Les Éditions Variétés Dussault et Péladeau (p. 27-44).


II

Les bouche-trous


Par extraordinaire, la taverne se trouvait presque vide. Une ampoule électrique, vissée au plafond bas, éclairait jaune. Des tables du fond, près du comptoir, sourdait un murmure de paroles entrecoupées des rots et gros mots que lâchaient un tas d’énormes outres à deux ou trois ventres roulant l’un sur l’autre. Chiron, à l’écart et seulet devant quatre verres de bière, fumait un cigare tors, les yeux fermés.

Boureil se précipita vers lui :

— Alain, mon bon ami, sauve-moi !

Chiron ouvrit ses yeux, et sans paraître ému :

— Assieds-toi donc que je t’offre à boire.

— Je souffre d’un mal que tu peux guérir.

Chiron leva deux longs doigts en V. Un garçon apporta deux autres verres débordant de mousse.

— Je perds la voix, dit Boureil.

— Du froid ?

— Non, je me suis isolé pour jouir du silence…

— Ce n’était pas la peine. Au Canada, on ne cause pas.

Chiron but un verre d’un trait, et s’étant essuyé la bouche à sa manche :

— Nos rares entretiens roulent sur la politique et les affaires. Nous mettons toujours tout le pays entre nous. Une invincible pudeur nous retient de parler des choses qui nous touchent. À vrai dire, les Canadiens n’ont pas encore de vie intérieure. Comme les petits enfants, ils parlent d’eux-mêmes volontiers à la troisième personne, et s’appellent par leurs prénoms. Ils ne croient pas trop à leurs rôles, et n’osent point y entrer tout à fait.

— C’est pourquoi j’ai recours à toi.

— Thérèse ne suffit donc pas pour combattre ton extinction ?

— Elle m’a quitté le mois dernier. D’ailleurs, entre époux, la conversation n’est guère possible. L’un d’eux a gagné la partie…

— Mais Auguste Saint-Ours, mais Louis, et Olivar ?

— Ceux-là ne sont pas cocus, hélas ! Le mariage, puis la profession ou le métier les ont tout requis. On ne les voit plus depuis qu’ils ont fait leurs trous.

Chiron tourna son cigare dans sa bouche, et par son grand nez fin, soupira une fumée :

— La vie nous sépare.

— Dis plutôt qu’elle se retire d’entre nous !

Ils burent chacun une rasade. Boureil rompit le silence :

— Et les gaies amourettes, vieux ?

— À d’autres, maintenant ! Moi, j’ai perdu mes cheveux. Plus exactement, ils ont descendu à mesure que je croissais, comme les poils d’une racine de carotte. Or, tout ce qui fait saillie en dehors de la peau contribue à la séduction. Avec un amant chauve, on fait de la littérature.

— Mais avec de l’esprit ?

— Non, crois-moi : en la matière, tout l’esprit d’un Voltaire ne valait point sa perruque. Au dix-huitième siècle, j’aurais eu madame Denis ; maintenant il faut que je me contente d’une grosse Charlotte. Nul dépit, au demeurant : ma concubine gagne à la culture intensive.

Chiron sortit d’une poche un petit calepin et un bout de crayon, et se mit à griffonner. Boureil vint pour se retirer, mais Chiron leva encore deux doigts en l’air :

— Parle-moi quand même.

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Le compte rendu d’une conférence.

— Intéressant ?

— Long. Le conférencier s’est versé un verre d’eau qu’il a bu d’un trait, puis un deuxième, puis un troisième. Il a vidé le pot.

— N’a-t-il rien dit ?

— Oh que si ! Voilà son texte.

— Je peux voir ?

— Une autre fois. L’occasion ne s’en présentera que trop souvent. Un auteur canadien prononce une conférence ; il fait paraître un article dans une revue et il ajoute un chapitre à son livre : le même texte a servi pour tout cela. Les journaux publient des comptes rendus de la conférence, de l’article et du livre ; et il arrive que l’ensemble soit traduit en anglais.

— C’est une pratique générale.

— Oui, seulement le texte canadien n’est jamais inédit.

Ces propos en rappelaient d’autres qu’il avait tenus jadis. Se servant de l’hyperbole comme d’un exorcisme, Chiron exténuait son mauvais esprit en le poussant à bout. Cependant, s’il montrait encore les dents, ce n’était évidemment plus que pour rire.

— As-tu déjà prononcé toi-même une conférence ?

— Une, oui. Je me jurai bien de ne pas recommencer ! Les comptes rendus des journaux du lendemain et les comptes du médecin, du dentiste et du pharmacien alertés m’en ont guéri une fois pour toutes.

— Tu te venges bien.

Chiron finissait de boire, deux doigts levés :

— Le conférencier dit généralement n’importe quoi et se montre enchanté qu’on lui fasse dire n’importe quoi d’autre dans le journal : il y gagne.

— Néanmoins, le public a droit à l’information, Alain. Ce n’est sans doute pas en forgeant qu’on devient reporter. En forgeant, on demeure forgeron.

— Le journal, une forge… Je vois assez bien le chef en Vulcain, et les journalistes en petits cyclopes : la fumée de leurs mégots collés à la lippe les obligent à fermer un œil pendant qu’ils battent la nouvelle pour lui donner la forme qu’on désire… Viens au journal te rendre compte de la justesse de ta comparaison.

*

Chiron donna un coup de pied dans la porte qui s’ouvrit toute grande, et entra avec Boureil dans la salle de rédaction. Une lampe éclairait la table du chef. Dans la pénombre, les bureaux des autres rédacteurs étaient rangés quatre par quatre comme les colonnes du journal.

Installé à sa place, Chiron tira la chaînette de sa lampe à abat-jour vert en forme de cône. Une dépêche en anglais gisait sur sa machine à écrire. Il la lut, puis l’épingla à un petit lutrin fait avec trois feuilles de carton, et diligemment se mit à la traduire.

Boureil titubant choppa contre un crachoir qui roula sur le parquet et vomit une liqueur jaune :

— Pouah ! Aussi quelle idée de garder cela près de soi !

Chiron releva ses paupières lourdes :

— On n’est pas bon journaliste si l’on ne crache pas beaucoup. Dans mon métier, il faut être bavard. S’il fallait attendre d’avoir quelque chose à dire pour remplir le journal !… D’ailleurs, les bouches sèches m’embarrassent toujours par leur mutisme. On dirait que les bonnes choses viennent avec l’activation des glandes salivaires. Il y aurait là-dessus une thèse à bâtir. As-tu remarqué, par exemple, que les grands orateurs postillonnent ?

Les autres rédacteurs arrivèrent l’un après l’autre. D’abord, un petit homme, au mignon profil d’une accolade, vint s’asseoir derrière eux, les yeux écarquillés, souriant. Chiron fit les présentations :

— Monsieur Leroy, monsieur Boureil. Monsieur Leroy est notaire de son état. Mais il a mieux aimé pianoter que noter !

Et comme l’autre, souriant, ne bougeait pas :

— Monsieur Leroy a besoin d’entendre le cliquetis des dactylographes pour se mettre à l’œuvre.

Pour commencer, Leroy tapa une série d’x et d’y. Puis les x et y s’espacèrent, admirent d’autres lettres qui s’agrégèrent pour former des mots distincts : la page se mettait à respirer. Bientôt toutes les machines faisaient rage ; elles crépitaient comme les sels qu’on jette dans le feu.

— Tu vois celui-là qui donne des pichenettes aux touches ? Il rédige la chronique mondaine. Et ce long escogriffe roux qui semble écraser des poux tient la chronique religieuse.

Un autre tapait à tour de bras, puis s’arrêtait net : il tirait un poil de sa poitrine, le roulait précautionneusement entre ses doigts et le jetait dans son panier.

— Il calcule sans cesse ce qu’il lui restera de son salaire, une fois payés les intérêts des messagers qui lui prêtent à usure.

Chiron se retourna vers Leroy :

— Ce type-ci a toujours l’air de tirer au flanc. Hélas ! il n’existe pas un air de penser. On se tourne une mèche de cheveux ou bien on se ronge un ongle : quand l’esprit s’absorbe, les muscles entrent en danse comme les souris en l’absence du chat.

Leroy souriait angéliquement. Il dit à Boureil :

— Il ne faut rien dire. C’est difficile.

— Malgré tout, fit Chiron, on ne passe pas un article tel quel. Chaque article reçoit un plomb dans l’aile.

Il alla porter sa traduction au chef. Celui-ci avait des traits pleins de rudesse, une barbe noire, des cheveux crépus, un teint fauve, un torse musculeux et des jambes contrefaites qu’il croisait sous la table. Il biffa quelques mots, plia le papier et le jeta dans un tuyau en cuivre faisant communiquer la rédaction avec la composition, le chef et le prote qui se parlaient à tue-tête comme des sourds.

— Ce tuyau, dit Chiron, on l’a baptisé le Public. Il gobe tout indifféremment, il n’est sensible qu’à la quantité. On ne réussit jamais à le boucher. Parfois on est tenté de s’y jeter tout rond ! C’est le ver rongeur des journalistes. Il nous gruge, il nous digère. Toute la maison est un entonnoir qui se termine par ce trou.

Maintenant les rédacteurs s’empressaient vers la table du chef. On aurait dit une manœuvre pour boucher le trou d’un navire avec tout ce qui tombe sous la main. Seul Leroy restait à son bureau, tranquille et souriant. À l’intérieur de son cône de lumière comme un mollusque dans son coquillage nacré.

Boureil, cuvant sa bière dans un coin, s’endormit. Quand il rouvrit les yeux, le journal était fini. Quelques journalistes entouraient la table du chef. Ils se racontaient des histoires. Boureil se rendormit aussitôt. Plus tard, Chiron dut le secouer. Boureil se leva, s’étira et décida d’accompagner Chiron jusque chez lui.

Il était minuit quand ils mirent pied dans la rue. On roulait au sous-sol d’énormes rouleaux de papier pour les besoins du géant Public.

*

— Diable ! fit Chiron. J’ai oublié ma clef. Il frappa. Nos amis attendirent dans l’ombre, essoufflés par l’escalade de trois étages.

Chiron heurta un grand coup de poing.

— Je viens ! Je viens ! cria une femme.

Quelques secondes s’écoulèrent. De nouveau la voix se fit entendre, tout contre la porte :

— C’est toi ?

— Qui d’autre veux-tu que ce soit ?

On ouvrit.

— Reconduit encore !

— Cette fois-ci, tu fais erreur, Charlotte. Je te présente Philippe Boureil.

La femme se retourna vers ce dernier :

— Vous êtes le quatrième Boureil qu’il m’amène, dit-elle. Le vrai ne traîne pas par les rues à cette heure-ci. C’est quelqu’un de bien, lui !

— Trop aimable à vous, madame.

Chiron pressa le commutateur, et Charlotte apparut en robe de nuit rose, la chevelure noire tombant sur son râble.

— C’est pourtant vrai que tu n’es pas saoul : tu ne branles pas. Alors vous êtes…

— Je te le disais.

— Excusez-moi, monsieur. J’étais mal réveillée.

— Des compliments n’offensent personne, coupa Chiron. Maintenant prépare-nous du café.

Et tandis qu’elle mettait de l’eau dans une casserole sur un petit poêle à l’huile, il dit :

— Voilà notre nid. Un vaste lit et mon fauteuil.

Boureil regarda le lit défait qui occupait un côté de la chambre, le papier des murs à fleurs rouges, une foule d’articles de toilette, d’ustensiles à la billebaude. Ses yeux se reportèrent sur Charlotte dont la robe trahissait les formes grossières. Une odeur forte émanait d’elle, enveloppant Boureil.

— Comment la trouves-tu ? demanda Chiron. Ne te gêne pas pour me répondre. Charlotte est bonne fille. Elle n’entend pas à rire, mais elle n’entend rien d’autre non plus.

Charlotte retourna la tête :

— Fais-moi passer pour une gourde !

— Est-ce qu’on te parle ?

— Quand tu es saoul, au moins, tu es aimable.

— Essayez de la contenter ! J’endure cette fille parce qu’elle fait l’amour comme pas une. Elle m’anéantit.

Une bonne odeur de café remplit la chambre, et tira Boureil de sa gêne :

— Je n’aperçois pas de livre. Est-ce que tu ne lirais plus ?

— Je n’ai même plus d’ambition littéraire. À vingt ans, je voulais tout régler à mon opinion. Si l’on m’avait alors offert le poste de premier ministre, je l’aurais accepté comme chose due. Même je ne pardonnais pas au premier du temps de l’occuper à ma place. Cela me semblait un abus. D’ailleurs, je ne pardonnais à personne de me dominer, et ne tolérais plus de maître de pensée. Je lisais les philosophes pour les mettre d’accord, comme s’ils eussent été encore philosophes ; je lisais les autres écrivains pour les critiquer en dernière instance et les supprimer tous par un chef-d’œuvre. Je voulais aussi régler leur propre compte aux médecins. Qu’ai-je retenu de tant de lectures ? Si peu de chose que je pense bien n’en avoir compris rien. Et encore, si je cessai de lire, ce ne fut pas par dégoût ni par modestie ; je méprisais tous ces imbéciles. Puis j’en vins, oh pas trop tôt ! à m’appliquer seulement aux besognes qu’on me commandait moyennant petit salaire.

Son café bu, Boureil retrouva sa voix et sa verve des meilleurs jours, et parla longtemps avant de s’endormir. Ensuite Charlotte et Chiron le dévêtirent et le transportèrent dans leur lit.

De bonne heure, le matin suivant, Boureil à moitié réveillé vit Charlotte enjamber pardessus lui. Il ferma et rouvrit les yeux pour la revoir toute nue préparant le déjeuner. Les bouts de ses pis étaient comme blets.

Ils déjeunèrent autour d’une petite table, de pain rôti et de café. Boureil parlait : Chiron se grattait partout ; Charlotte, vêtue d’un peignoir raccommodé à plusieurs endroits, riait beaucoup, montrant des palettes piquetées comme deux dés. D’abord, elle avait pouffé : « Ton ami, Alain, il a les yeux tellement ronds ! »

Boureil revint à Westmount qui lui parut aseptique, dit nice day à la propriétaire qui arrosait ses tulipes, how do you do au chien triste et monta dans sa chambre où il se recoucha en frissonnant comme sous un suaire.