le tapir.

La scie se pencha vers Boureil :

— Vous ignorez sans doute nos ouvrages ? grinça-t-elle. Ne protestez pas, ne vous excusez pas. Nous ne sommes pas lus. C’est la faute aux Français qui accaparent le marché. Seul un embargo sur leur production littéraire nous ferait admettre par les nôtres…

— Mais, coupa Chiron, vous l’avez, cet embargo : l’index nous proscrit la lecture de presque tous les bons livres français, et ne vous laisse pour concurrents que les Dellys.

Boneau, le romancier, intervint dans la discussion :

— Quel est l’effet de la peur de l’index chez nous ? Elle fait écarter les livres français, et lire les américains que ne mentionnent ni Sagehomme ni l’abbé Bethléem.

Redevenant pour un moment le directeur du Tocsin, Chiron fit la bouche en cœur :

— Le talent n’est pas ce qui vous manque, susurra-t-il. Le lecteur trouve-t-il peu de substance dans certains de vos ouvrages ? il est du moins récompensé de sa peine par la suavité du style, tout comme il le serait de son énergie perdue à cueillir les petites fraises des champs. Votre problème est un problème de publicité, Balzac l’a dit avant moi : « Pour les artistes, le grand problème à résoudre est de se mettre en vue. » Annoncez-vous donc davantage dans les journaux pour mettre fin à votre insécurité matérielle qui bannit les plus nobles soucis.

— J’ai mieux à proposer, déclara Blanchette. D’abord, il faut être immortel : fondons une Académie.

Boneau hocha la tête :

— Il y a déjà trop d’académies : l’Académie Querbes, l’Académie Saint-Léon, l’Académie Rhéaume, l’Académie de Quilles, et beaucoup d’autres encore. Que diriez-vous de ceci plutôt : le Lycée canadien français ?

Une oiseuse querelle s’ensuivit, à savoir si l’on doit écrire canadien français avec ou sans trait d’union. Blanchette était pour, Boneau contre et Picot balançait. Consulté à son tour, Chiron opina ainsi :

— Ce trait d’union est proprement dit une division ! Bon gré mal gré, messieurs, il faut le conserver : dans nos meilleurs auteurs, si je me souviens bien, canadien veut dire aigre, obscur ; français, clair, doux ; écrivons donc avec un trait canadien-français comme aigre-doux et clair-obscur.

L’unanimité ne put se faire sur la question : Blanchette abondait dans son sens ; Boneau, pour ainsi dire, enfonça son coin dans l’opinion contraire ; quant à Picot, malgré ses dents, il essaya en vain de trancher le différend. Force leur fut donc d’abandonner à de moins opiniâtres l’ingénieux projet d’immortalité.

Boureil, à qui le déjeuner avait paru s’éterniser, dit à Chiron :

— Ils méritent qu’on les fustige !

— Tu dois avoir l’âme de Don Quichotte : vouloir te battre avec des moulins à vent !

*

Au bout de ce que Boureil comptait pour dixième mois de la grossesse, Thérèse n’accouchait toujours pas. Boureil comprit qu’il ne pourrait être que père putatif. Était-ce là encore un but ? Il lui prenait souvent envie de repartir pour la France quand il allait à pas lents sous le fluide feuillage des saules qui semblent toujours prêts à prendre leur essor.

Un soir, comme il se promenait dans le petit parc, il rencontra par hasard le P. Bondi :

— Que je suis aise de vous revoir, mon cher Boureil ! Je vous croyais encore là-bas.

— J’ai suivi votre conseil, mon Père. Je le regrette.

Le P. Bondi ne se rappelait pas le conseil en question. Prenant un air grave :

— Le devoir est parfois pénible. Votre santé est bonne, j’espère ?

— Assez. La vôtre paraît excellente.

— En effet. Il me semble même que je rajeunis à mesure que je m’enfonce dans l’histoire. C’est à croire qu’il vaut encore mieux grimper dans les arbres généalogiques que de se faire greffer des glandes de singe ! Je vous recommande la fréquentation des archives aux premières atteintes de l’âge.

— Tout ce que j’attends des années à venir, c’est de m’apprendre jusqu’où ira mon écœurement !

— Décidément, Boureil, vous n’êtes pas dans vos bons jours.

Boureil pria le Père à dîner. Bondi prétexta d’abord un travail important à expédier ce soir-là, mais il finit par accepter quand Thérèse, venue les rejoindre, réitéra l’invitation. Thérèse avait préparé un repas fin, et elle parut très spirituelle à son hôte.

Le P. Bondi revint souvent. Comme tout bon historien, il parlait beaucoup. Mais quand il partait, Boureil éprouvait une déception profonde : il aurait aimé s’entretenir avec lui de religion.

*

Ce ne sont pas les propos érudits du P. Bondi qui firent accepter à Boureil l’idée de servir de père à l’enfant d’un autre, mais une parole dite lors du dernier entretien qu’il eut avec Voyer, hospitalisé depuis l’automne.

La vie de ce dernier ne tenait plus qu’à un fil. Ses joues étaient plus colorées, comme les feuilles prêtes à tomber des arbres, et comme la belle journée, sa pensée lucide était sans ombres, sans illusions.

— Je ne crois plus au ciel, lui confia Voyer, mais il m’a tout gâté d’avance. J’enviais Lefébure, parce qu’il pense toujours à quelque chose : un verre de bière, l’odeur de la cuisine quand il rentre chez lui, le lit… Que ne suis-je resté bête !

— Et si on réalisait un jour le ciel sur terre, si les hommes devenaient angéliques ?

— Nous naîtrions sans le vouloir quand même, et nous mourrions encore malgré nous !

Boureil ne répondit rien.

L’aumônier se présenta à eux. Un bon gros prêtre très sympathique. D’abord il parla de choses et d’autres ; et à l’intérieur de sa grosse tête, le cerveau devait circuler comme un poisson dans un bocal rempli d’eau, car de temps en temps, un peu d’intelligence passait derrière ses grands yeux bleus. Quand le sujet de la bonne mort vint sur le tapis :

— La conscience, cette moucharde ! fit Voyer. C’est vrai qu’elle me tarabuste encore. J’ai eu beau vivre comme si je ne croyais point, je n’ai pas réussi à perdre la foi complètement.

Sur quoi Boureil prit congé d’eux. Maintenant il plaignait l’enfant de Thérèse d’avoir été conçu et se félicitait presque de n’y avoir été pour rien.

Il continua donc à ranger des fiches pour le gouvernement moyennant un traitement minime que Thérèse lui enlevait :

— Qui prend mari prend paye ! disait-elle.

Davantage : malgré sa fatigue, il commença une autobiographie pour rendre son expérience utilisable à son futur enfant.

— Tu vois, dit Thérèse, le travail ne nuit pas à ta carrière. Tu avais besoin qu’on t’impose un régime de vie, un horaire.

— Mais non ! Le travail est nuisible. Seulement, quand je ne travaillais pas, tu ne me laissais point tranquille.

« Pourquoi Racine a-t-il cessé d’écrire ? parce qu’il a pris femme. Cette raison de gros bon sens est négligée par ses biographes, tous trop subtils pour fournir une explication que le commun des lecteurs auraient jugée satisfaisante. Ils parlent de critiques, de poison, de religion et d’embonpoint. »

— Si tu te donnais seulement la peine d’écrire tes excuses pour ne pas faire de livre, tu serais déjà un auteur.

Boureil ne dépassa guère le récit de sa jeunesse. Enfermé dans un bureau, il manquait de sensations. D’ailleurs, l’enfant mourut presque en naissant par suite d’un retard du médecin accoucheur. Et Thérèse, après relevailles, renoua ses relations criminelles avec son amant.

Pour quelle raison Boureil ne modifia-t-il pas ensuite son mode de vie ? Il n’aurait su trop le dire lui-même. En contre-poids à l’ennui de son travail, il transportait un sac plein de livres qu’il lisait dans le tramway, matin et soir. Son malheur était de ces petits malheurs qui sont les pires, parce qu’ils ne tuent pas, mais dégradent leurs victimes.

Après le départ de Thérèse, il était allé au Séminaire pour voir le P. Bondi, mais ce dernier n’y était plus. Le P. Bondi avait même jeté le froc aux orties. Cela ne surprit pas Boureil. Les plaisanteries du bon père sur l’auguste compagnie l’avaient préparé : « Les jésuites, disait-il, un mille-pattes sur le dos ! » La médisance cache souvent une mauvaise excuse pour l’avenir.

Autant Boureil avait regretté la naissance de l’enfant, autant il s’attrista de sa mort prématurée. Hélas, il s’était promis inutilement de prendre soin de lui comme de son petit ! Véritable, son deuil fut sans fin.

Cet hiver-là, il passa toutes ses soirées dans une chambre obscure, sous une horloge normande ou le front contre la vitre jusqu’à vertige, tandis que la neige qui tombait dehors donnait à la fenêtre l’apparence d’un sablier.


FIN