Les Éditions Variétés Dussault et Péladeau (p. 161-168).


I

La réunion



BOUREIL avait l’âme trop tendre pour demeurer libre. En outre, il avait besoin de trouver à sa vie un sens. Les réponses à tout, qui ne sont que des questions retournées, il les avait rejetées depuis longtemps ; mais il avait gardé les questions, comme si les ? n’étaient pas des clefs inutiles. Or, Thérèse allait lui donner une raison de vivre, un enfant.

Au cours du voyage de retour, il lui arriva de pleurer en imaginant la scène de la réunion. Aussi, quand elle eut lieu, put-il faire comme s’il n’y avait pas eu de longue séparation. D’abord, il regarda si peu sa femme qu’il ne vit point sa grossesse, qui devait être d’au moins sept mois.

De visage, Thérèse était demeurée la même. Elle était encore rousse. Le nez retroussé, les pommettes hautes, le petit menton en galoche, tout semblait vouloir se consumer dans la flamme proche de ses cheveux teints.

Leur première conversation roula sur la question du logement où ils eurent l’heureuse surprise de s’accorder ; mais cette unanimité ne dura qu’un moment. Non pas que Thérèse fût dans une disposition d’esprit défavorable, au contraire : abandonnée de son amant, elle avait résolu de s’accommoder de son mari. Seulement, il fallait qu’il l’y aidât un peu ; d’abord, devenir aimable à ses yeux, c’est-à-dire, au moins, pareil aux autres, par conséquent, travailler comme eux ; passant plutôt que compagnon de vie, partir le matin pour ne revenir que le soir à la maison où, disposant librement de toute son énergie, il est à la fois trop présent et trop absent.

Pourtant elle le voulait aussi distinct des autres. Par exemple, elle lui demanda de se laisser pousser la barbe. Boureil condescendit jusqu’à la barbiche, quoique ce fût peine perdue, car le mariage ne respecte point la perspective où toute personne doit être regardée pour plaire : il rapproche trop ; les moyens apparaissent, la fin disparaît. Chiron, rencontré par hasard, lui demanda : « Qu’est-ce que tu te laisses pousser, maintenant ? »

Boureil vendit sa propriété de campagne pour acheter un cottage situé devant un petit parc où trois saules se miraient dans un bassin…

Une fois par semaine, il menait Thérèse au cinéma. Le reste du temps, il lisait. Quand il parlait, Thérèse l’écoutait à peine ; il finissait par bafouiller. D’ailleurs, Thérèse le contredisait avant même qu’il ouvrît la bouche. On se réconcilie dans son cœur avec un esprit supérieur au sien par le biais d’une divergence d’opinion. Une seule fois, Boureil et Thérèse voulurent tenter de refaire l’amour ensemble. Comme s’ils avaient frotté deux pièces de bois mouillé pour produire le feu, ils se séparèrent épuisés de fatigue, enlaidis.

Thérèse en eut bientôt assez de « vivre comme si elle avait soixante ans ». Un soir, elle se regardait dans la glace, se trouvant digne d’un meilleur sort.

— Si j’avais su, je ne t’aurais pas fait revenir !

— Je ne suis pas revenu pour toi.

Maintenant Thérèse allait et venait. Tout son visage flambait. Elle lui reprocha de l’avoir trompée par sa dépense sur l’état de sa fortune, car, dans leur mariage, il y avait eu plus de raison que Boureil ne l’avait cru d’abord. Elle lui reprocha de ne pas la rendre heureuse ; davantage : de l’avoir rendue incapable d’être heureuse avec lui. Enfin elle le traita de lâche, de veule, d’ignoble, etc.

Boureil ne se formalisait pas. On ne lui apprenait rien de nouveau sur lui-même : il s’était obligé de se voir toujours tel qu’il était… De toutes les injures que l’on ait adressées aux hommes, la plus grande est encore le subtil connais-toi toi-même.

Thérèse se prit à pleurer :

— Je t’ai jugé si injustement !…

— Mais si juste !

— Rancunier !

— En effet.

— Dis que tu m’aimes encore.

— Comment le pourrais-je quand tu me dégoûtes de moi-même ?

Thérèse se vit en larmes dans la glace :

— Si tu me gardes, c’est pour me voir souffrir.

« Le fait est, pensa Boureil, que nul autre… »

— Égoïste !

— Tu me reproches cela aussi ?

— Non, je me plains.

Ensuite, bien malgré lui, Thérèse lui fit le récit de toutes ses joies de naguère. Et, cette nuit-là, Boureil ne put s’endormir à cause de sa jalousie. Le désir de vengeance est si vif que l’homme qui s’y abandonne ne peut attendre l’occasion de le satisfaire ; c’est à lui-même qu’il inflige presque tout le mal qu’il médite contre son ennemi.

Les jours suivants finirent en tête-à-tête féroces. À l’ennui, Thérèse préférait n’importe quoi, fût-ce la guerre. Mais Boureil désirait surtout la tranquillité ; il se résigna donc à sortir tous les soirs.

Thérèse l’entraînait chez des hommes et des femmes d’affaires. Des hommes qui faisaient de bonnes affaires ; des femmes qui en avaient fait de meilleures, leurs mariages, et de moins bonnes, leurs folles dépenses. Boureil, avec son air de banqueroute, plaisait aux femmes : il les vengeait de Thérèse qui ne déplaisait point aux hommes : même, elle réveillait en eux la seule passion dont ils fussent susceptibles, à part celle du gain.

À son tour, Boureil s’ennuyait. Ce n’est pas que ces gens ne pensassent qu’à l’argent et au confort ; mais, sur tout le reste, religion, morale, métaphysique, art, littérature, ils avaient à peu près les mêmes idées : l’école avait façonné leurs esprits sur un même plan. Et quand Boureil revenait chez lui, il avait l’impression de subir encore leurs propos tant les rues de Montréal sont régulières et pareilles.

— Les gens d’esprit ne comprennent pas les sots, disait Thérèse.

Boureil s’étonnait que leur vie commune ressemblât si tôt à ce qu’elle avait déjà été, et que le sens en résultât encore de leurs efforts divergents. Ce n’était pas assez que de sortir le soir ; pour sa tranquillité, Boureil dut aussi travailler le jour.