La Navigation hauturière

La Navigation hauturière
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 99-126).
LA
NAVIGATION HAUTURIÉRE


I.

L’art de se diriger en haute mer quand on a perdu la terre de vue est assurément un des problèmes les plus difficiles qui aient jamais été posés à l’esprit humain : aussi a-t-on mis près de trois mille ans à le résoudre. On voit, il est vrai, des sauvages étrangers à toute notion scientifique franchir dans leurs pirogues de vastes espaces, se transporter des îles Tongas aux Fidjis, des Carolines aux Mariannes avec une sûreté de coup d’œil qu’égalerait à peine l’instinct des oiseaux voyageurs, mais la constance des vents qui règnent entre les tropiques seconde merveilleusement ces traversées. Pour arriver jusqu’à la terre lointaine vers laquelle chaque année, à la même époque, il s’élance, le Polynésien n’a besoin que de se rappeler sous quel angle la brise venait, l’année précédente, frapper sa voile. Il n’en saurait être ainsi dans nos parages. Les vents y sont trop irréguliers, trop sujets à des variations que rien d’apparent n’accuse pour qu’il soit possible de conjecturer où leur souffle capricieux conduira le navire qu’il entraîne. À quel indice dès lors se rattacher pour ne pas errer au hasard sur cette plaine uniforme dont le bord paraît reculer au fur et à mesure qu’on avance ? On marche, et derrière soi on n’a pas laissé de traces ; on n’a guère par conséquent espoir d’en rencontrer. Il n’y a pas en effet de piste à suivre sur la mer. On n’en trouverait pas davantage dans le ciel. Heureusement le ciel n’a pas le morne aspect de la plaine liquide. Chaque jour, le soleil y décrit son orbe triomphal ; chaque nuit les constellations y déploient dans un ordre immuable leur réseau lumineux. En les voyant si régulièrement monter et redescendre les degrés de la voûte céleste, sans jamais sortir de la route qui leur a été tracée, le marin a dû naturellement se demander s’il ne devait pas songer à les prendre pour guides. Après avoir d’un regard attentif observé leurs mouvemens, il en est arrivé dès les premiers âges de la navigation à savoir quel amas d’étoiles il convenait de laisser à sa droite, quel groupe il importait de tenir à sa gauche, quand on voulait, en certaine saison, se rendre de tel port à tel autre. C’est ainsi qu’impuissant à jalonner sa route sur les flots le navigateur put cependant s’y reconnaître encore en suivant les porte-flambeaux qui semblaient marcher devant lui. Quelques vieux pilotes entourés d’une vénération superstitieuse gardaient alors avec un soin jaloux le dépôt de ces itinéraires qui n’étaient inscrits que dans leur mémoire. Que de fois il fallut employer la ruse ou la violence pour arracher à ces demi-dieux marins leur secret ! Ménélas va surprendre endormi dans sa grotte Protée, le pasteur de phoques ; Ulysse cherche pendant dix ans, de plage en plage, le chemin qui doit le ramener à Ithaque. Il part enfin, instruit par Calypso. Son regard se promène des « Pléiades au Bouvier, du Bouvier, qui se couche tard, à l’Ourse, qui ne se plonge jamais au sein de l’océan. » Nul n’a pu lui apprendre encore qu’il existe, dans la direction du septentrion, un phare bien autrement sûr, un astre presque immobile et si voisin du pôle qu’il semble avoir été destiné à marquer sur le dôme des cieux le point où irait aboutir l’axe prolongé de la terre. Cette découverte appartient, dit-on, aux Phéniciens : elle leur donna, pendant plus de deux cents ans, le monopole du commerce maritime.

À partir de cette époque l’essentiel pour le navigateur n’est pas tant d’avoir le vent en poupe que de pouvoir discerner l’étoile polaire. « De quels nuages Jupiter a couvert la mer immense ! » tel est le premier cri du pilote antique à l’approche de la tempête. Le pilote du moyen âge ne se montre pas moins effrayé dès qu’il est exposé « à perdre la tramontane. » Le danger d’errer à l’aventure et non pas la fragilité des nefs est donc ce qui retient, ce qui enchaîne invinciblement au port, pendant toute la durée de la saison d’hiver, une marine dont l’enfance se prolonge démesurément à travers les âges. Le vaisseau que montait saint Paul, et qui voulut tenter un tardif passage de Gnide à Rome, portait deux cent soixante-seize personnes ; rien ne fait présumer qu’il fût moins propre que les grandes jonques chinoises à prêter le flanc à l’orage. Nous le voyons pendant quatorze jours lutter avec succès contre le vent du nord. Emporté par des grains impétueux au large de la Crète, il ne se laisse pas affaler dans le golfe de la Syrte ; il s’allège d’une partie de sa cargaison, se débarrasse d’une portion de ses dromes et tient obstinément le travers. Tout irait bien en somme, si le soleil et les étoiles consentaient seulement à se montrer ; mais par malheur le ciel reste obstinément voilé. On s’imagine courir vers l’entrée de l’Adriatique, on tombe à l’improviste sur la côte de Malte. La hourque d’Alexandrie avait eu raison de la tempête ; son capitaine la conduit au naufrage par une erreur de route.

Pendant plus de mille ans, la navigation dans la Méditerranée resta stationnaire. Vers le milieu du XIIe siècle, un changement notable se produit : les marins d’Amalfi, de Gênes, de Venise, de Mayorque, ont trouvé le moyen de s’orienter sans le secours des astres. Connue des Chinois dès l’antiquité la plus haute, l’aiguille aimantée vient d’arriver jusqu’aux républiques italiennes par l’intermédiaire des Arabes. Qui n’a entendu parler aujourd’hui de la propriété merveilleuse qu’une pierre, en apparence inerte, peut communiquer au barreau d’acier sur lequel on la promène ? Ce fut d’abord une aiguille qu’on imprégna ainsi de l’affinité mystérieuse, du « véhément désir » de se tourner vers le nord. Placée dans un vase, cette aiguille flottait librement sur l’eau, soutenue par un fétu. L’aiguille se transforma bientôt en une lame aplatie ; on la fit alors reposer par son centre sur un pivot, on l’enferma dans une boîte recouverte d’une glace et on la chargea d’entraîner le cercle gradué qui ne devait plus seulement indiquer la direction du pôle, mais le cap du navire, — en d’autres termes, l’angle formé par la route suivie et par le méridien magnétique. « La calamité » de Panurge changea dès lors de nom, elle devint « la boussole ; » les marias d’aujourd’hui la nomment « le compas. »

Il faut voir sur quel ton les navigateurs en possession de cette invention féconde le prirent dès le début avec les routiniers qui continuaient à en négliger l’usage ! « Que me fait, disait en 1433 le célèbre prince Henri de Portugal à ses capitaines hésitans, l’opinion des pilotes flamands dont les scrupules vous arrêtent ! Est-ce que ces marins du nord savent se servir de l’aiguille aimantée et des cartes marines ? » Le secret des navigations lointaines ne paraît pas cependant dater uniquement de l’apparition de la calamité. Les Dieppois devancèrent, assure-t-on, les Portugais sur la côte d’Afrique ; les Scandinaves, dans l’opinion de plus d’un savant, les auraient précédés aux Açores. Quant aux cartes marines, c’est sur des navires majorquins qu’on les rencontre pour la première fois vers le milieu du XIIe siècle. En 1359, le roi d’Aragon voulait qu’on en munît chacune de ses galères. Nous est-il permis de prendre au sérieux ces informes croquis dont nos bibliothèques nous ont gardé plus d’un spécimen ? Ce serait bien mal comprendre les difficultés que la cartographie avait à résoudre. Le moyen âge, pour tout ce qui concernait la figure et les dimensions de la terre, héritait des notions qui avaient cours dans Alexandrie au IIe siècle de notre ère. Ptolémée admettait la sphéricité de la terre ; ce fut sur des globes sphériques que l’on rapporta d’abord les contours du monde connu. Chaque point essentiel y fut déterminé par la rencontre de deux cercles disposés d’équerre : un parallèle et un méridien. Que faut-il entendre par ces mots, qui reviennent si souvent dans les traités de géographie et de navigation ? Je voudrais assurément éviter tout détail trop technique ; il me paraît cependant impossible de faire comprendre le rôle qu’a joué la science dans les progrès de la navigation sans emprunter quelquefois à la géométrie son langage.

Si chaque hémisphère terrestre se composait, comme certaines montagnes calcaires, de couches superposées, chaque assise distincte y représenterait un parallèle : la base de la montagne serait l’équateur ; au sommet on rencontrerait le pôle. Nous avons du reste tous les jours sous les yeux, dans le dôme arrondi de nos églises, une image bien autrement parlante delà moitié du globe. Les moulures qui descendent du pied de la lanterne à la base de la coupole y figurent en quelque sorte les méridiens. Ainsi que les grands cercles imaginaires que le géomètre a tracés d’un pôle à l’autre de la terre, on peut se représenter ces nervures saillantes comme successivement visitées et éclairées par un astre qui opérerait sa révolution diurne autour du monument. La pensée d’appuyer les déterminations géographiques sur ces deux données fournies par l’astronomie, la hauteur du parallèle au-dessus de l’équateur et la distance du méridien à un méridien principal d’où l’on numérote les autres, n’est pas une pensée précisément moderne ; elle remonte à l’époque où pour la première fois on balbutia les mots de latitude et de longitude. Ce qui fut une nouveauté, ce fut l’entreprise de transporter sur une surface plane des dessins primitivement appliqués sur une surface ronde. Nous voyons Toscanelli ne pas hésiter, vers 1460, à étendre ainsi d’un seul coup, sur le papier, près de la moitié de l’écorce du globe. « Il a, dit-il, tracé de sa propre main, sur une carte semblable aux cartes marines, toute l’extrémité de l’Occident à partir de l’Irlande jusqu’à la fin de la Guinée vers le sud, avec les îles qui se trouvent sur la route. » Vis-à-vis, « droit à l’ouest, » il figure hardiment « le commencement des Indes. » De pareilles esquisses ont pu sans doute servir au navigateur à se donner, suivant le naïf aveu de Colomb, l’apparence « d’un homme qui sait où il va et qui s’attend à rencontrer ce qu’il cherche ; » elles ne constituaient pas ce que nous appelons aujourd’hui une carte marine.

Pour qu’une carte mérite véritablement ce nom, il faut que le marin y puisse tracer sur route en ligne droite et y mesurer exactement les distances. À ce prix, le marin se passera d’une représentation fidèle de l’étendue relative des terres. Pour atteindre ce but, suffisait-il, comme on paraît se l’être imaginé au XVe siècle dans l’académie de Sagres, de construire un canevas composé de carrés égaux et d’y inscrire les divers fragmens de la mosaïque terrestre ? C’eût été fort bien inventé sans doute, si notre planète affectait la forme cylindrique, mais une sphère, un globe ne s’accommode pas de la simplicité d’un si mince expédient. À peu près exactes dans le voisinage de l’équateur, les distances se trouvaient singulièrement altérées quand on se rapprochait des pôles. Il fallut rétablir le rapport qui existe entre les degrés des grands cercles et ceux des cercles moindres qu’une audacieuse fiction avait dilatés outre mesure. La transformation s’accomplit en 1569. Mercator en découvrit la loi mathématique : il laissa tous les parallèles égaux à l’équateur ; il allongea en proportion les méridiens. C’est ainsi que « les cartes plates » se trouvèrent converties « en cartes réduites. » Les cartes plates n’avaient qu’une échelle ; la projection de Mercator en eut deux : l’échelle des longitudes, où la longueur du degré resta constante ; l’échelle des latitudes croissantes, qui fit varier cette longueur en raison du plus ou moins grand rapprochement du pôle. Cette dernière échelle est la seule à laquelle on se puisse confier quand on veut mesurer les distances. Joignez sur une semblable carte le point d’où vous partez à celui où vous vous proposez de vous rendre, vous aurez tracé une ligne droite qui coupera tous les méridiens sous le même angle. Cet angle, relevez-le ; il vous indiquera « le rumb de vent auquel vous devrez mettre le cap, » en d’autres termes la division du cercle gradué de la boussole qu’il faudra constamment maintenir ou ramener, à l’aide du gouvernail, dans la direction de la quille.

Le grand problème de la route à suivre sera-t-il par cette seule opération graphique pour longtemps résolu ? Il ne lésera, hélas ! que pour l’instant même où le navire va s’éloigner du port. À peine en effet les derniers sommets se seront-ils abaissés à l’horizon qu’il faudra trouver réponse à une question nouvelle. Hier on se demandait « où il fallait mettre le cap : » il s’agit de savoir aujourd’hui « où l’on est. » Pour procéder à cet examen de conscience, le moyen le plus simple consiste à supputer le chemin parcouru. De temps immémorial, le marin a fait usage de « l’estime de la route. » On rencontrerait jusque dans Vitruve des appareils destinés à mesurer la vitesse du sillage. « Le loch » est l’instrument dont se servent les marines modernes depuis près de trois siècles ; on n’a encore rien trouvé de plus sûr et de plus pratique. Un triangle de bois lesté par la base est jeté du bord à la mer. Comment constater avec quelle rapidité le vaisseau s’en éloigne ? On a pris soin d’attacher aux trois coins du plateau, qui de cette façon se tient vertical, une corde divisée en parties proportionnelles du mille. Laissez la corde se dérouler librement pendant un espace de temps connu, quinze ou trente secondes, je suppose ; il vous sera facile de conclure de la quantité de corde filée le chemin que le vaisseau parcourt en une heure.

Muni du loch et de la boussole, sachant dans quel sens il marche, mesurant presqu’à chaque pas la grandeur de ses enjambées, d’où vient que le marin ne puisse, quand il ne recourt qu’à « l’estime, » se rendre un compte exact de sa situation ? D’où vient qu’après un certain nombre de jours de traversée il se trouve assailli de tant de doutes cruels ? C’est que la vitesse, par suite des inégalités de la brise, n’est jamais uniforme ; la route a des flexions qui s’apprécient mal ; frappé obliquement par le vent, le vaisseau dérive, des courans inconnus l’entraînent. C’est par centaines de lieues que Christophe Colomb et ses pilotes comptaient leurs désaccords. Qui de nous, — je parle des officiers de ma génération, — n’a pas vu l’estime entachée de 50, de 60, de 80 lieues d’erreur quand on venait du Brésil et avant qu’on fût rendu aux Açores ? Suivant la judicieuse remarque du plus grand des navigateurs, il n’existe qu’un moyen « précis et certain » de savoir où l’on est : il faut recourir « à l’astrologie. » Celui qui sait à propos consulter les astres « peut réellement avoir de l’assurance ; » les prédictions qu’il fondera sur ses calculs seront en quelque sorte des « visions prophétiques. »


II.

Le soin de propager l’instruction dans toutes ses branches fut longtemps, en pays catholique, le privilège du clergé, et l’on vit, — chose étrange, — la science des mouvemens célestes cultivée pendant près de trois cents ans avec une ferveur toute spéciale par ces corporations qu’on accuse d’avoir méconnu Colomb et d’avoir proscrit Galilée. Jusqu’en 1785 et en 1791, nous trouverons des cordeliers, des chanoines, des abbés séculiers, chargés des travaux astronomiques à bord des navires de d’Entrecasteaux et de La Pérouse. En 1673, c’était un ecclésiastique, l’abbé Denys, qui enseignait, « pour le roy, » l’art « de naviger » aux pilotes de la ville de Dieppe, a La navigation, leur disait-il, a deux pieds sur lesquels elle marche, la latitude et la longitude, » et l’abbé Denys avait parfaitement raison. Il définissait du même coup la méthode que nous employons pour marquer notre point sur la carte et les services que nous attendons de l’astronomie. L’observation des astres ne remonte pas pour la marine au-delà du XVe siècle. Elle date du jour où les Portugais parvinrent à acclimater sur leurs caravelles l’astrolabe de Raymond Lulle, perfectionné par Martin Behaim. Cet astrolabe, simple cercle divisé muni d’une alidade aux deux extrémités de laquelle se dressait une pinnule, resta en usage sur nos vaisseaux jusqu’aux dernières années du règne de Louis XIV. Pour s’en servir, on le tenait généralement à la main, suspendu verticalement par un anneau. « Il faut prendre garde, disait à ce sujet le bon abbé Denys, il faut prendre garde au branlement du navire et choisir le lieu où il y ait le moins de mouvement, lieu qui est proche du grand mât. Alors, après avoir passé l’anneau dans son doigt, on laissera pendre l’astrolabe avec toute sorte de liberté, puis on baissera ou haussera l’alidade, jusqu’à ce que les rayons de l’astre passent justement par les trous qui sont au milieu des pinnules. C’est ainsi, remarque fort à propos le professeur de Dieppe, que furent faites les premières navigations des Indes ; mais tous les jours, a-t-il soin d’ajouter, apportent dans la science de nouvelles lumières. » Après l’astrolabe, après le quartier et l’anneau astronomique, vint enfin cet instrument que nos pilotes appelaient indifféremment la flèche, l’arbalète, l’arbalestrine, le bâton de Jacob, — « simple bâton équarri en effet sur lequel, le tenant horizontalement, on faisait couler des traversaires en croix nommées des marteaux. » Le bon abbé ne peut parler de cet instrument qu’avec enthousiasme, « Le marteau, dit-il, qui va et vient le long de l’arbalète, représente le soleil ou les étoiles auxquels on prend hauteur. Plus ce marteau sera proche du bout de l’œil, moins le soleil ou les étoiles seront éloignés du zénith, — le zénith est le point du ciel qui se trouve au-dessus de nos têtes, — plus ils seront élevés sur l’horizon. »

Que l’on disposât, comme Barthélémy Diaz, comme Christophe Colomb, comme Améric Vespuce, de l’astrolabe et du quart de cercle, ou, comme l’abbé Denys, du bâton de Jacob, de quelle façon arrivait-on à se procurer par l’observation et par le calcul les deux élémens dont on avait besoin pour marquer « son point » sur la carte, la latitude et la longitude ? « C’est une maxime de la sphère, exposait en son naïf langage aux « écholiers » de Dieppe le professeur choisi par le grand roi, que l’on est autant éloigné de la ligne équinoxiale que le pôle du monde est élevé sur l’horizon. » Observer la hauteur angulaire du pôle, c’est donc en réalité mesurer sa propre distance à l’équateur, autrement dit c’est se procurer par un équivalent la connaissance de la latitude. Y aurait-il vraiment opération plus prompte et plus facile, si l’étoile polaire occupait sur la voûte céleste la place que son nom semble lui assigner ? « Par une providence toute juste, quoiqu’elle nous soit inconnue, Dieu n’a pas voulu nous obliger de cette grâce. L’étoile polaire est proche du pôle, elle n’est pas néanmoins le pôle, » et les pilotes de Dieppe, s’ils n’avaient eu l’idée de s’adresser à une étoile voisine, à la claire des gardes, ne seraient jamais venus à bout « d’ajuster cette affaire. » Ayant supputé de combien de degrés ou minutes l’étoile du nord est au-dessus ou au-dessous du pôle, pendant que la claire des gardes décrit son cercle habituel, « ils composèrent des tables pour y marquer, vis-à-vis de ces rumbs, le nombre de degrés et minutes qu’il fallait ajouter ou soustraire pour tirer de la hauteur de l’étoile la véritable élévation du pôle. »

Du moment qu’il fallait relever une étoile au compas, observer la hauteur de l’autre au-dessus de l’horizon, consulter en outre des tables, autant valait s’adresser au soleil. Pourvu que l’on saisit le moment où cet astre atteignait le point culminant de sa course, il n’y avait qu’un chiffre à soustraire de sa distance au zénith ou qu’un chiffre à y ajouter pour obtenir directement la latitude. Ce chiffre, on le rencontrait déjà dès le XIIIe siècle dans les Tables alphonsines ; on le trouvait beaucoup plus exact-au XVe dans les éphémérides de Regiomontanus ; il s’appelle la déclinaison. Le soleil en effet n’est pas tous les jours à la même distance de l’équateur. Suivant la pittoresque expression de l’abbé Denys, « il biaise à la ligne. » Il faut donc, pour conclure de sa hauteur à midi l’élévation du pôle, tenir compte à la fois de sa distance au plan équatorial et de sa position au-dessus de l’horizon. Le dernier des caboteurs ne négligerait pas de nos jours certaines corrections dépendant de la dépression, de la réfraction, de la parallaxe ; au XVIIe siècle et à plus forte raison au temps des grandes découvertes, on n’y regardait pas de si près. Quand l’abbé Denys conduisait ses écholiers au bord de la mer pour leur apprendre à observer la hauteur du soleil, il avait remarqué qu’il pouvait se placer indifféremment sur le galet ou monter sur une falaise haute, suivant son calcul, de 84 pieds. « Jamais l’observation n’avait présenté la moindre différence. Chacun trouvait sa latitude aussi bien en haut comme en bas. » Voilà où en était l’astronomie nautique en l’année 1673. Qu’on se garde bien d’imputer la morale facile dont nous lui voyons faire preuve à des notions de géométrie incomplètes ; cette morale se mettait simplement d’accord avec l’imperfection notoire des instrumens. La précision ne commence pour les observations nautiques qu’avec l’invention des instrumens à réflexion.

La détermination de la latitude heureusement est peu exigeante. Les erreurs commises dans l’observation de la hauteur ne s’y multiplient pas. « Si la nature, écrivait en 1673 l’abbé Denys, nous avait donné des moyens de trouver la longitude aussi assurés que ceux dont nous disposons pour trouver la latitude, jamais, sinon par des tempêtes furieuses, il ne se perdrait de navires. » Malheureusement « quantité de beaux esprits » s’étaient sans succès occupés de la question. Améric Vespuce prétendait, il est vrai, dès l’année 1500, l’avoir résolue, à l’aide du mouvement de la lune, corso piu leggier della luna ; mais, en réalité, il avait sans profit « sacrifié son sommeil et peut-être abrégé sa vie de dix ans. » La détermination des longitudes à la mer devait faire pendant trois siècles le désespoir des astronomes, et peu s’en fallut qu’elle n’allât prendre rang, avec le mouvement perpétuel et la quadrature du cercle, parmi les questions insolubles. Force était donc en 1673 de se tenir pour satisfait quand on parvenait à déterminer sur quel parallèle on avait conduit son navire. En venant « des îles » ou pour y aller, le premier soin était de se porter à la hauteur convenable, de se mettre, suivant l’expression consacrée, en latitude. On courait ensuite soit à l’est, soit à l’ouest, toujours droit devant soi, sans se détourner un instant de son parallèle, jusqu’à ce que l’on rencontrât la terre.

Fallait-il croire, avec l’abbé Denys, a qu’en nous dérobant la connaissance des moyens qui auraient pu nous procurer sûrement et promptement une bonne longitude. Dieu avait voulu obliger les pilotes à veiller sur leur route et chasser par là de leur cœur les mauvaises pensées ? » L’excellent abbé prêtait à la Providence un souci qu’elle n’avait jamais eu. La solution du problème des longitudes était difficile ; Dieu ne l’avait pas interdite à la science par une loi fatale. De quoi s’agissait-il en somme ? D’arriver à connaître, au même instant physique, l’heure de deux points différens. Dans mainte ville de province située à l’est ou à l’ouest de la capitale, nous voyons aujourd’hui des cadrans munis d’un double jeu d’aiguilles se charger d’apprendre aux plus rustres qu’on ne compte pas à la fois la même heure à Paris et à Quimper-Corentin. L’observateur, placé sur la terre ferme, n’en était plus à découvrir en 1673 le secret que cherchait encore le navigateur cent ans plus tard. L’antiquité elle-même avait déterminé des longitudes pour des stations terrestres ; on pourrait dire qu’elle dut, dès le principe, les déterminer presque involontairement. Reportons-nous en effet au temps où tout était surprise pour l’humanité. Qu’un de ces phénomènes destinés à rentrer dans l’ordre des choses prévues vînt à se manifester soudainement dans le ciel, l’imagination des peuples en restait vivement frappée. D’accord sur l’événement, les témoins, pour peu qu’ils occupassent des stations sensiblement distantes l’une de l’autre, s’entendaient moins bien dès qu’il fallait fixer le moment précis où l’on avait vu le phénomène se produire. Les clepsydres n’étaient cependant pas en défaut. Si ces instrumens, au même instant consultés, se refusaient à indiquer la même heure, c’était au mouvement apparent de la sphère céleste qu’il fallait s’en prendre. Les seuls rapports conformes émanaient de spectateurs placés sous un méridien commun. Signaler une heure d’avance ou de retard dans l’apparition du signe céleste, c’était, sans s’en douter, indiquer 15 degrés de différence dans sa longitude. Le soleil en effet qui nous sert à mesurer la durée met vingt-quatre heures à faire le tour de la terre, une heure par conséquent à franchir un intervalle égal à la vingt-quatrième partie de la circonférence. Éclipses d’astres, occultations d’étoiles, tout ce qui peut marquer un court moment dans l’espace et le marquer à la fois pour divers points du globe, conduira de cette façon au résultat cherché ; seulement ce qui résout la question pour le géographe est bien loin de l’avoir tranchée pour le navigateur. Ces incidens d’une apparition si rare, le navigateur n’a pas le temps de les attendre. Ajoutons que, pour la plupart, il n’a pas le moyen de les observer. « Le branlement du navire, » pour employer l’excellente expression de l’abbé Denys, ne permet pas aisément de braquer du pont de nos vaisseaux des lunettes sur ces points lumineux dont on ne distingue pas la présence à l’œil nu. Quand, après l’invention des lunettes achromatiques, on eut substitué aux lunettes de 12 et 15 pieds de longueur des lunettes qui n’en avaient plus que trois ou quatre, on crut qu’il allait suffire de soustraire l’observateur aux oscillations du vaisseau pour retenir les astres dans le champ de l’instrument. On reprit donc à ce sujet en 1759 et plus tard en 1771 une idée qui paraît avoir été pour la première fois émise en 1567. Une chaise à double suspension fut construite, on attacha cette lourde machine à une vergue entre le grand mât et le mât d’artimon. L’astronome s’y assit avec sa lunette ; mais il trouva bientôt que les mouvemens du fauteuil-mécanique, en dépit du poids considérable dont on l’avait chargé, s’ils étaient devenus moins étendus et plus lents que ceux du navire, étaient en revanche plus irréguliers.

Pour conclure de l’observation des astres la longitude en mer, Améric Vespuce avait eu l’excellente pensée de tirer parti de leurs distances réciproques. L’intervalle qui sépare les étoiles fixes reste, il est vrai, toujours le même ; des étoiles aux planètes, il ne se modifie que très lentement ; la lune seule a un mouvement propre qui rend ses déplacemens dans le ciel très sensibles. Quand leurs calculs aboutissaient à quelque invraisemblance trop grossière, Améric Vespuce et Sébastien Cabot ne s’en prenaient ni à leurs observations défectueuses, ni à leurs méthodes ; ils accusaient de ces déceptions l’irrégularité des mouvemens planétaires et les erreurs typographiques de Regiomontanus. Le roi d’Angleterre, Charles II, résolut de procurer aux marins des éphémérides plus exactes. Le h mai 1675, il fonda l’observatoire de Greenwich et lui donna pour mission « la rectification des tables où se trouvaient inscrits les mouvemens des corps célestes. »

Que pouvait-on faire encore pour hâter l’éclosion du grand œuvre astronomique ? Ce que fit Hadley en 1732 lorsqu’il inventa son octant et fournit ainsi aux marins le moyen d’observer avec une précision inconnue jusqu’alors les distances de la lune au soleil, aux planètes et aux étoiles les plus brillantes. Réduites par le calcul à ce qu’elles eussent été, si on les avait observées du centre de la terre, ces distances, on les retrouvait dans le Nautical Almanach de Greenwich. Les calculs de l’astronome et l’observation du marin fixaient pour le même instant la position de la lune dans le ciel ; mais l’astronome avait en outre marqué dans ses tables l’heure correspondante du méridien de Greenwich ; il ne restait plus au marin qu’à en rapprocher l’heure du lieu où il observait pour avoir sa longitude.

Vers la fin du XVIIIe siècle, on ne comptait plus qu’une minute environ d’erreur dans les déterminations des éphémérides, une autre minute du fait même de l’observateur. La lenteur du mouvement de la lune cependant est telle que ces deux minutes emportaient près d’un degré d’indécision dans la connaissance de la longitude. En 1714, le parlement anglais offrit 20,000 livres sterling. (un demi-million de francs) à qui découvrirait le moyen d’atteindre à la précision du demi-degré. Une erreur d’un demi-degré ne représente qu’un mécompte de dix lieues sur l’équateur, de sept seulement sur le parallèle moyen.

L’astronomie n’était malheureusement pas en mesure de mériter au temps de la reine Anne un prix si magnifique. Elle le serait à peine aujourd’hui. Sur l’indication de Newton, l’astronomie prit le parti d’appeler la mécanique à son aide. Elle demanda aux horlogers de Londres de lui construire une horloge portative, une montre en un mot, dont la somme des écarts n’excédât pas deux minutes de temps après quarante-deux jours de traversée. De cette façon le master anglais n’aurait plus à demander aux distances lunaires l’heure du méridien de Greenwich ; il remporterait sous clé à bord de son vaisseau.

L’art de mesurer le temps avait fait un pas gigantesque au XVIIe siècle. Les clepsydres, dans lesquelles la chute de l’eau, modérée et réglée par certains artifices, servait à diviser le jour en parties égales, les cadrans où l’ombre d’un style retraçait la marche du soleil, tous ces appareils, dont en 1587 on se contentait encore, venaient de faire place au plus merveilleux assemblage mécanique qui soit sorti de la main des hommes, je veux parler de l’horloge à roues dentées, à balancier et à échappement. En 1664, une horloge à pendule fut embarquée par Huyghens sur un vaisseau anglais ; en 1669, le duc de Beaufort en emportait une autre dans l’expédition de Candie, mais l’horloge qui devait donner la longitude à la mer ne pouvait être une horloge à pendule ; elle devait naître de l’application d’un autre principe. On en fait justement remonter l’invention à la découverte de l’isochronisme du spiral et à celle du balancier compensateur.

Pierre Le Roy en France, Arnold en Angleterre, avaient confectionné des horloges portatives. Seul, Harrison, en 1736, réussit réellement à construire une horloge marine. Vingt-neuf ans plus tard, en 1765, il réclamait la prime promise par la reine Anne ; sa montre avait déterminé les longitudes en-deçà des limites de précision qu’exigeait l’acte législatif de 1714. Ce n’était pas une horloge, c’était un système qu’on voulait posséder ; Harrison fut invité à développer le sien, et les 20,000 livres sterling ne lui furent adjugées que le jour où il eut mis d’autres fabricans en mesure de reproduire, par l’application de ses principes, les résultats qu’il avait lui-même obtenus. En 1766, un horloger français, Ferdinand Berthoud, fut envoyé par le ministre de la marine, Gabriel de Choiseul, duc de Praslin, pour étudier « cette machine dont la construction était simple, dont l’exécution, en revanche, était très difficile.» Berthoud réussit à en faire une imitation des plus heureuses. Dès 1768, les horloges françaises purent être employées à la rectification des cartes marines. M. de Fleurieu sur l’Isis, M. Verdun de La Crenne sur la Flore, l’abbé Chappe en Californie, les avaient soumises aux plus concluantes épreuves, (c Je crois avoir fait une très bonne carte de la côte d’Afrique, depuis le cap Spartel jusqu’au cap Bojador, en y comprenant les îles Canaries, écrivait en 1776 à Ferdinand Berthoud le chevalier de Borda. Il m’aurait été impossible d’en faire une passable sans vos horloges. »

Arrêtons-nous ici et mesurons du regard le chemin qu’avait fait l’astronomie nautique depuis le jour où Améric Vespuce observait, le 23 août 1499, « la conjonction de la lune et de Mars. » Les plus habiles astronomes ne pouvaient alors réussir à se mettre d’accord sur la position du cap Saint-Augustin. Peu s’en fallut qu’ils ne renonçassent à décider de quel côté de la fameuse ligne de démarcation tracée par le pape tombait cette protubérance du Nouveau-Monde. Améric Vespuce, le premier directeur-général d’un dépôt des cartes et plans dont l’histoire fasse mention, avait bien pu se charger de dresser, sous le nom de « Padron Real, » le tableau officiel des positions géographiques ; il avait bien pu accepter la mission « de veiller à ce que les pilotes, revenant d’un voyage de long cours, indiquassent fidèlement aux officiers de la Casa de contratacion de Séville la situation exacte des terres nouvellement découvertes, » la navigation n’en acquérait pas pour cela des allures plus sûres. Il était difficile en effet d’asseoir une hydrographie sérieuse sur les informations de gens qui, au dire de Christophe Colomb, n’auraient jamais pu, si on les eût abandonnés à eux-mêmes, retrouver la route des pays où la fortune les avait fait aborder. Il fallait, — ce sont encore les expressions du grand navigateur que j’emprunte, — il fallait, en ces jours d’enfance astronomique, « constamment découvrir à nouveau. »

Si dans l’Océan-Atlantique, large à peine d’un millier de lieues, les mécomptes atteignaient parfois le tiers de cette distance, qu’on juge des erreurs qui se durent commettre dans cet autre océan trois ou quatre fois plus vaste qu’eurent à parcourir Magellan et ses successeurs. Là, si l’on est quelquefois parvenu, dans un sentiment d’équitable recherche, à restituer aux premiers navigateurs l’honneur de leurs découvertes, c’est parce qu’on a pris très sagement le parti de tenir peu de compte de leurs assertions géographiques. On a reconnu les peuples qu’ils avaient dépeints, les contrées qu’ils avaient décrites ; on ne s’est plus inquiété de leurs longitudes. C’est donc une ère véritablement nouvelle que l’on voit s’ouvrir lorsque Cook entreprend en 1772 son second voyage vers les terres australes. Cook emportait à bord de la Résolution une montre marine exécutée par Kendall sur les principes que venait d’exposer Harrison. Outre des horloges à pendule pour opérer à terre, des lunettes achromatiques pour observer les éclipses des satellites de Jupiter, La Pérouse, Vancouver, d’Entrecasteaux, possédaient également des chronomètres. Ce furent ces horloges portatives qui, dans leurs longues et périlleuses campagnes, les rattachèrent jusqu’à la dernière heure au méridien absent de la patrie. Aussi jamais le feu sacré n’eut-il pour le veiller et pour l’entretenir des vestales plus fidèles. Quand un vaisseau s’est lancé en plein océan, quand il va surtout à la découverte, de tous les officiers celui qui peut le moins négliger son service, c’est assurément l’officier qu’une honorable confiance a investi du soin de « garder le temps. » Des brisans sous la proue alarmeraient peut-être moins l’équipage que ce cri sinistre : « on a laissé s’arrêter les montres ! » Surpris par la révolution qui venait d’éclater en France, les officiers de d’Entrecasteaux se virent contraints de vendre à Sourabaya leurs navires pour faire subsister les équipages ; ils ne se séparèrent pas de leurs chronomètres. M. de Rossel rapporta lui-même en Europe ces dieux lares, et l’autorité de la montre n° 14, chef-d’œuvre d’horlogerie sorti des mains incomparables de Berthoud, est encore la plus ferme base sur laquelle s’appuie l’ensemble des positions géographiques que nous a léguées cette grande expédition.

Ferdinand Berthoud a trouvé dans les deux générations qui l’ont suivi de dignes successeurs, et l’on peut affirmer que, tant qu’il y aura en France des Bréguet, des Mottez, des Winnerl, nous n’aurons pas à craindre de devenir les tributaires de l’art étranger. La marine française possède à elle seule aujourd’hui plus de 400 chronomètres représentant une valeur de près d’un million de francs. Il n’y a pas quarante ans qu’une montre marine, chose à peu près inconnue sur nos navires de commerce, était une rareté même à bord de nos navires de guerre. Les vaisseaux, les frégates en étaient pourvus. On livrait les corvettes et les bricks à l’estime, corrigée çà et là par les distances lunaires. Mais les chronomètres eux-mêmes ne peuvent rien quand les astres font défaut, et l’obscurité du ciel venait souvent aux atterrages rétablir entre les privilégiés et les déshérités de l’administration une égalité de périls. Dans les longs mois noirs de l’hiver, ce n’est plus seulement la longitude, c’est la latitude même qui devient incertaine. On se trouve alors exposé, aussi bien de nos jours qu’au temps de l’abbé Denys, « à s’aller enferrer dans la Manche de Bristol, » quand il faudrait cingler entre la côte de France et la côte d’Angleterre. Pour éviter de semblables méprises, il n’est qu’un seul moyen, et ce moyen, on ne doit jamais hésiter à l’employer : aussitôt qu’on n’a plus la ressource de lire sa position dans le ciel, il faut la chercher en tâtant le terrain sous ses pieds. Nous possédons aussi une topographie sous-marine. Le relief et la nature du fond sont à l’approche des côtes, de certaines côtes surtout, des indices assez concluans pour tenir lieu de l’observation des astres.

Pouvoir jeter la sonde, interroger les dépressions des vallées au-dessus desquelles on passe, examiner les graviers, les débris de coquilles que le plomb en rapporte, c’est rester encore dans les limites de la navigation positive. La navigation conjecturale commence quand tout manque à la fois et qu’on n’a plus pour se diriger que des probabilités. Il arrive souvent, à ce moment même où l’on est dans l’impossibilité la plus absolue de vérifier son point, qu’on se sent poussé en avant par une force invincible. La violence de la brise ne permet pas au navire de rester en place ; elle lui laisse encore moins la faculté de rétrograder. L’obscurité est telle que le regard se fatiguerait vainement à en vouloir percer les ténèbres. Pour se diriger, il ne reste plus que la boussole. C’est sur ce disque tremblant, ce n’est pas sur l’horizon qu’il faut tenir ses yeux attachés. Fatalement condamné à prendre le droit chemin ou à périr, le capitaine joue sa vie et celle de son équipage sur une hypothèse. On ne se laisserait pas autrement tomber dans un gouffre.

Ce sont là pour le marin les suprêmes épreuves. Ajoutons que depuis quarante ans on ne néglige rien pour nous les épargner. C’est pour nous que les astronomes, que les hydrographes, que les horlogers travaillent, pour nous que les ingénieurs, après avoir bâti des phares sur toutes les pointes, élevé des balises ou mouillé des bouées sur toutes les roches, iront chercher jusqu’au milieu du bouillonnement des récifs quelque aiguille de granit qui puisse encore recevoir leur ciment. Le marin d’aujourd’hui n’est plus que l’enfant gâté du siècle. Pour comprendre vraiment les grandeurs de la vie maritime, il faut se rejeter de trois ou quatre siècles en arrière, il faut étudier la navigation hauturière à ses débuts, remonter jusqu’aux jours où, derrière chaque nuage aux contours arrêtés, on croyait deviner une ile, où, perdu dans une immensité qu’il était permis de soupçonner sans bornes, on suivait le vol des oiseaux, « lorsque tous se dirigent le soir du même côté, » dans l’espoir de pouvoir comme eux « aller dormir à terre. »


III.

Pareil à ces corps qui se chargent peu à peu d’électricité, l’homme a pu amasser, de génération en génération, une portion tous les jours plus grande de la puissance divine. Et cependant, quand nous reportons nos regards en arrière, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que, si l’humanité aujourd’hui a le bras plus long, l’individu autrefois avait la taille plus haute. Ce n’est pas seulement la trempe des âmes qui était en ces temps déjà éloignés supérieure ; celle du corps ne l’était pas moins. On s’étonne de la merveilleuse aptitude à souffrir que possédaient les navigateurs du XVe et du XVIe siècle, ces sybarites qui renouvelaient leurs provisions dans la première anse venue avec des salaisons de pingouins. Quand l’âme dispose ainsi d’un vase de bronze, on conçoit qu’elle le jette plus légèrement dans les aventures. Ce qui doit néanmoins obtenir le premier rang dans notre admiration, lorsque nous étudions les débuts et le développement de la navigation hauturière, c’est le triomphe que l’homme, avant de se heurter à des difficultés réelles, a dû remporter sur son imagination. Les chétifs instrumens qui bravèrent alors le courroux des flots rehaussent à peine pour moi l’audace des anciens découvreurs. Qu’avaient à envier, sous le rapport des qualités nautiques, les navires de Colomb ou ceux de Magellan, aux pilot-boats que le capitaine Wilkes emmena en 1838 au-delà du cap Horn ? La moindre crique leur offrait un abri, la plupart des bancs n’effleuraient pas leur quille, et, un jour de tourmente, je ne sais quel galion eût fait meilleure figure que ces « vaisseaux ronds de médiocre calibre, courts de varangue et à poupe carrée, » dont les dimensions eussent peut-être fait reculer d’effroi les argonautes, mais dont la bonne assiette sur l’eau, la voilure maniable, le gréement à la fois solide et léger, auraient certainement rassuré le regard d’un marin. « Outre les bourcets et les bonnettes à étui, » la caravelle portait « quatre voiles à oreilles de lièvre, » dites aussi « voiles latines, » On citait surtout ce genre de bâtiment pour « son habileté à virer de bord. » Les chebecks que nous prîmes en 1830 au dey d’Alger, ceux qui croisent encore tous les jours sur les côtes de Catalogne ou dans le golfe de Valence, moins hauts de bord peut-être, moins renflés dans leurs formes, peuvent cependant donner une idée des caravelles. Ce sont des caravelles de course ; les caravelles étaient des chebecks de charge. Tant que la brise soufflait modérée, elles gardaient leurs grandes voiles triangulaires enverguées sur de longues et fragiles antennes. Pour les gros temps, elles tenaient en réserve un appareil plus sûr, ce jeu de voiles carrées avec lequel un des bâtimens de Colomb, la Pinta, quittera les Canaries.

Le port moyen de la caravelle variait entre 120 et 130 tonneaux. L’équipage se composait communément d’une cinquantaine d’hommes : un capitaine, un maître, un contre-maître, un pilote, un tonnelier, un calfat, un charpentier, un canonnier, un bombardier, deux trompettes, quatorze matelots, cinq écuyers et vingt novices. Ce qui eût été téméraire, ce n’est pas d’aller en découverte avec ces navires alertes, bien pourvus de vivres et de mince tirant d’eau ; c’eût été de vouloir leur substituer dans une pareille mission des caraques, des galéasses, des mahones ou même ces ramberges que plus tard les Anglais construisirent « pour faire peur. » Avec la caravelle, la boussole et l’astrolabe, on pouvait faire le tour du monde ; le difficile était de l’entreprendre.

Les Espagnols ont partagé avec les Portugais la gloire des grandes découvertes du XVe siècle ; c’est aux Portugais qu’il faut rapporter l’honneur d’avoir rendu ces découvertes possibles en émancipant les premiers la navigation. Améric Vespuce a pu trouver bon de parler avec dédain de ces voyages « où l’on se traînait le long des côtes » et qui ont abouti « à faire le tour de l’Afrique par le sud, comme tous les auteurs de cosmographie l’avaient indiqué. » Les navigateurs qui ont su atteindre Madère et les Açores ont incontestablement frayé la route à ceux qui, soixante ans plus tard, sont arrivés à Guanahani. Ne comparons pas du reste la découverte du Nouveau-Monde et celle du cap de Bonne-Espérance : l’une est le miracle de la foi unie au génie, l’autre est le plus grand exemple de ténacité courageuse que puissent offrir les annales humaines. Tous les marins, je l’espère, me comprendront.

Le 28e degré de latitude septentrionale semblait, au début du XVe siècle, limiter du côté du sud, à deux cents lieues environ de Ceuta et du cap Spartel, les rivages accessibles et la terre habitable. Étaient-ce bien, comme on le répète encore tous les jours, de folles terreurs qui arrêtaient le navigateur devant ce promontoire dont le nom même indiquait qu’on ne pouvait passer outre ? Du cap Noun au cap Bojador, situé cinquante-trois lieues plus au sud, on ne rencontre que des falaises escarpées ou des dunes de sable. Toute cette partie de la côte est entièrement dépourvue de végétation. Le mugissement des brisans s’y fait entendre à plusieurs milles au large. Lorsque règnent les vents d’ouest, c’est par 16 mètres de fond qu’on voit la mer briser. D’octobre en avril, on évite encore aujourd’hui soigneusement d’approcher de ces parages où la terre est presque constamment enveloppée d’une brume épaisse, et où les vents du large soulèvent en quelques heures des lames monstrueuses. Voilà ce que les explorations modernes nous ont appris sur des rivages qui ont vu périr, en moins de vingt années, une de nos frégates à voiles et trois de nos navires à vapeur. Quand le prince Henri échauffait l’ardeur de ses capitaines, quand il gourmandait, non sans quelque dureté, leur prétendue mollesse, ceux-ci avaient-ils donc si grand tort de lui répondre : « Au-delà du cap Noun, il n’y a probablement ni peuples ni villes. La terre n’est pas moins sablonneuse que dans les déserts de la Libye ; la mer est si basse qu’à une lieue de la côte on ne trouve pas plus d’une brasse de fond. Les courans vont au sud avec une telle force que, si nous dépassons le cap Noun, nous ne pourrons pas au retour les refouler. »

La sagesse même parlait par la bouche de ces marins ; heureusement elle ne réussit pas à se faire écouter. En sa qualité de grand-maître de l’ordre du Christ, le prince Henri disposait de biens considérables. Il s’était juré que ses caravelles iraient plus loin que n’avaient été u les ancêtres, » et aucune objection n’était capable de lui faire abandonner son dessein. En 1417, sa persévérance reçut une première satisfaction. Deux petits vaisseaux expédiés d’un des ports de la côte des Algarves, avec l’ordre formel de doubler le cap Noun, poussèrent enfin jusqu’au cap Bojador. Là, ils reculèrent encore une fois devant « l’agitation furieuse de la mer. » L’année suivante, une autre tentative fut faite. Jean Gonçalvez Zarco et Tristan Vaz essayèrent de franchir cette pointe basse de roche que venaient heurter si violemment la houle et les courans contrariés de l’Atlantique. Comme leurs prédécesseurs, Gonçalvez Zarco et Tristan Vaz perdirent courage ; comme eux, ils rétrogradèrent, — par bonheur, pour revenir à Lisbonne, ils ne prirent pas la même route. Il était dur de remonter la côte en refoulant constamment un courant contraire. Les Portugais se laissèrent aller à prolonger leur bordée au large. La tempête les saisit et les jeta en quelques jours à près de 120 lieues de la côte d’Afrique. Ils virent tout à coup se dresser devant eux un sommet élevé, dominant d’environ 1,600 pieds le niveau de la mer. Ils se dirigèrent vers cette terre inconnue, y abordèrent et lui donnèrent le nom de Porto-Santo. Quelques jours plus tard, le 2 juillet 1419, ils découvraient une île plus considérable encore ; c’était l’île de Madère, qui devint bientôt le siège d’une colonie.

Douze années s’écoulent ; ce n’est plus à 120 lieues des côtes d’Afrique, c’est à 250, à 300 lieues du cap Saint-Vincent que nous rencontrons les Portugais. Gonzalo Velho Cabral a découvert les premières vedettes des Açores. D’étape en étape, les Portugais parviennent jusqu’à l’extrémité occidentale de l’archipel, jusqu’à Corvo et jusqu’à Florès. Après Florès, il n’y a plus d’îles. Ceux qui voudraient en chercher plus avant feraient comme Sébastien Cabot en 1497, ils iraient butter aux rives d’un continent.

Remarquez à cette occasion le progrès soudain qui se manifeste dans l’art de naviguer. Jusqu’alors on s’était borné à se glisser le long de la côte, redoutant comme le plus grand péril de la perdre de vue. Si l’on s’était parfois trouvé en pleine Atlantique, loin de tout rivage, c’est qu’on y avait été emporté par la tourmente. Pareille fortune a pu conduire une barque anglaise à Madère dès l’année 1337, et quatre siècles plus tôt deux chefs scandinaves en Amérique. Je ne vois pas là matière à s’étonner. La tempête n’entraîne-t-elle pas journellement des bateaux japonais sur la côte de Luçon ? N’en a-t-elle pas poussé jusqu’au Kamtchatka ? Et comment se seraient peuplées les Sandwich, les îles de la Polynésie, la Nouvelle-Zélande, si les vents ne s’étaient chargés d’y porter la semence humaine ? Toutes ces rencontres fortuites d’îles ou de continens ne sauraient prendre place dans l’histoire de la navigation. Ce qui constitue un progrès, ce qui doit être tenu pour une conquête, c’est la terre nouvelle trouvée par des gens qui sauront en revenir, et qui auront le moyen d’y retourner.

En 1433, l’ambition avouée des Portugais était déjà d’arriver jusqu’aux Indes. Ils voulaient, pour s’y rendre, contourner la pointe méridionale de l’Afrique ; avant tout, il fallait réussir à doubler le cap Bojador. Le prince Henri s’adresse à son écuyer, Gil Eannez. Comme un loyal chevalier qui accomplit un vœu, Gil Eannez va fermer les yeux au péril ; il a promis à son maître de venir à bout de son aventure. L’année 1434 ne s’écoulera pas sans qu’une barque portugaise soit parvenue à passer de l’autre côté du terrible cap africain. Quand ce mur est tombé, qu’a-t-on aperçu au-delà ? Une côte plus aride et plus désolée encore que celle qui s’étend entre le cap Bojador et le cap Noun, un océan de sable terminé par des bords abrupts, un plateau d’où ont disparu les dernières broussailles et que nivellent incessamment les vents du désert.

Dans son impatience d’apporter au prince Henri la nouvelle d’un succès presque inespéré, Gil Eannez n’avait dépassé le cap Bojador que de 30 lieues à peine. En 1435, c’est 12 lieues plus loin, — 12 lieues seulement, — qu’il s’arrête. En 1436, nouvelle expédition. On ira cette fois 120 lieues plus au sud ; c’est toujours du sable, toujours des falaises et des dunes qu’on rencontre ; partout un rivage inabordable. Enfin, sous le 24e degré de latitude, les capitaines du prince Henri ont découvert un port. Ils franchissent la barre du Rio de Ouro, et pour la première fois on peut communiquer avec des habitans. La ville de Lisbonne verra de l’or d’Afrique rapporté par ses caravelles. La navigation vers le sud en reçoit une nouvelle impulsion. Enhardis par leurs communications de jour en jour plus fréquentes avec les Açores, les pilotes ont complètement modifié leurs allures. Ils se cramponnaient autrefois à la terre ; ils la lâchent aujourd’hui des deux mains. Les promontoires s’effacent l’un après l’autre. On vient à peine de dépasser le Cap-Blanc que déjà d’autres navires signalent l’embouchure du Sénégal. En 1447, on se trouve à la hauteur du Cap-Vert. Il a fallu trente-deux ans d’efforts, l’armement de cinquante et une caravelles pour en arriver là ; mais c’en est fait désormais des appréhensions chimériques. On peut revenir du pays des noirs ; la zone torride ne consume pas ceux qui la visitent. Quand le prince Henri mourut en 1463, sa persévérance avait donc été couronnée d’un plein succès. Les Portugais n’avaient pas encore touché le rivage des Indes ; l’académie de Sagres leur en avait ouvert et jusqu’à un certain point aplani la route.

Le roi Jean II, « le plus grand roi, suivant l’expression du vieux cardinal d’Alpedrinha, qui soit né du meilleur des hommes, » monta sur le trône en 1481. Les îles du Cap-Vert, la rivière de Sierra Leone, le golfe de Bénin, Fernando Po, San-Thomè, Annobon, l’île du Prince, étaient déjà connus. Les Portugais se sont établis à El-Mina et dans l’île d’Arguin ; le roi de Portugal et des Algarves est en même temps le seigneur de Guinée. Parvenus aux dernières limites de notre hémisphère, les Portugais n’osaient pas toutefois aborder l’hémisphère austral. Une grave considération les retenait en partant de San-Thomè, « ils perdaient la vue de leur pôle arctique. » Comment naviguer sous des cieux nouveaux dont les constellations ne figuraient pas dans l’almanach de Regiomontanus ? Ce ne fut qu’en 1484 que Diogo Cam et Joam Affonso d’Aveyro s’aventurèrent au sud de l’équateur et dépassèrent l’embouchure du Zaïre. En 1486, Barthélémy Diaz et Joam Infante allèrent plus loin encore. Ils atteignirent le cap derrière lequel s’épanouissait le grand Océan indien. En une seule campagne, ces deux navigateurs avaient reconnu 350 lieues de côtes ; pour en gagner pied à pied 1,400, on avait employé plus des deux tiers d’un siècle. Diaz avait cru devoir nommer l’extrémité du continent africain le cap des Tourmentes. Le roi Jean à plus juste titre l’appela le cap de Bonne-Espérance. Les colères de l’Océan austral ne pouvaient rien avoir en effet de bien effrayant pour des marins habitués dès l’enfance à braver celles de l’Atlantique. Les calmes prolongés de la ligne ont souvent mis à plus forte épreuve le courage de ces intrépides navigateurs.

Les dernières années du règne de Jean II furent occupées par la guerre, que le Portugal n’avait pas cessé depuis l’année 1415 de soutenir contre le Maroc. Le 12 juillet 1491, l’infant dom Affonso se tua en tombant de cheval. Depuis cette époque, une sorte de lassitude morale semble s’être emparée de l’esprit du monarque qui avait poursuivi jusqu’alors avec tant d’énergie les glorieuses traditions de la dynastie d’Aviz. L’armement de la flotte de l’Inde demeurait indéfiniment ajourné. Tout à coup le bruit se répand que des bâtimens venant des mers lointaines qui baignent les côtes du Cathay et celles de l’île de Zipangri sont entrés dans le Tage. Ce n’est pas seulement de l’or qu’ils rapportent en témoignage du point qu’ils ont touché ; des branches de palmier que la traversée de retour n’a pas eu le temps de flétrir, des oiseaux tels qu’au dire des poètes en peuvent seuls produire les pays où naît l’aurore, des passagers qu’à leur peau cuivrée, à leur face aplatie, Marco-Polo n’eût pas hésité à reconnaître pour des sujets de Khoubilaï-Khan, voilà les gages qui disent plus sûrement encore d’où arrivent les navires ancrés devant Lisbonne. Les Portugais ont été devancés dans les Indes ! et par qui l’ont-ils été ? Par des bâtimens espagnols ! Un certain Christophe Colomb, un Ligurien engagé au service de la reine Isabelle, a trouvé, quand ils le cherchaient encore, le chemin des antipodes. « Il a suivi le soleil vers son couchant jusqu’à plus de 5,000 milles de Gadès ; il a vogué pendant trente-trois jours de suite sans apercevoir autre chose que le ciel et l’eau. Ce qui était caché depuis l’origine des choses commence enfin à se révéler. »

Il fut, dit-on, question à Santarem d’arrêter cet aventurier qui, par la plus inattendue des fortunes, menaçait de ravir au Portugal la palme que le Portugal avait poursuivie sous trois règnes et qu’il était enfin sur le point de cueillir. Jean II, fort heureusement pour sa gloire, ne céda pas à cet odieux conseil. Il préféra demander au pape de partager l’univers entre les Espagnols et lui en deux portions égales. Colomb put donc regagner sain et sauf le 15 mars 1493 le port qu’il avait quitté le 3 août 1492. Quelques jours après, il faisait son entrée triomphale à Barcelone « accompagné de ses Indiens et de ses perroquets. »


IV.

Il fallait raconter avec quelque détail les premiers pas de la navigation hauturière, car ces premiers pas furent les plus difficiles. Ils eurent lieu dans la zone des vents variables, qui est aussi la zone des tempêtes fréquentes. Beaucoup de vieux marins sont d’avis que c’est à la hauteur des Açores que se rencontrent les plus grosses mers et les plus forts coups de vent. Une fois la zone des vents variables franchie, on trouva une température si douce, des brises si égales, si constantes dans leur direction, qu’on se crut un instant sur le chemin du paradis terrestre. On était entré dans la zone des vents alizés. Personne n’ignore aujourd’hui les lois de cette grande circulation atmosphérique qui s’établit des régions polaires vers l’équateur, dévie vers l’ouest en se heurtant à des couches animées d’une plus grande vitesse de rotation, et laisse de chaque côté de la ligne équinoxiale un vaste champ neutre où viennent se mêler les courans des deux pôles. Cet espace, qui oscille, suivant la saison, du nord au sud, a été nommé par les marins « le pot au noir. » Le ciel en effet y est presque toujours chargé de gros nuages opaques, et, quand par intervalles il ouvre ses cataractes, on se croirait revenu aux jours du déluge. Une humidité chaude, pénétrante, envahit le navire : chacun aspire à sortir au plus vite de cette étuve ; souvent par malheur on s’y débat longtemps. Des souffles capricieux peuvent durant des semaines retenir sur la limite des deux hémisphères le capitaine novice. Les Portugais, qui avaient découvert le Brésil sans le chercher et sans le vouloir, étaient restés très pénétrés du danger qu’on courait de se voir entraîné par les courans sur la côte d’Amérique. Ils s’obstinaient donc à hanter autant qu’ils le pouvaient la côte africaine aussitôt après avoir dépassé les îles du Cap-Vert. Mal fixés sur la longitude du cap Saint-Augustin, moins bien renseignés encore sur celle de leur navire, ils n’osaient pas prolonger leurs bordées vers l’ouest, où ils eussent trouvé, à l’approche des côtes, une autre influence, celle d’un vaste continent attirant à lui les couches d’air et épurant le ciel. Pendant qu’ils s’attardaient dans les fâcheux parages qu’un peu plus d’expérience leur aurait fait rapidement traverser, les premiers symptômes de scorbut, les dyssenteries, les fièvres, faisaient leur apparition ; les équipages commençaient à être décimés. Les Portugais nous transmirent leurs préjugés ; les plus illustres de nos amiraux sous la restauration en étaient encore imbus, tant les idées reçues peuvent conserver d’empire sur les meilleurs esprits. Aujourd’hui ce n’est plus par 16 degrés de longitude, ce n’est plus même par 20, c’est par 29 et 30 degrés que l’on cherche « à couper la ligne. » On y a gagné des traversées infiniment plus promptes et tout aussi sûres.

La prétention de dresser une carte générale des vents est un des espoirs de notre génération. Pour certains parages, quelque nombreux, quelque précis que soient les renseignemens qu’on recueille, il faudra s’en tenir à des probabilités. On aura seulement tant de chances pour cent de rencontrer juste ; mais il existe d’immenses étendues de mer où règne soit un souffle immuable, soit un souffle régulièrement périodique. Qui n’a entendu parler des moussons de l’Inde et des mers de Chine ? Là, quand le soleil échauffe de ses rayons presque perpendiculaires telle portion de l’Asie, le flot aérien s’y précipite ; la mousson du nord-est fait place à la mousson du sud-ouest : celle du sud-est se retire devant l’onde qui revient du rumb opposé. Le soleil s’éloigne, la terre se refroidit ; à l’instant l’alizé reprend ses droits. Le moment périlleux est l’époque où les deux courans s’avancent à l’encontre l’un de l’autre. Il se produit alors comme un couple de rotation qui, sous l’impulsion de deux forces adverses, tend à faire tourner l’atmosphère. C’est l’heure des ouragans, des typhons, des cyclones. Quand on le peut, on évite de s’exposer au changement des moussons.

Les tempêtes des tropiques ressemblent à la colère des caractères froids. La nature y sort de ses gonds. On voit alors le vent acquérir une intensité dont rien dans nos climats ne saurait donner une idée. La violence de ces tourbillons, près du centre surtout, semble irrésistible ; c’est une trombe gigantesque qui renverse tout. Heureusement on a étudié les lois de ces désastreuses convulsions. On sait dans quel sens se meut la colonne d’air, dans quel sens aussi elle tourbillonne. On l’observe à ses débuts, à ses premières manifestations menaçantes. Il n’y a plus que les fous ou les maladroits qui la bravent, les autres s’en écartent soigneusement. Il faut pourtant que le voisinage de la terre ou quelque autre circonstance impérieuse ne vienne pas contrarier cette manœuvre. Si la prévoyance du capitaine a été surprise, si la liberté de ses mouvemens a été enchaînée, il doit se préparer à une lutte formidable. Le navire, quelque forts que puissent être ses reins, ploiera sous la première étreinte. Il se redressera presque toujours, à une condition toutefois : on aura pris toutes les précautions nécessaires pour que l’eau ne pénètre pas dans la cale. L’eau qui gagne les parties basses du navire, c’est le sang qui s’écoule des veines d’un combattant. Il n’est rien de plus lamentable que de voir un navire perdre ainsi ses forces. Le calfat, qui sonde constamment les pompes, ne doit transmettre qu’à voix basse et à l’oreille du capitaine seul les progrès que l’eau fait sur ses engins. Le calfat n’a qu’un jour, mais ce jour-là il est le second personnage du navire. Il existe un secret entre le capitaine et lui. Quand, après avoir lutté pour ainsi dire corps à corps avec la mer, qui s’infiltre lentement pour tout envahir, il a réussi à faire baisser l’ennemi de quelques lignes, son impassibilité habituelle n’y résiste pas ; un sourire de triomphe illumine ses traits et avertit le capitaine avant qu’il ait parlé ; puis le calfat, l’honnête et modeste calfat, rentre dans son mutisme, il rentre aussi jusqu’à un certain point dans son obscurité. La lutte est ailleurs, elle est sur le pont, où le capitaine, debout près du compas, suit les variations graduelles de la brise. Le vent accomplit son cycle en grondant, paraissant parfois se calmer et tout à coup rugissant de plus belle. Battue, fouettée dans tous les sens, la mer ne se déroule plus en larges volutes ; elle se dresse en pyramides qui viennent l’une après l’autre donner l’assaut au navire. Tout a un terme cependant. La furie de l’ouragan s’épuise, le vent regagne peu à peu son poste accoutumé, et la sérénité reparaît dans le ciel.

Les vents alizés, par leur constance, auraient pu devenir un obstacle aux communications des peuples. Favorables pour une traversée, ils auraient rendu l’autre interminable. On s’explique fort bien sur ce point les inquiétudes des compagnons de Christophe Colomb. Cet illuminé, ce rêveur qui entraînait ses pilotes et ses capitaines vers un but chimérique, qui leur promettait les rivages de la Chine lorsqu’à partir des îles Canaries ils auraient parcouru 700 ou 800 lieues, les eût promenés sur les mers pendant 3,000 ou 4,000 lieues encore, si le Nouveau-Monde ne se fût trouvé sur sa route. Ne pouvait-il se faire de semblables illusions sur la possibilité de remonter autrement que par un éternel louvoyage la pente que ses trois caravelles descendaient avec une facilité alarmante ? Si Colomb compta retrouver les vents variables en s’élevant de nouveau vers le nord, il ne devait certes pas attendre le secours inespéré que lui apporta !e courant du gulf-stream. On serait donc vraiment tenté de croire que la Providence favorisa de quelque communication mystérieuse ce nouvel Énée, dont la foi plus encore que la science chercha et découvrit aussi une Italie. Emporté par son ardent désir d’amasser des trésors pour solder une nouvelle croisade et pour délivrer les âmes du purgatoire, Colomb n’avait probablement pas calculé de très près ses moyens de retour ; il fut fort heureux de trouver, pour le ramener vers l’Europe, d’autres vents et d’autres courans que ceux qui l’avaient conduit aux Lucayes.

Dans les mers de l’Inde, on n’eut point à subir de pareilles anxiétés. Les récits de Marco Polo, l’expérience de Pero de Covilham, qui en 1486 se rendit d’Aden à Calicut et de Calicut à Sofala, donnaient à Vasco de Gama l’assurance que, s’il avait vent en poupe pour aller de l’Afrique à la côte de Malabar, il trouverait dès les premiers jours de l’automne un vent non moins propice pour revenir à l’entrée de la Mer-Rouge. Les Romains avaient sous leurs empereurs commercé avec l’Inde, les Arabes n’eurent qu’à reprendre ces relations interrompues. Ils s’arrêtèrent vers le milieu du canal de Mozambique, retenus par la crainte des courans à la hauteur du cap Corrientes, comme les Portugais l’avaient été à la hauteur du cap Noun. Le pays des Ouac-Ouac resta pour eux une contrée fabuleuse ; pour en approcher, il eût fallu passer devant les fameuses montagnes d’aimant. Tous les peuples navigateurs ont eu leurs légendes ; mais sous la légende se cache généralement un fonds de vérité. Dès le XIIe siècle, on ne doutait pas en Europe que les peuples établis sur les bords de l’Océan indien ne traversassent de longs espaces de mer. On n’attribuait pas encore cette audace à la possession de la boussole et au régime si commode des moussons ; on croyait que les Indiens lâchaient au départ des oiseaux qui, en retournant à leurs nids, montraient au pilote la route à suivre.

Tant qu’on voulut se régler sur les saisons, se borner à faire chaque année un voyage, la navigation des mers de l’Inde fut facile, et on rencontra des itinéraires tout tracés ; dès qu’on entreprit davantage, qu’on prétendit se servir de la mousson en la prenant de biais ou à revers, on se trouva lancé dans un nouveau genre de découvertes. Au lieu de terres nouvelles, il fallut découvrir des routes. Il se déploya dans cette recherche une imagination, une persévérance, qui le cèdent à peine aux premières ardeurs de la navigation hauturière. C’est alors que les îles se rencontrent à foison et que les grandes solitudes des cartes se peuplent. Il ne se passe pas deux cents ans que le monde tout entier est connu. Aujourd’hui nous trouvons, non sans quelque raison, la planète bien étroite ; nous allons partout et nous y allons si vite ! La Cochinchine n’est plus qu’à trente jours de Marseille. C’est que depuis un quart de siècle un grand fait est intervenu : le vent a cessé d’être notre maître. Nous avons dans nos flancs les outres d’Éole, et la tension que ces outres renferment, nous la dépensons à notre gré. La navigation hauturière ne pouvait manquer d’être profondément modifiée par un événement aussi considérable.

Trois sortes de navigations sont pour le moment en présence : la navigation à voiles, la navigation mixte et la navigation à vapeur ; chacune a ses itinéraires distincts. La navigation à vapeur va tout droit. Rien ne l’arrête, rien ne la suspend, rien ne la ralentit. Elle possède la force ; elle s’en sert. À quel prix ? Maint naufrage est là pour le dire. De toutes les navigations, la plus périlleuse est à coup sûr cette navigation puissante qui ne connaît plus de frein, qui traverse les lames qu’elle ne peut franchir, court bride abattue au milieu des brumes et se donne à peine le temps de voir les rochers qu’elle dépasse. Les procédés qui suffisaient aux pilotes de Dieppe ne conduiraient pas au port ce cheval échappé.

Depuis le jour où Colomb découvrit que sa calamité ne marquait plus exactement le nord, la déclinaison de l’aiguille aimantée a tenu une grande place dans les préoccupations du marin. Les Portugais constatèrent avec satisfaction, en doublant le cap de Bonne-Espérance, que l’aiguille et l’étoile polaire avaient retrouvé leur accord. Le cap des Aiguilles, — c’est ainsi qu’ils appelèrent la pointe où avait été observée l’absence de déclinaison, — ne mériterait plus aujourd’hui ce nom, puisque le méridien céleste et le méridien magnétique y présentent un écart de 30 degrés, car tel est le caractère de ce phénomène que, soumis à des lois, il n’obéit qu’à des lois instables. Les cartes ont pris soin de marquer les courbes d’égale déclinaison. Ce fut au temps surtout où l’on espérait déterminer ainsi la longitude ; mais ces courbes se déplacent, le tracé s’en altère. Pour connaître la déclinaison de la boussole avec la précision qu’exigent les conditions de la navigation nouvelle, il n’y a pas de courbes à consulter ; il faut observer soi-même, il faut observer le soleil, principalement à son lever et à son coucher, ou la direction de l’étoile polaire. L’aiguille ne cède pas seulement aux attractions générales du globe ; elle est également sollicitée par les attractions locales qui se manifestent de nos jours avec d’autant plus d’énergie que le fer se trouve en masses énormes à bord de nos navires. À la déclinaison, — donnons-lui le nom sous lequel les marins la désignent, — à « la variation » vient se joindre une autre cause perturbatrice, « la déviation. » Chaque navire a son méridien magnétique, et, ce qui serait fait pour décourager des gens qui n’auraient pas pour premier devoir la patience, — ce méridien s’incline tantôt vers l’est, tantôt vers l’ouest, suivant le cap où gouverne le navire. Avant de quitter la rade, on a soin d’étudier, de constater toutes ces perturbations. On en dresse des tables qui servent à corriger la route. Hélas ! ces tables ne sont exactes que pour une certaine latitude. Changez de parages, vous changez de déviation. Revenez donc, après un long oubli, à l’étoile polaire ! Consultez-la souvent ; demandez-lui sans cesse si vous pouvez encore vous fier à la boussole. Il n’y a que cet astre qui à toute heure, et sans vous astreindre à de longs calculs, soit constamment en mesure de vous répondre.

J’ai dit toutes les précautions dont la science nous entourait, tous les périls, toutes les misères qu’elle nous épargne ; je ne réclame donc pour nous ni l’intérêt, ni l’enthousiasme dont seuls les premiers navigateurs étaient dignes. Néanmoins quelque chose me paraît atténuer un peu le caractère en quelque sorte divin de l’antique marine. Ces hommes, dont la force morale nous humilie, dont les grands exemples semblent sortir de terre comme des ossemens de mammouth, avaient un gage de sécurité qui nous manque : ils prenaient leur temps. Lorsqu’ils n’avaient pu avoir la hauteur du soleil à midi, que depuis plusieurs jours ils naviguaient sur une latitude estimée, ils n’hésitaient pas à mettre en panne à l’entrée de la Manche. On rencontrait alors aux atterrages, — je dis alors, il n’y a pas vingt ans, — des flottes entières qui restaient à la cape, ballottées par la mer en dépit d’un vent favorable. Ces flottes, à l’aide d’un code international de signaux, s’interrogeaient mutuellement sur leur latitude. Si, aux environs de midi, le soleil se montrait entre deux nuages, tous les sextans sortaient de leur étui. Aux mois de décembre et de janvier, époque habituelle du retour des Indes, il y avait chaque jour des centaines d’observateurs qui guettaient, remplis d’émotion, la hauteur méridienne. Parvenait-on enfin à la saisir, on avait bientôt sous les yeux le spectacle d’une débâcle générale. Tous les navires mettaient la barre au vent, tous se couvraient de voiles. — Hourah pour Le Havre ou pour Saint-Malo ! hourah pour Hambourg ou pour Rotterdam ! hourah pour la vieille Angleterre ! Ce n’est pas ainsi que nos paquebots reviennent de New-York et des Antilles. Celui qui ferait preuve d’une pareille prudence passerait bientôt pour un slow coach. Tant de circonspection ne conviendrait pas même à un navire de guerre, quoiqu’un navire de guerre ne soit pas tenu d’affronter les risques d’un paquebot. L’état n’autorise pas ses capitaines à tout sacrifier au besoin d’aller vite ; il a, — qu’on me passe cette expression, — un respect exagéré pour sa flotte. Il la voudrait sans doute active, entreprenante ; il ne la voudrait pas exposer. Les responsabilités qu’en tout pays d’ailleurs l’état crée à ses officiers sont vraiment écrasantes ; on comprend difficilement comment leur audace y résiste.

Peu de marines en Europe pratiquent la navigation hauturière avec autant de succès que la nôtre. Nous devons cet avantage à l’activité que nous avons déployée pendant vingt ans et que nous déployons encore. Les campagnes du Mexique et de Chine, la possession de la Cochinchine et de la Nouvelle-Calédonie nous ont valu un corps d’officiers généralement familiarisés avec les voyages de long cours. Il en est résulté dans la marine française un retour assez vif vers la pratique des observations astronomiques. Ce qui s’était produit aux premières années de la restauration s’est de nouveau produit après nos récens malheurs. Cette fois surtout il y avait urgence. Quand on ne veut pas interrompre sa course, il ne faut pas uniquement compter sur le soleil. Les étoiles ont été de tout temps difficiles à observer, car le bord de l’horizon vers lequel l’instrument à réflexion les ramène est rarement la nuit bien nettement tracé. Nos officiers sont venus à bout de vaincre cet obstacle. Les uns ont perfectionné leurs instrumens, d’autres se sont contentés de perfectionner leur pupille. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’aujourd’hui la plupart de nos capitaines aiment autant atterrir sur des observations de nuit que sur des observations de jour.

La marine à vapeur, on le voit, a bien ses mérites. Sans doute la marine à voiles, la marine d’autrefois, n’a pas cessé d’être le regret de ceux qui l’ont connue, — et ils l’ont connue à l’heure bénie de la jeunesse. C’était si beau, ces flancs à trois étages garnis de cent vingt canons, ce nuage de voiles, ces 1,100 hommes rangés sur les bras, sur les amures ou sur les écoutes, ce navire qui ployait sous la brise, cette voix tonnante qui dominait l’orage et enlevait les cœurs ! Aujourd’hui on commande dans un tube de caoutchouc, on fait signe de la main aux timoniers qui tiennent le gouvernail. Plus de pompe, plus d’apparat, plus d’activité, — du silence. Et cependant il est difficile de se défendre d’une certaine impression quand on monte sur nos nouveaux navires. Aussitôt on y a le sentiment, je dirai plus, la sensation de la puissance. S’il est quelque chose de disgracieux au monde, c’est assurément une escadre cuirassée. Ne la jugez pas en rade ; l’immobilité lui sied peu. Attendez qu’elle ait pris la mer, qu’elle ait, près de la côte, quelque brise violente à refouler ; vous serez surpris du majestueux dédain qui fera devant elle reculer la rafale. L’a-t-on rangée en ordre sur une ou plusieurs files, ses vaisseaux bien dressés garderont fidèlement leurs distances et leurs intervalles ; vous pourrez sans crainte circuler dans leurs rangs, serpenter avec assurance de l’un à l’autre. Une pareille escadre forme un bloc qui se meut. On sent que, si elle se précipitait en avant, rien ne l’arrêterait, il faudrait lui livrer passage. Et pourtant, à un signal donné, on l’a vue plus d’une fois s’arrêter court d’elle-même, s’arrêter frémissante comme un cheval qui se cabre sous le mors et ploie sur ses jarrets. Pour la figer en quelque sorte sur place, il suffit qu’un pavillon, ce pavillon que vous voyez là-haut flotter sous la girouette, descende brusquement. Dès qu’il aura quitté la pomme, du bossoir de chaque vaisseau tombera une ancre. L’escadre est mouillée, et chaque vaisseau est à son poste. Ce n’est plus la marine à voiles, cela ; c’est tout autre chose, mais c’est beau aussi.

Ce qui place la marine cuirassée hors de son centre, ce qui la montre le plus à son désavantage, il faut bien le dire, c’est la navigation hauturière. Ces lourdes carapaces ne sont pas propres aux aventures lointaines. Elles nous ramènent un peu à la marine des galères. Aussi bien des gens croiraient-ils le moment venu de jeter bas des cuirasses que l’artillerie, de jour en jour plus puissante, va bientôt percer. Je ne partage pas cet avis. Si vous jugez possible de combattre sans cuirasse un navire cuirassé, l’essai est facile. Je ne mets pas en doute que quelques coups de canon tirés sur des buts destinés à figurer les deux adversaires ne rangent à mon opinion ceux qui à cette heure ne la partageraient pas. Pour combattre un adversaire sérieux, il faut le combattre à armes égales, et, jusqu’à nouvel ordre, il ne saurait y avoir de parité entre le navire qui se couvre d’une armure et celui qui s’en dépouille. Le temps viendra peut-être où il n’en sera plus ainsi ; il n’est pas encore venu. Le plus convaincu de nous tous à cet égard doit être le brave officier qui commandait devant Kinbourn la Dévastation.

Il ne s’agit donc pas de changer les conditions de la lutte ; il s’agit, si j’ai bien compris, de la déplacer. Nous approchons ici d’un terrain brûlant ; je n’y poserai le pied qu’avec toutes les précautions imaginables. S’attaquer au commerce, éviter les rencontres de guerre, les grandes rencontres surtout, c’est un programme sans doute, mais tout programme qui règle la constitution de nos forces navales touche à la politique. Et ne suis-je pas en droit de vous dire : Regardez autour de vous, voyez comme toutes les marines secondaires grandissent, se font respectables par leur organisation, par leur discipline, par l’esprit d’initiative et de progrès qui les anime ? Est-ce bien le moment de songer à la guerre de course, et ne faut-il pas d’abord songer à occuper énergiquement les mers ? Quand il n’y aura plus de bâtimens cuirassés qu’en Angleterre, je voterai le décuirassement ; jusque-là, attendons. — Oui certes, j’ai confiance en notre marine. Le second empire avait beaucoup fait pour elle. Il semblait qu’il se crût tenu de racheter à cet égard l’indifférence dont on a taxé, un peu injustement peut-être, l’empire de 1804. Aussi la marine française est-elle sortie, comme la marine russe après Sébastopol, plus glorieuse et plus honorée d’un sanglant désastre. Ce n’est pas une raison pour qu’elle ferme les yeux à ce qui se passe autour d’elle. Qu’elle ait, je le veux bien, une flotte hauturière, mais qu’elle en garde d’abord une qui puisse combattre dans les mers d’Europe de pied ferme, et qui nous réponde au moins de la sécurité de nos côtes.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.