La Nature dans la musique
Après avoir cherché Dieu, nous allons chercher la nature dans la musique[1]. A la musique, tout l’univers se donne, les choses comme les êtres. Le monde du dedans et le monde du dehors lui appartiennent ; les sensations et les sentimens sont de son domaine et dans son obéissance. Entre la nature et la musique, il est des affinités certaines ; pour l’oreille autant que pour les yeux, la création est harmonie. Dans les flots, les vents, les bois, au fond des vallées et sur les cimes, le matin et le soir, il y a des voix qui chantent, qui permettent que la musique écoute et redise leurs chants.
Pourtant c’est à propos de la nature, que dis-je ! avec elle, que la musique a été le plus méconnue, et cela, par un poète de la nature, Victor de Laprade. « La musique, a-t-il écrit, est l’expression la plus complète, la plus despotique du sentiment de la nature. Or la prédominance du sentiment de la nature, c’est la dissolution de l’homme moral. » Chez un poète surtout, on peut s’étonner de cette rigueur. Laprade était-il donc spiritualiste au point de condamner comme trop matériels les ruisseaux et les arbres, ces arbres que lui-même a tant célébrés? Plus sévère que le Créateur, refusait-il à la création un regard d’admiration et de complaisance? D’où lui venaient ces scrupules de moraliste et cette pédante vertu? Pour son activité, pour sa liberté, pour toutes ces prérogatives d’âme, dont il nous entretient hors de propos, il craignait la nature. — Ah! Défions-nous moins d’elle : elle est parfois meilleure à l’homme que l’homme même. Depuis que sont passés les jours du panthéisme ancien et le règne jadis trop absolu de la matière, la nature n’est plus notre maîtresse, mais notre amie et notre sœur. Elle ajoute à nos joies, elle ôte à nos tristesses ; elle nous console, elle nous conseille ; elle est la servante de la science et le modèle de l’art.
La musique dérivât-elle exclusivement du sentiment de la nature, comme le prétend ailleurs Laprade, elle n’en serait point avilie : une pareille source n’est pas empoisonnée. Mais cette prétention même n’est pas fondée. Il est inexact, malgré la vaine formule du poète, que « l’architecture réponde à Dieu, la statuaire et la peinture à l’homme idéal ou réel, la musique au monde extérieur. « Il est vrai seulement que la musique, ainsi que la peinture et la poésie, et par les moyens qui lui sont propres, sait nous parler du monde extérieur comme de l’autre. Elle en a le droit. Nous avons avec les choses des rapports d’intelligence et de sentiment; nous avons, qu’on nous passe cette acception juridique des mots, des joies et des douleurs réelles aussi bien que personnelles. Et bienheureux celui qui se ménage dans l’univers des amitiés qui demeurent et des amours qui ne se flétrissent pas! Il fallait donc que la musique gardât une place à la nature. D’ailleurs cette place ne sera jamais la première. La musique ne deviendra pas l’esclave du monde extérieur. Elle est, dit-on, le plus sensuel des arts; mais elle en est aussi le plus immatériel : l’âme, plutôt que la figure des choses, restera son domaine propre et son principal objet.
Le sentiment de la nature s’est transformé dans la musique ainsi que dans la littérature. Seulement l’évolution musicale s’est faite, comme toujours, plus tard et plus vite que l’évolution littéraire. Nous l’avons déjà dit, toutes les Muses n’ont pas le même âge. L’histoire de la musique est un abrégé de l’histoire littéraire, un miroir où l’esprit humain se voit en raccourci.
La nature offre deux aspects, sous lesquels on l’a successivement regardée. Les anciens la contemplaient en elle-même et en elle seule; leur attention, leur admiration était tout objective. Pour ces témoins intelligens, ces observateurs ingénieux, le monde n’était qu’un spectacle; leur esprit était en rapport avec la création, leur âme n’était point en communion avec elle. Rarement, et seulement chez Lucrèce, chez Virgile, le grand précurseur, éclate un appel du cœur aux beautés cosmiques : O ubi campi ! — Cette vue presque toujours tranquille et désintéressée pourrait bien tenir au caractère même de la nature antique. Le pays d’Homère et celui de Virgile, la Sicile de Théocrite et la Sabine d’Horace étaient assortis à leur poésie. Les paysages méditerranéens, ceux de l’antiquité classique, valent surtout par les proportions, par la perfection achevée de tableaux moyens. En Grèce, en Italie, la nature n’est excessive nulle part : les montagnes, peu élevées, rarement inaccessibles, la mer, presque toujours bornée à des rives prochaines, sinon visibles, tout paraît à la mesure de l’homme, de son regard et de sa pensée.
On connaît et l’on préfère aujourd’hui d’autres paysages, qui éveillent d’autres idées. On aime l’infini et l’indéfini, dont les anciens avaient une égale horreur. De là des envolées plus hautes, un essor plus lointain de l’âme; de plus vastes et plus vagues horizons. de la aussi, par la pente insensible de la contemplation, un retour de l’homme sur lui-même et le regard final au dedans pour achever l’effet des visions du dehors. L’élément subjectif, voilà l’élément nouveau, et maintenant essentiel, du sentiment de la nature. L’homme ne veut plus s’isoler des phénomènes ni des spectacles ; il les ramène à lui, il leur cherche avec lui des rapports et des sympathies ; il fait du monde le témoin, le confident de sa vie. Les bois sont l’asile de Jean-Jacques malheureux, de Chateaubriand troublé. Faust appelle la terre son amie, et Manfred la nomme sa mère; Henri Heine pleure dans le calice des roses, Lamartine chante le Lac et le Vallon, des élégies que l’antiquité n’eût pas comprises. Amiel, enfin, donne une définition qui résume toute notre esthétique de la nature : Un paysage est un état de l’âme. Conception intéressante et féconde, qui, en rapportant à l’homme le reste de la création, concorde avec la conception même de Dieu. Elle établit entre les êtres une hiérarchie qui resserre l’unité du monde. L’homme désormais garde le premier rang, et la nature lui rend hommage en ne sachant plus être belle sans lui. Ne serait-on pas moins touché du paysage du Poussin, si l’on ne lisait sur la pierre : Et ego in Arcadia ?..
Dans la musique comme dans la littérature, la nature a subi le sentiment de l’influence de l’élément humain. Les Saisons, la Création de Haydn sont encore des œuvres descriptives et pour ainsi dire extérieures. Mais Beethoven entre en lui-même avec la Symphonie pastorale, poème de la nature encore, mais déjà poème de l’âme. Puis les caprices de la musique se prennent à tous les aspects du monde. Rossini, dans Guillaume-Tell, Weber, dans le Freischütz, font chanter la Suisse et l’Allemagne. Mendelssohn oublie l’humanité parmi les échos de Fingal ; Schumann et Berlioz, au contraire, la trouvent dans tous les échos. Meyerbeer mêle la nature et l’âme. Félicien David rêve son rêve oriental. M. Massenet respire avec Ève les roses de l’Éden, et Bizet, avec l’Arlésienne, les romarins de Provence.
Chez Haydn le premier apparaît le sentiment de la nature. Il inspire, au moins en partie, les deux œuvres capitales du vieux maître : la Création et les Saisons. Avant Haydn, on connaît peu de musique descriptive. Stendhal rapporte seulement que Haendel avait essayé de rendre des effets de neige, et que Marcello, l’austère psalmiste, dans sa cantate de Calisto changée en ourse, avait fait frissonner l’auditoire par « la férocité des accompagnemens sauvages qui peignent les cris de l’ourse en fureur. »
La Création est plus qu’une œuvre de maturité : Haydn l’entreprit à soixante-trois ans, sur la proposition de son ami, le baron van Swieten, bibliothécaire de l’empereur François, Haydn avait une de ces âmes qui se rencontrent seulement à l’aube du génie humain, une âme pure et claire comme le matin. Il fait bon, à notre époque compliquée, de regarder parfois dans une de ces âmes-là, de se faire petit avec elle et de redevenir enfant. À soixante-trois ans, Haydn avait gardé la jeunesse du cœur, et, presque à la fin de sa vie, il voulut chanter le commencement de toute vie. Ce sujet, primitif entre tous, il l’a traité en primitif. Haydn a pour Dieu, pour le bon Dieu et toutes les belles choses qu’il a faites en six jours, l’amour et l’admiration d’un de ces petits qui apprennent l’histoire sainte. Il ignore les arrière-pensées, les curiosités que mettent dans l’esprit de l’homme quelques années ou quelques siècles de plus. Aujourd’hui, l’on ne referait pas la Création ; on a fait Ève, dont nous parlerons à son tour.
Haydn a vu la nature toute simple et pour ainsi dire tout ordinaire. Il n’a pas eu le souci, très moderne, de la couleur locale ; il ne s’est pas demandé si le ciel de l’Éden était plus bleu, plus chaud que le ciel allemand ; si les fleurs étaient plus odorantes, si la brise là-bas avait d’autres soupirs. Tout cela ne l’inquiétait guère, et sans recherche, sans raffinemens, il a donné seulement à l’ensemble descriptif de son œuvre la fraîcheur et la joie du monde nouveau-né. La joie est bien le sentiment général de la Création ; elle y est exprimée en ses mille nuances, depuis le contentement tranquille jusqu’au ravissement. Tous les êtres sont heureux et remercient ; tous chantent leur félicité et leur reconnaissance. Les chœurs des anges, l’air annonçant la naissance de l’homme, le duo entre Adam et Ève, voilà les plus belles pages de la Création. Après elles seulement viennent les pages descriptives. Haydn a tâché, dans l’introduction, de peindre le Chaos. L’on peut sourire, aujourd’hui, de cet effort vers l’obscurité, vers la confusion, d’un génie si clair et si ordonné, qu’il le demeure en dépit de lui-même. Avec ses dissonances timides, ses modestes contrastes de force et de douceur, ce Chaos, jadis le comble du désordre, nous paraît tout à fait rangé. Mais qu’importe? Ne demandons plus à cette symphonie l’image du Chaos. Écoutons avec candeur, comme le bon Haydn a dû l’écrire, la préface mystérieuse de l’œuvre, et nous y trouverons encore, à défaut de l’exactitude pittoresque, la gravité de la pensée et la grandeur de l’inspiration.
Les premières pages répondent au prélude. Le récit de l’archange Raphaël : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, est d’une ampleur admirable. Le Fiat lux éclate comme la lumière à l’appel de Dieu. Haydn emploie ici un effet que l’usage a depuis lors discrédité : la brusque résolution, avec opposition de forte et de piano, du mineur en majeur. Elle amène une impression très vive d’épanouissement et d’éclaircie.
Ce premier et vigoureux coup de brosse ne tarde pas à s’atténuer. Un air d’Uriel, un cantique des anges ne sont qu’aimables; les détails du vent, de la foudre, de la grêle, de la pluie et de la neige paraissent quelque peu puérils. L’air de basse consacré aux eaux vaut mieux : il offre des oppositions assez naïves, mais sensibles pourtant, entre le tumulte de la mer, la majesté des fleuves et la grâce des ruisseaux. Le petit ruisseau, comme dit Stendhal, est rendu avec un bonheur rare, et si de ces tableaux la couleur a pâli, le dessin au moins reste pur. Et puis il y a dans ces premiers essais de musique pittoresque une grâce d’enfance qui charme.
Il y a aussi, malheureusement, de la monotonie : air des fleurs naissantes, air des oiseaux ou des quadrupèdes, création de l’air et des eaux, de la lune et des étoiles, tous ces détails se ressemblent trop ; toutes ces nuances de l’être universel sont trop ténues pour qu’on les distingue en musique, surtout dans une musique presque primitive, ignorante encore de mille secrets aujourd’hui devinés. La majesté du lion, la souplesse de la panthère, la douceur des agneaux, le vol audacieux de l’aigle, les roucoulemens de la colombe, la gaîté du pinson, la mélancolie du rossignol, tout est noté. Chaque bête a sa place dans l’harmonieuse ménagerie. Mais ces petits effets épars ne donnent point un effet d’ensemble; ils rapetissent l’œuvre au lieu de l’agrandir. Une vue du Jardin des Plantes n’a jamais été un beau paysage.
Stendhal rapporte que Haydn préférait la Création aux Saisons, parce que, dans le premier ouvrage, des anges chantaient, et dans le second, des paysans. Qu’importe si le maître a mieux fait chanter les paysans que les anges! Les Saisons offrent plus que la Création de ces beautés que nous cherchons ici : des beautés naturelles. La nature naissante, il eût fallu la recréer dans sa jeunesse d’un jour, et des yeux de soixante ans ne peuvent plus jeter en arrière un regard aussi lointain ; l’évocation du passé fatigue une imagination vieillissante. Au contraire, la nature présente, s’offrant d’elle-même à lui, devait charmer doucement les dernières années de Haydn et jeter sur son déclin un doux rayon. Déclin glorieux! Adieux paisibles d’une âme sereine à tout ce qu’elle allait quitter, non sans regrets peut-être, mais sans révolte. Haydn mourut bien comme le poète conseillait de mourir, remerciant son hôte. Tout le long des Saisons, après chaque tableau musical, après la pluie ou le soleil, après la moisson, après la vendange, Haydn remercie et loue le Seigneur. Il le loue encore à la dernière page, dans un air admirable, grave et philosophique conclusion de l’œuvre. Haydn a deviné là un sentiment moderne : celui du néant de l’homme devant la nature et de la brièveté de notre vie auprès de la longévité des choses. L’homme, comme l’année, a ses quatre saisons, après lesquelles il faut mourir. Cette mort même, Haydn la chante, et d’une voix que nous ne lui connaissions guère. Les maîtres primitifs ont parfois de ces accens qui portent loin. Naïfs, ils disent les paroles les plus profondes ; simples d’esprit, ils voient Dieu.
Qu’il était simple, le bon Haydn, et que son âme unie ignorait les replis de nos âmes! Il n’a même pas vu les troubles et les passions de l’avenir prochain ; il n’a pas soupçonné la douleur d’un Beethoven, encore moins la désespérance d’un Schumann et d’un Berlioz. Dans les Saisons, autant et peut-être plus que dans la Création, tout est joie. L’orage de l’Été n’est qu’un bienfait de plus, et quand vient l’hiver, on sait jouir encore de l’âtre qui flambe et des rouets qui chantent. Cette œuvre a quelque chose d’abondant et de savoureux. Les Saisons, ce n’est pas encore la communion intellectuelle et morale de l’homme avec la nature, mais son commerce physique, matériel avec la campagne ; c’est la campagne elle-même, et chantée par des campagnards. De là une note particulière, et qui ne se retrouvera plus. Ainsi, l’adagio de la Symphonie pastorale, postérieur aux Saisons de quelques années à peine, trahit chez Beethoven un état d’âme infiniment plus avancé. L’interprétation de la nature y est bien plus subjective, et bien plus suggestive aussi. Les vendangeurs de Haydn, ses laboureurs, ses chasseurs, ne regardent qu’avec les yeux du corps, et ce qu’ils voient ne leur est guère occasion de penser.
Mais, ces restrictions une fois faites, ou plutôt ces nuances indiquées, l’œuvre garde sa beauté, qui repose et fortifie. L’introduction prétend décrire le passage de l’hiver au printemps. On peut, dans le rythme accentué, dans les syncopes et les traits rapides du morceau, dans les récits de Simon, ne pas reconnaître aisément la dernière défense de l’hiver ; mais, aux premiers mots de Lucas, à ces notes de ténor, que suit une coulée de triolets, on sent véritablement l’attiédissement de l’air, la détente de la nature. Une phrase à la Mozart sourit sur le seuil de la jeune saison, et le chœur du début a la douceur d’une bouffée d’avril. Déjà, les braves paysans remercient le Seigneur. Ah ! L’on était optimiste alors ; on n’incriminait ni la nature ni Dieu : on trouvait, comme M. Renan le trouve encore, que l’intention de l’univers est généralement bienveillante. Partout, dans l’air du laboureur, dans la prière suivante, qui de loin annonce les beautés pastorales de Guillaume Tell, dans le Chant de joie, partout c’est la même paix et le même bonheur.
De l’Été, l’une des pages les plus expressives est l’air fameux : Soleil, ton poids est trop lourd! Il rend bien l’accablement de la nature sous l’étouffante pesée du jour. Dans cet air, comme un peu plus loin dans le grand récitatif de Jeanne saluant les arbres et les mousses de la forêt, l’élément humain commence à prendre place. Nous n’en sommes plus aux descriptions purement objectives. La jeune paysanne est bien près de comprendre les eaux, les bois; elle les regarde, les écoute : elle soupçonne en eux des secrets.
La chasse et la vendange sont les principaux épisodes de cette troisième partie, et peut-être les plus beaux de l’ouvrage. Chasse à tir, chasse à courre, Haydn n’a rien négligé. Il a fait de la musique cynégétique, comme il avait fait dans la Création de la musique zoologique. Un air très ingénieux, trop peut-être, décrit le manège du chien : la quête, l’arrêt, l’envolée de l’oiseau et sa chute au coup de fusil. La musique n’en est pas encore au grand paysage, mais elle en est au grand gibier. Superbe est le chœur des chasseurs lancés à la poursuite du cerf. Plus tard, les chasseurs d’Euryanthe sentiront mieux l’effroi romantique de la forêt; ils sonneront dans la clairière des appels plus mystérieux ; mais les chasseurs des Saisons galopent d’un galop plus fou. Leur fanfare exprime bien la conscience joyeuse de la vie physique, cette surabondance d’être et d’activité qui anime des corps robustes et sains exercés en pleine nature. Le chœur des vendangeurs, qui suit immédiatement, est beau de la même beauté. Il est plus fougueux encore. Ici la joie de vivre est à son comble. Des tonneaux éventrés ruisselle le vin; les ménétriers soufflent et râclent des rondes enragées. On danse avec fureur, et l’animal humain, comme dirait M. Taine, s’ébat en toute liberté. Voilà ce que savait faire au besoin le doux Haydn : la Kermesse de Rubens en musique. Après l’ivresse de la course et de la danse, après les emportemens au dehors, voici le repos et l’intimité de l’hiver; après le grand air, le coin du feu. L’introduction instrumentale de cette quatrième partie n’est pas plus descriptive que les autres; mais la cavatine de Jeanne est belle et vaguement triste. Les paysannes commencent à filer, et sur leur refrain monotone, sur le ronflement des rouets passe une ombre de mélancolie. La musique est ici plus qu’imitative : elle décrit, avec les choses, les âmes ; non-seulement les bruits matériels, mais le sentiment d’une veillée d’hiver. Que de fileuses, depuis celles de Haydn, ont chanté leur chanson! Que de plaintes a bercées le rouet, harmonieux compagnon du travail et de la peine féminine! La vieille Marguerite de Boïeldieu, la Gretchen de Schubert, celle de Gounod, la Senta de Wagner, quelle touchante galerie de portraits on ferait avec ces pâles ouvrières !
« La musique, a dit un esthéticien éminent[2], demande, par l’organe du génie, qu’il lui soit permis de placer l’âme humaine au sein de la nature, quelquefois même de la mettre aux prises avec les élémens. » Cette phrase pourrait servir d’épigraphe à la Symphonie pastorale de Beethoven. L’âme au sein de la nature, voilà bien le programme et la formule du chef-d’œuvre. Beethoven a com- pris qu’en art l’homme doit toujours garder la première place, et que pour un paysagiste, peintre ou musicien, le vrai sujet n’est pas l’univers, mais l’impression de l’univers sur l’esprit humain. Aussi Beethoven avait-il écrit ces mots sur la première page de la Symphonie pastorale : s’attacher plus à l’expression du sentiment qu’à la peinture musicale. Par là Beethoven était le premier des grands musiciens modernes. Son interprétation de la nature prévenait l’interprétation qui allait prévaloir : vue très subjective des choses, subordination, pour parler en philosophe, du non-moi au moi. Nous disons subordination et non sacrifice, car Beethoven a mêlé dans son œuvre les deux aspects : il a écouté au dehors et au dedans de lui-même ; il a fait la part de l’homme et celle du monde. Il faut se défier en général de la musique à programme et des symphonies à commentaires. Les sous ne peuvent exprimer avec précision des faits ou des idées abstraites, et, la plupart du temps, ce sont les titres descriptifs qui donnent à notre imagination une direction que nous attribuons à la musique elle-même. Ainsi, des quatre morceaux qui composent la Symphonie pastorale, le dernier seul pourrait se passer de titre et rester néanmoins le tableau le plus exact et le plus complet que la musique ait fait d’un orage Les oreilles, les nerfs de personne ne s’y tromperont jamais. Depuis les premières mesures du finale, depuis ce grondement des timbales qui interrompt la bourrée des paysans, depuis ce frisson inquiet de la nature menacée, jusqu’au déchaînement complet de la tempête, pas un détail atmosphérique ne saurait être méconnu C’est qu’un orage est un ensemble de phénomènes, sonores pour la plupart, qu’il est au pouvoir et dans la nature de la musique de reproduire. Elle arrive même, par une substitution curieuse à transformer des sensations visuelles en sensations auditives par exemple à rendre sonore dans le finale en question la muette fulguration de l’éclair. Il en est tout autrement des trois premiers morceaux de la Symphonie pastorale ; ils sont beaucoup plus vagues et l’on n’en devinerait guère le thème extramusical, s’il n’était indiqué d’avance.
Mais ce thème une fois indiqué, ne fût-ce que d’un mot, la musique le développe et le fortifie singulièrement. Il n’est pas, dans un musée ou dans un livre, de paysage comparable à la scène au bord du ruisseau. Aucun tableau, aucune page de prose ou de poésie ne donne aussi intenses la sensation et le sentiment de la nature. Sensation et sentiment, dans cette dualité d’impressions consiste l’étonnante beauté de cet adagio. On y trouve d’abord l’imitation évidente de certains phénomènes naturels : le ruisseau murmure du milieu des roseaux s’échappent des arpèges de flûtes brillans comme le vol des martins-pêcheurs ou des libellules ; des trilles frisés rident le courant de remous argentés ; l’eau coule au soleil, et la mélodie coule avec elle. Plus cette longue phrase se déroule, plus notre esprit la suit et s’enfonce dans une contemplation que connaissent bien les riverains des fleuves tranquilles. Couché sur le gazon, bercé par la fuite d’une rivière, vous êtes-vous senti parfois descendre au plus profond de vous-même ? — Alors la vision du dedans s’affine de plus en plus par sa fixité même; alors, comme dit Goethe, s’éveille le chœur charmant des harmonies intérieures. Vous ne pensez plus au ruisseau ; son chant n’est plus que l’accompagnement de vos rêves. De même, dans le sublime adagio, cette basse qui ondule sans cesse accompagne, soutient les fantaisies délicieuses écloses sur son frêle murmure. Et ce qui rend une pareille scène plus belle en musique que dans la nature, c’est qu’au bord du ruisseau véritable, notre pensée, pauvres âmes humaines, finit par s’égarer et s’anéantir, tandis qu’une pensée supérieure conduit ici la nôtre et lui épargne les détours et les erreurs du chemin. Jamais idée musicale n’a suivi plus parfaite évolution. Jamais, d’une première forme sonore, d’autres ne sont nées ainsi, belles d’attraits divers et fraternels à la fois. Quand Beethoven a tout dit, quand il a touché le fond de lui-même, les derniers souilles meurent, les derniers murmures tombent, et près de nous, tout bas, quelques oiseaux s’appellent. Leur chant, qui pouvait être puéril, est délicieux; il achève sobrement le tableau. Plus rien ne bouge, plus rien ne bruit; les mystérieuses confidences sont finies, et la vie de la nature reprend son cours silencieux.
Ces beautés subjectives, ces beautés d’âme, très particulières à la Symphonie pastorale, plus cachées et plus admirables peut-être que les autres, se rencontrent aussi dans le premier morceau. Le titre seul : Sentimens joyeux éveillés par l’arrivée à la campagne, annonce encore une description intérieure. Dès la première phrase, si simple, si avenante, notre cœur s’ouvre à la joie de la campagne ; joie presque muette des élémens sereins, qui ne se trahit que par la lumière et le repos ; joie répandue sur la face du monde, assez forte pour accroître nos pauvres joies humaines, assez discrète pour ne pas irriter nos douleurs. De ce premier morceau, rien n’est violent, ni même passionné. Le début est peut-être le plus calme de tous les débuts symphoniques de Beethoven. Plus l’idée se développe, plus nous sentons en nous la confiance, la paix, tous les grands bienfaits de la nature.
Après la subjectivité de la Symphonie pastorale, il faut en signaler encore un autre caractère : la généralité. Voilà bien de la philosophie ; mais ici elle s’impose, elle et ses vilains mots. M. Taine a formulé une grande loi littéraire et artistique quand il a dit : « La valeur d’une œuvre est proportionnée à la valeur du caractère exprimé... Plus le caractère est général, plus l’œuvre est belle,. Partout se vérifie cette loi, toute beauté la confirme : celle des Venus antiques, celle des Vierges de Raphaël ou des Pensées de Pascal. On pourrait presque dire : autant de chefs-d’œuvre, autant de lieux-communs, de la forme ou de la pensée; lieux-communs magnifiques, mais lieux-communs. Du haut en bas de l’échelle artistique, la beauté s’accroît avec la généralité du sujet. La beauté de la Symphonie pastorale est le plus générale possible. Beethoven a exprimé le sentiment, non de telle ou telle nature, mais de la nature moyenne, je dirais presque banale. Il n’a cherché ni les palmiers de Lalla-Roukh, ni les glaciers de Manfred, ni la grotte de Fingal. Il a traduit de la nature les puissances élémentaires et invariables, l’âme cosmique partout présente, dans le champ le plus vulgaire et dans le paysage le plus rare. Sous cet autre aspect, la Symphonie pastorale est encore un chef-d’œuvre de la musique, et pour la résumer l’on pourrait dire qu’elle est à la fois l’une des vues les plus profondes que l’homme ait eues de lui-même, et l’une des plus larges qu’il ait eues du monde extérieur.
Cette vue très personnelle, très humaine, de la nature, Weber et Rossini l’ont eue. Le Freischütz et Guillaume Tell, qui ne se ressemblent guère d’ailleurs, se ressemblent au moins en ceci, que l’un et l’autre nous montrent l’homme au milieu de la nature, influencé, modifié par elle, sensible à ses spectacles, soumis à ses puissances terribles ou bienfaisantes. Dans le Freischütz et dans Guillaume, la nature est partout associée au drame. Elle est complice de l’action; elle aide aux maléfices de Gaspard comme aux saints complots des trois cantons. En dehors même des grands paysages musicaux, tels que la Fonte des balles ou le premier acte de Guillaume, l’air des forêts, des montagnes, des lacs, baigne les deux opéras tout entiers : il pénètre dans la chambre d’Agathe, il enivre les conjurés du Rütli.
Weber n’aimait pas la musique italienne, qui triomphait, même en Allemagne, avant la sienne. Il estimait peu Rossini ; j’entends le Rossini de Tancrède, de Mahomet et autres ouvrages tout opposés à son propre génie ; mais il eût admiré, s’il eût assez vécu, le Rossini de Guillaume Tell. Le Freischütz parut en 1821 et Guillaume en 1829, trois ans après la mort de Weber. En huit années, l’Allemagne et la France ont vu naître ces deux chefs-d’œuvre, les plus admirables peut-être, avec Don Juan, de tous les chefs-d’œuvre, si beaux, qu’aujourd’hui encore ils demeurent comme isolés dans une gloire singulière.
On a dit très justement : le Freischütz n’est pas un opéra ; c’est l’Allemagne elle-même, et une Allemagne que la musique de théâtre n’avait pas comprise avant Weber, qu’elle n’a plus comprise depuis. Quant à l’Italie, avant Guillaume, elle ne s’inquiétait guère des montagnes et des forêts. Enfin, dans notre pays, à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle, l’amour de la nature existait à peine dans la musique. Chez Grétry, chez Monsigny, l’on trouve des paysans, mais pas de paysages. On en trouve en revanche chez Glück, et de très beaux : les Champs-Elysées d’Orphée, les jardins d’Armide. Les deux tableaux sont exquis, mais d’une beauté un peu surnaturelle et féerique, qui d’ailleurs convient aux deux sujets. L’un et l’autre paysages sont doux et pâles, peuplés d’ombres ou d’apparitions. C’est la nature idéale, plus que la nature vivante. Il faut que les choses elles-mêmes soient mortes ou enchantées pour connaître cette paix et cette béatitude. Il n’est point ici-bas de contrée où l’atmosphère soit aussi pure que sous les bosquets d’Armide, où les ruisseaux coulent aussi doucement, où l’écho redise aussi claire la chanson des Naïades. Sur le Freischütz passent pour la première fois les souffles et les senteurs de la vraie nature: plus de bocages, des forêts; plus de ruisseaux, des torrens; au lieu de jardins, la Gorge aux loups; après l’extase de Renaud, un héros, un paladin, l’épouvante de Max, un chasseur, un paysan.
Ce réalisme du Freischütz lui donne un aspect familier et comme habituel. Il semble que nous y trouvions tout de suite quelque chose de déjà vu, des impressions déjà ressenties, des parfums déjà respirés. L’Allemagne surtout se reconnut jadis dans le chef-d’œuvre qui la révélait à elle-même. Peut-être ne se savait-elle point aussi belle, peut-être ne l’est-elle pas en réalité. L’Allemagne du Freischütz est mieux que l’Allemagne véritable : une Allemagne idéale, telle que nous la rêvions avant de la connaître hélas ! douce contrée de légendes, de croyances naïves et de craintives superstitions ; patrie d’un romantisme moins artificiel que le nôtre, issu plus naturellement du génie national, et qui tient par des attaches autrement profondes au cœur même du pays. Le Freischütz, c’est la terre et la race allemandes, avec leurs qualités et sans leurs défauts : avec la force sans la brutalité, la grâce sans le sentimentalisme. C’est la saine poésie de la nature, un peu assombrie seulement par la poésie surnaturelle, et cela encore est très allemand. Les peuples du Midi croient beaucoup moins que ceux du Nord aux esprits et aux démons. Ils n’ont pas de brouillards où cacher des fantômes; ils voient trop clair, même la nuit. L’Allemagne, au contraire, a toujours peuplé ses bois, ses grottes, ses fleuves, d’êtres mystérieux. Depuis la Flûte enchantée jusqu’aux opéras de Wagner, en passant par le Freischütz, par Hans Heiling de Marschner, par Robert le Diable, on suivrait à travers la musique d’outre-Rhin la préoccupation et l’amour du fantastique.
Le livret du Freischütz a été trop critiqué. Weber l’aimait beaucoup. En 1817, il écrivait de Dresde à sa fiancée : « Ce soir, au théâtre, j’ai parlé à Frédéric Kind. Je l’avais si bien ensorcelé hier soir, que dès aujourd’hui il a commencé un opéra pour moi. Le sujet est excellent, intéressant et terrible. C’est le Freischütz. Je ne sais si tu connais cette vieille légende populaire[3]. » Elle est bien naïve, la vieille légende, mais faite, dans sa naïveté, des sentimens les plus simples et les plus touchans, élémens immuables du cœur humain, données qui suffisent au génie. C’est assez pour Raphaël d’une femme qui tient un petit enfant; c’est assez pour Weber des amours d’un chasseur. Quels types le maître a faits de ces paysans ! Comme il a été jusqu’au fond de leurs âmes, et en même temps de nos âmes à tous, car, à ces profondeurs-là, toutes les âmes sont pareilles, et le Freischütz, ce chef-d’œuvre allemand, est aussi un chef-d’œuvre humain.
Berlioz avait raison de dire qu’il faudrait écrire un volume pour étudier isolément chacune des faces de l’opéra. Il avait raison de dire encore que, depuis le début de l’ouverture jusqu’au dernier accord du chœur final, il est impossible de citer une mesure dont la suppression ou le changement paraisse désirable. Où trouver une ouverture qui résume ainsi un drame entier ? Paysage, personnages, tout est annoncé par ce merveilleux prologue. Il dit la solitude des bois, d’abord muette, puis traversée par des frissons d’inquiétude et d’épouvante. Après la plainte mystérieuse des choses, il dit les passions humaines. Voici le chant de Max, qu’une clarinette éperdue lance dans la nuit ; l’appel d’Agathe, d’abord timide, puis de plus en plus assuré, mais brisé soudain par des grondemens sinistres; enfin, après la lutte et la violence, voici l’allégresse et le triomphe du chant d’amour.
Le premier chœur n’est qu’un cri de victoire, mais quel cri! On ne fêterait pas un héros avec plus d’enthousiasme que ce tireur de village, avec une joie plus libre et plus noble à la fois. Weber élève son sujet et ses personnages, mais sans les dénaturer jamais. Ses paysans demeurent paysans, et gardent une certaine rudesse. Les couplets de Kilian jaillissent avec la spontanéité et le naturel qui caractérisent le génie de Weber : d’un seul jet, sans bavure ni soudure. Tantôt les compagnons de Max rient (et avec quels éclats!) de sa mésaventure ; tantôt ils le plaignent et l’encouragent. Un admirable dialogue s’engage entre la voix désespérée du jeune homme et les voix compatissantes du chœur. Mais la pitié ne dure guère, et tout le monde se remet en chasse. On ne retrouve qu’au premier acte de Guillaume, dans l’ensemble : Près des torrens qui grondent, cette verve agreste et montagnarde, cette ivresse de la vie au grand air.
Telle est la puissance expressive de la musique du Freischütz qu’elle résiste aux variantes des traductions. Les mots peuvent changer de signification, les notes n’en changent pas. Le grand air de Max, au premier acte, se passerait de paroles; il s’en passe même en certains endroits. Après le court récitatif qui le précède, avant la ritournelle, quelques notes de clarinette suffisent à donner une sensation d’éclaircie et d’allégement. Un peu plus loin, quand le chant s’est épanoui, quand Samiel a passé derrière le chasseur et que le ciel s’est voilé, au premier soupir du hautbois, les nuages s’entr’ouvrent, un rayon de soleil tombe là-bas sur la maison d’Agathe, la petite maison aux volets verts.
De même, au second acte, quand la jeune fille demeure seule, qu’elle dise, sur les premières notes de son récit : Hélas ! sans le revoir faut-il fermer les yeux ? ou bien : Le Dieu brillant du jour vient de quitter la terre ; ou encore, selon le texte original :
Bevor ich ihn geschen !
Nie nahte nur der Schlummer,
peu importent ces nuances de l’idée littéraire : le sentiment musical demeure, le sentiment de la solitude et du crépuscule. Oh !
la mélancolique veillée, veillée de printemps, pleine de parfums et
de murmures ! Nulle poésie ne donne une impression pareille. Qu’on
se rappelle les vers de Musset :
Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques
Sortaient autour de nous du calice des fleurs !
ou le : Per amica silentia luna, de Virgile. Qu’on prenne chez les
anciens ou chez les modernes les tableaux les plus détaillés ou les
plus sobres, aucun n’égale le court récit d’Agathe, ces quelques
notes retombantes comme des gouttes de rosée. Trois accords amènent la divine prière. Elle prie bien bas, la jeune fille, seule, toute
seule au cœur des grands bois, dans la maison forestière. Deux
fois elle s’interrompt pour écouter au dehors. Après le second couplet, une adorable modulation semble faire monter jusqu’à elle le
brouillard de la vallée. Les violens qui se traînent, les cors lointains lui apportent les frissons, les soupirs de la nature nocturne,
de la nature contemplée par une enfant de vingt ans, et par une
Allemande, par conséquent, de la nature un peu inquiétante, vaguement terrible. En vérité, toute cette musique n’est qu’une émanation de la nature. Ainsi, dans l’admirable trio de Max et des
deux cousines, des phrases de ténor ploient littéralement sous le
souffle du vent, et quand le chasseur, pour rassurer sa fiancée, lui
montre le ciel où la lune resplendit, on croit voir se répandre sur
la campagne des nappes de lumière.
La scène de la Gorge au loup n’a jamais été égalée. Au point de vue de l’abondance des idées et de leur beauté, au point de vue de la simplicité des moyens et de la puissance de l’effet, au point de vue de la relation, tant étudiée aujourd’hui, entre les paroles, ou même la pantomime, et la musique, rien n’approche de ce chef-d’œuvre. L’art y exprime si fidèlement et si précisément la nature, que, dans les théâtres allemands, le bruit de la cascade, une cascade véritable, s’harmonise avec les bruits de l’orchestre, au point de se confondre avec eux. Le trémolo du début, d’abord sur des accords étranges, puis sur l’appel lugubre ou strident des esprits de ténèbres, c’est le frisson des nuits du Nord, humides et froides. Tout fait peur dans cette scène : tout jusqu’à la voix de Samiel, cette voix parlée qui se détache sur le fond musical, jusqu’à ces grandes pauses ménagées à dessein, et qui laissent entendre le silence.
Annoncé par des harmonies mystérieuses, Max paraît sur les rochers. Un brusque accord de cuivres découvre l’abîme, et le vertige envahit d’un seul coup l’âme du chasseur. Sans être aussi élevée qu’elle le paraît, la première note de Max exprime l’instantanéité de l’épouvante, le recul devant un précipice. Max commence à descendre, et l’orchestre incertain se traîne sur ses pas. Sa voix roule à travers la vallée ; il croit entendre dans l’écho les ricanemens de Gaspard, l’aigre persiflage qui naguère a raillé sa défaite. Des fantômes lui barrent le chemin, des hiboux le frôlent de leurs ailes cotonneuses. Nous voici devant l’un des chefs-d’œuvre du génie humain. Plus on réentend, plus on relit la Fonte des balles, plus on se convainc que Wagner n’est pas le premier symphoniste dramatique, même en date. Il n’a jamais rien créé d’aussi parfait; il n’a jamais atteint à cette puissance, jamais surtout gardé cette mesure. Des creusets de Gaspard, les idées sortent moulées comme les balles. Tout est rendu : le frémissement du métal en fusion, l’orage, les spectres, la chasse infernale avec l’aboiement rauque des cors; enfin un écroulement de modulations sauvages ramène la tonalité primitive.
Après cette nuit d’épouvante, le soleil éclaire la chambre où s’éveille la fiancée. Sur le front de la jeune fille aucun souffle de tempête n’a passé. Elle a tout ignoré des mystères infernaux, son chant s’élève aussi pur le matin que le soir. Avec la nuit, son inquiétude s’est dissipée ; elle rouvre les yeux à l’aube rassurante. Ce second air d’Agathe est plein de lumière et de sérénité : plus de crainte comme dans le premier ; au contraire, la foi de la jeunesse et la sécurité de l’espérance. Là encore on sent la nature, et, derrière la croisée, on devine la campagne embaumée, l’été, les blés mûrs et les moissonneuses d’Allemagne aux joues vermeilles, aux tresses blondes. Quelle puissance d’évocation possède la musique ! Voilà la représentation idéale d’un pays. Si l’Allemagne n’est pas ainsi, elle a tort ; c’est ainsi qu’elle devrait être, et l’art a raison contre la réalité. Après avoir lu le Freischütz, qu’hélas ! il ne pouvait plus entendre, le grand Allemand, l’auteur de la Symphonie pastorale, pouvait bien serrer Weber sur sa poitrine, et lui crier en sanglotant : « Va ! tu es un diable de garçon ! »
Guillaume Tell est moins italien que le Freischütz n’est allemand. Inspiré par la France et créé pour elle, Guillaume Tell est le chef-d’œuvre, non pas du génie italien (comme le Barbier, par exemple), mais d’un génie italien ; chef-d’œuvre que nulle école, nulle race ne peut revendiquer, encore moins désavouer ; chef-d’œuvre universel, dont personne n’est exclu. Il ne se rencontre dans l’œuvre d’aucun musicien une exception aussi prodigieuse que Guillaume dans l’œuvre de Rossini. Rien absolument, fût-ce Otello, fût-ce Moïse, ne présageait des beautés de cet ordre. On savait bien ce qu’était Rossini, ou du moins on croyait le savoir. Depuis quelque vingt ans, il émerveillait l’Europe avec ses chansons. Jamais, depuis Mozart, autant de musique n’était tombée des lèvres d’un homme, sinon sortie de son cœur. Par les fenêtres des palais de Venise, de Florence, de Rome, où des impresari soupçonneux l’enfermaient, le prodigieux improvisateur jetait ses trilles et ses roulades. Au hasard, les mélodies s’envolaient, exécrables, médiocres ou divines. Des unes et des autres, sans compter, sans choisir, Rossini faisait des opéras, ou ce qu’on appelait ainsi. Il écrivait indifféremment le premier acte d’Otello, ou le troisième, la Bénédiction des drapeaux du Siège de Corinthe, ou le triste finale qui suit. Il cousait des pièces neuves à de vieux vêtemens, et souvent le vieux emportait le neuf. Jusqu’à trente-huit ou quarante ans, il prodigua ainsi l’un des plus beaux génies qui jamais furent donnés à un homme ; il laissa chanter, presque sans les écouter, les voix qui ne se taisaient jamais en lui ; puis, un beau jour, il cessa de rire. Il prit un sujet plus grave, un livret peut-être un peu meilleur que les autres ; il tâcha de penser sérieusement à sa patrie, à son père, à la nature, et il écrivit l’une des deux ou trois œuvres sublimes de la musique. Puis il se reposa.
Sous tous les aspects, Guillaume est admirable. Il n’existe pas de plus beau drame musical, il n’en est pas où des sentimens plus forts soient plus fortement exprimés. L’amour filial, l’amour paternel, l’amour de la patrie, y parlent comme ils n’ont jamais parlé ; mais l’amour de la nature y parle encore plus que les autres. Avant même d’être un drame, Guillaume pourrait bien être un tableau musical. Là, comme dans le Freischütz, la nature se mêle toujours à l’action ; parfois même elle l’absorbe, elle efface certaines figures. Arnold, Guillaume surtout, vivent d’une vie propre et personnelle; mais que serait Mathilde sans la romance : Sombres forêts ! Dans cette nuit, au sein des bois, la princesse n’est plus qu’un accessoire, un détail du tableau : une biche au milieu d’une clairière, un rossignol sous les branches.
La nature dans Guillaume Tell est tout autre que dans le Freischütz. En Suisse, pas de romantisme, pas de vallées maudites ni de revenans ; pas de superstitions ni de terreurs, pas de balles enchantées. Des gens bien sages, nullement sorciers; des pâtres, avec des arcs et des flèches bien honnêtes. Gounod ne dirait pas de Guillaume comme du Freischütz : C’est de la musique à ne pas traverser la nuit. Elle n’a rien d’effrayant, cette musique-là. Rossini n’a même pas, comme l’Allemand Schiller, entendu sous le lac bleu le chant de l’ondine. Ses lacs à lui n’ont d’autre mystère que leur profondeur et leur pureté. Cette honnêteté, cette santé de la nature est un des caractères de la Suisse, ce pays où les choses mêmes ont l’air robuste et bien portant. Le seul reproche qu’on puisse faire aux paysages suisses, c’est de n’être point assez intellectuels, de ne pas donner assez à penser, d’être sans souvenirs et sans légendes, moins suggestifs que ceux de la Grèce ou d’Italie. Mais nulle part la nature n’est physiquement plus grandiose ni plus belle. Nulle part la vie purement cosmique ne coule plus abondante et plus forte : sous l’herbe de prairies plus grasses, dans les rameaux d’arbres plus vigoureux, dans l’écume de torrens plus rapides.
La vie est la même dans l’œuvre rossinienne que dans la nature qui l’a inspirée : même grandeur, même abondance, lactea ubertas. Si la Suisse n’a jamais eu de peintre, si peut-être elle n’en doit jamais avoir, parce que les proportions de ses paysages sont trop vastes pour le champ de la vision pittoresque, elle a trouvé un musicien à sa taille, et cette fois la création de l’homme a égalé celle de Dieu.
En un sujet suisse, Rossini, préoccupé pour une fois de couleur locale, ne pouvait négliger un élément qui s’imposait : le ranz des vaches. Les ranz, plutôt, car ils sont nombreux et variés. Les vaches suisses n’ont point un seul hymne national, mais plusieurs chants cantonaux. Ce mot ranz vient sans doute du mot allemand Reihe, qui veut dire suite, file. Le ranz est la mélodie que sonnent les bergers pour faire rentrer leurs bêtes une à une; la Marseillaise des bestiaux, comme dit M. Labiche, ou plutôt leur Chant du départ. On trouve quelques détails sur le ranz dans un opuscule ancien et curieux[4]. L’auteur signale un ranz imprimé pour la première fois dans une Dissertation sur la nostalgie de Zwinger (Bâle, 1710) : il en signale un second noté par Jean-Jacques Rousseau dans son Dictionnaire de musique. Un autre écrivain, plus moderne, M. E. Van der Straeten (De la mélodie populaire dans le Guillaume Tell de Rossini), a curieusement recherché dans Guillaume les traces de ces deux ranz, et il nous les montre partout. Ainsi, l’appel des cors avant le chœur : On entend du haut des montagnes (1er acte), est une imitation directe, à découvert, du ranz de Zwinger. Les deux premières mesures de l’entrée de Mathilde, au second acte, ne sont que la même mélodie, précipitée, et, de plus, assombrie par le mode mineur. Au premier acte encore, avant l’appel de Melchtal : Pasteurs ! que vos accens s’unissent ! c’est toujours le motif du ranz qui éclate fortissimo. Quant au second ranz, celui de Rousseau, il se retrouve dans l’air de Mathilde : Sombres forêts ! sur les mots : désert triste et sauvage ; dans l’air d’Arnold, avec une autre ponctuation, sur les mots : secondez ma vaillance ; enfin, avec la ponctuation originaire, en triolets, dans l’apothéose finale, où l’humble ranz, devenu cantique, s’élève comme une hymne de joie et de liberté.
De ces deux ranz, celui de Zwinger et celui de Rousseau, la mélodie essentielle se compose de trois notes successives : tonique, tierce, quinte, reliées ou non par des notes de passage. Partant de cette observation, M. van der Straeten conclut à la présence du ranz dès qu’il rencontre ces trois notes : par exemple dans le motif instrumental (violoncelles) qui annonce l’entrée du canton d’Uri; dans le chœur suivant, sur ces paroles : Guillaume, tu le vois! enfin dans le cri trois fois répété : Aux armes! Pour l’ingénieux chercheur, le ranz des vaches finit par être le leitmotiv gigantesque, la formule unique et féconde de Guillaume tout entier. C’est trop dire, et c’est faire la part bien grande au calcul, bien petite au hasard du génie. Parmi les nombreux rapprochemens établis, il en est de forcés. Mais, en revanche, il en est de naturels, d’incontestables, et l’on peut en résumé conclure, comme l’auteur: « Rossini, après s’être imbibé de ranz, a laissé vaguer son inspiration, qui lui a fourni par centaines des variantes paraphrasées des thèmes suisses. Quelques-unes peuvent avoir été inconscientes en détail, quoique intentionnelles dans l’ensemble. »
Ce n’est point par un motif de ranz que commence l’admirable ouverture de Guillaume ; mais les vaches s’y tromperaient, tellement cette introduction est pastorale, tellement elle sent le pâturage, l’air sonore des hauteurs. Ici déjà, la nature l’emporte. Malgré sa verve et son éclat, l’allegro un peu équivoque de l’ouverture, appel à la liberté ou galop de cirque, n’approche pas de l’andante précédent, de ce paysage serein. Dans la solitude alpestre monte le chant des violoncelles; le ciel est de cristal, et la tempête à peine passée, il se reprend à sourire. Et de quel sourire d’azur ! Quoi de plus limpide que la mélodie de cor anglais, avec les notes de flûte qui retombent, dernières gouttes de l’orage apaisé! On sent dans ces quelques mesures le rafraîchissement et le renouveau de la terre après la pluie ; on entend tinter les clochettes sous le soleil revenu.
Le rideau se lève. Au bord d’un lac, au pied des glaciers, des femmes sont assises, tressant des corbeilles ; derrière elles, les hommes se tiennent debout. Tous contemplent, tous admirent en paix la sereine splendeur du monde. Ce premier chœur a quelque chose de calme et, pour ainsi dire, d’installé. Il ne semble pas qu’il commence, mais qu’il continue ; que de cette terre belle et tranquille il monte sans cesse, tranquille et beau. De ces mélodies-là, Rossini seul, après Mozart, en a trouvé. La reprise, si naturelle et pourtant si inattendue, sur les mots : Quel jour serein le ciel présage! cause une surprise délicieuse.
Du premier chœur se détache la chanson du pêcheur, claire et calme comme le matin sur l’eau. Puis éclate la sublime interruption de Guillaume ; mais bien qu’une pareille entrée annonce et pose déjà le héros, le drame ne fait que menacer encore, et jusqu’à l’arrivée de Leuthold, c’est-à-dire jusqu’à la fin du premier acte, les voix de la nature dominent la voix de la patrie. Ce premier acte de Guillaume est la plus magnifique pastorale de toute la musique, c’est l’églogue d’un peuple entier. Les chœurs radieux se déroulent; ils suivent le cours de cette belle journée, la marche du soleil dans le ciel d’été. C’est la joie sous toutes ses formes, à tous ses degrés. Après la sérénité, l’animation et l’allégresse. Le chœur : On entend du haut des montagnes, roule et se précipite. À ces mots : Pasteurs! que vos accens s’unissent ! une explosion universelle : l’orchestre bouillonne, avec des assauts presque fous, des rentrées triomphales; au-dessus, des éclats juvéniles, et la voix claire de Jemmy. Tout se déchaîne : Près des torrens qui grondent! On dirait que le sol même palpite, que la terre tressaille et bondit, qu’elle se sent vivante, et belle, et bonne, comme la terre antique, Déméter, mère et nourrice de l’humanité. Encore et encore des chœurs ! Ils s’élèvent les uns derrière les autres, par plans successifs, et de chaque sommet d’autres sommets se découvrent. La progression de cet acte est merveilleuse : il monte, il monte toujours. Et que chantent ces paysans? « Le travail, l’hymen et l’amour, » toutes les sublimes banalités de la vie naturelle. Célébrons! Célébrons! Ils célèbrent tout le temps, et à outrance, heureux de vivre, de respirera pleins poumons un air salubre, de tirer de l’arc et d’épouser de belles filles. Ah! les magnifiques épousailles ! On n’a rien écrit de plus beau que ces deux chœurs d’hyménée : l’un recueilli, virginal, l’autre étincelant. Que diriez-vous d’un peintre qui serait à la fois Raphaël et Rubens? Voilà ce qu’est Rossini dans Guillaume. Jamais on n’a donné à des formes musicales aussi pures, aussi nobles, une telle exubérance de vie, une telle fougue et une telle variété de mouvemens.
Quel langage parlent ces pasteurs 1 Pour faire un patriarche du vieux berger Melchtal, il suffit de quelques mesures :
Des jeunes montagnards, ô fidèles compagnes !
Cette phrase respire l’auguste majesté d’un pasteur de peuples. Melchtal par le comme le père d’une race. De ses mains tremblantes, le vieillard bénit l’avenir de la patrie ; il appelle au secours de son pays toutes les générations futures. Et tout cela, dira-t-on, à propos d’une noce de montagnards ! Mon Dieu, oui, comme le Freischütz à propos d’un tir de chasseurs. Les paysans de Rossini, comme ceux de Weber, atteignent naturellement à la simplicité, grandiose des êtres primitifs. !
Le second acte de Guillaume est au moins l’égal du premier. Le sentiment de la nature y est aussi intense; il y est, de plus, intimement lié à d’autres sentimens, qui lui donnent une force et un intérêt singuliers. Le drame annoncé au premier acte se développe au second. Les mêmes forêts, les mêmes montagnes vont écouter maintenant d’autres chants, recevoir de plus graves confidences. Au crépuscule, des chasseurs attardés traversent la clairière, une cloche tinte doucement. Le petit chœur : Voici la nuit, est une des merveilles de la musique, et une merveille faite de rien. Que dis-je? de fautes : de quintes et d’octaves successives; manquement grossier et sublime aux préceptes élémentaires de l’harmonie. Cette prière est presque inconnue du public. Personne à l’Opéra ne l’écoute. A peine, au surplus, est-il possible de l’entendre; les choristes la chantent trop vite et de trop loin. Trois fois elle monte de la chapelle, chaque fois plus mystérieuse et plus recueillie. Chaque fois le soleil est plus bas derrière la montagne, un peu plus d’ombre voile le firmament. Lentement les accords descendent, et avec eux la nuit, non pas la nuit fantastique du Freischütz, la nuit allemande; mais la nuit sereine, douce aux malheureux, aux opprimés, et qui sera bientôt complice de leurs héroïques colères.
Elle trouble pourtant, cette nuit, l’âme d’une jeune fille. La belle entrée que celle de Mathilde! Dans ce prélude inquiet palpite un amour sans préjugés, mais non sans pudeur, un amour ingénu, comme celui de la Valentine de George Sand pour le beau Bénédict; amour pour un jeune homme qu’il faut s’imaginer héroïque et superbe : « l’espoir, l’orgueil de ces montagnes. » Peu à peu le trouble de Mathilde s’apaise, et la jeune fille chante doucement l’air fameux : Sombres forêts! Aucun air de princesse n’approche de celui-là ; nul autre ne possède cette splendeur de la forme, sans passion, presque sans expression, cette beauté pour ainsi dire plastique. Sombres forêts! c’est plus qu’une romance de cantatrice, plus même qu’une rêverie de femme : c’est l’âme de la solitude, c’est la vie latente et nocturne des choses, le sommeil des grands sapins, dont l’accompagnement balance les rameaux.
Quant au finale de la conjuration, il est peut-être supérieur même à celui de la Bénédiction des poignards. D’abord, il est le premier en date; mais ce n’est pas tout. La qualité de la mélodie est plus rare, et la forme plus pure chez Rossini que chez Meyerbeer ; dans la péroraison de Guillaume : Si parmi nous il est des traîtres! que dans celle des Huguenots : Pour cette cause sainte. Ce n’est pas tout encore, et la suprême beauté de la scène des Cantons lui vient du paysage qui l’encadre. Des échos de cors, des phrases discrètes et comme prudentes, qui se traînent sous bois ou glissent sur l’eau ; à ces mots : J’entends de pas nombreux la forêt retentir, un simple tremolo, profond comme la forêt même ; des appels et des réponses à mi-voix, des récits dont chaque note est expressive ; un chant de violoncelles où l’on sent l’approche des barques et jusqu’à l’effort des rameurs; un lever de soleil éblouissant, et en(in, le plus radieux des hymnes à la patrie, tel est ce finale extraordinaire, où chaque ritournelle, chaque parole indique le secours mystérieux de la nature à l’homme. Oui, la nature ici se fait saintement complice de l’homme, et cette complicité pour leur délivrance à tous deux, la musique a su l’exprimer. Le finale du Rütli, c’est le soulèvement non-seulement des Suisses, mais de la Suisse elle-même ; c’est un élan des choses, de l’air, des arbres, des eaux, une aspiration universelle à la sainte liberté.
Jusqu’à la fin cette alliance subsiste. Ensemble à la peine, la nature et l’homme sont ensemble à l’honneur. Pour trop de gens, après : Asile héréditaire ! Guillaume Tell est terminé. Quel abonné de l’Opéra connaît l’apothéose : Tout change et grandit en ces lieux! Après le coup d’arbalète libérateur, tous les personnages se retrouvent; un peu, je le veux bien, comme dans un vaudeville, mais pour quel couplet final ! Guillaume s’achève, comme le Freischütz, par un admirable chant de joie. Mais, dans le Freischütz, quelques âmes seulement sont consolées; ce sont, pour ainsi dire, des affaires privées qui s’arrangent. Ici, tout un peuple est délivré, tout un peuple renaît et respire. Le ranz des vaches sonne encore. Lui qui flottait naguère avec mélancolie sous les « Sombres forêts, » le voici qui s’élève de plus en plus libre, de plus en plus pur. A mesure qu’il monte, les brumes s’évanouissent et l’azur paraît. Il suffit d’un rien, d’une note haussée d’un demi-ton, pour que le grupetto caractéristique de la mélodie, si anxieux naguère sur les paroles de Mathilde : Désert triste et sauvage, prenne un accent de sérénité et d’extase. Ce petit dessin mélodique, toujours le même, par la seule force d’une répétition obstinée, d’une ascension constante en des tonalités régulièrement espacées, finit par décrire des cercles immenses. Plus haut, toujours plus haut, tintent les notes argentines. Chalumeaux des pâtres, clochettes des troupeaux, les bruits de la montagne et ceux de la vallée montent de la Suisse entière, et dans un carillon gigantesque, si de tels mots peuvent s’associer, vibrent une dernière fois les deux notes principales de Guillaume, les deux sentimens dont l’œuvre entière est faite : l’amour de la nature et l’amour de la liberté.
Avant de s’accentuer encore dans les paysages de Schumann, de Berlioz, l’élément humain va se dérober un instant. Il est presque entièrement étranger à l’œuvre de Mendelssohn, j’entends à ses deux œuvres les plus pittoresques : le Songe d’une nuit d’été et la Grotte de Fingal. La musique du Songe et de Fingal est merveilleusement descriptive ; mais elle n’est que descriptive. Mendelssohn a été délicatement sensible aux plus subtiles impressions de la nature. Ses yeux, ses oreilles, ont su les derniers secrets de l’air et des eaux. Il a fait mieux que personne de la musique aérienne et de la musique marine. Mais, à l’inverse de presque tous les artistes, surtout des artistes de son temps, il ne se cherche pas lui-même dans la nature ; il ne demande pas au monde des échos pour sa pensée ou des consolations pour sa misère. Il n’a pas l’égoïsme intellectuel qui pousse certains esprits à se faire centre, à ramener la nature à eux-mêmes ; il la regarde en elle et non en lui, il décrit pour son plaisir… et pour le nôtre. L’orchestre ignorait, avant lui, cette finesse et cette ténuité, cette aisance à rendre l’infiniment petit, presque l’insaisissable, les phénomènes à peine sensibles : les mirages, les frissons de l’air et de l’eau. On trouve dans le Songe des sonorités inconnues avant Mendelssohn, et dont l’effet est presque lumineux : par exemple, au début du duetto, certaine tenue de flûtes dans le grave sur des notes infiniment profondes et pures.
Quant à l’ouverture de Fingal, c’est une marine musicale. Des visions d’azur pâle et de lumière irisée, des sensations de sonorité et de transparence, voilà la Grotte de Fingal. Les effets extraordinaires obtenus ici par Mendelssohn tiennent à la fois aux mélodies et aux timbres. Dès le début, une petite phrase courte retombe avec la régularité d’une goutte d’eau, et retombe partout dans l’orchestre, de hauteurs différentes, avec des résonances plus ou moins prolongées. Ailleurs, un chant de violoncelles s’enfle et s’étale mollement. On dirait l’haleine d’une mer paisible, le baiser des vagues sur le flanc des rochers. Sous les voûtes se succèdent, en ondulations sans fin, de petits flots qui scintillent et chantent; parfois, le ressac dans une caverne ébranle les parois ruisselantes, et les claires trompettes sonnent comme des conques de nacre. Sous toutes les mélodies frissonne je ne sais quel perpétuel remous d’orchestre; il semble entretenir la fraîcheur et l’humidité d’un bout à l’autre de l’harmonieuse galerie.
Voilà un merveilleux paysage dont l’homme est absent; le tableau est impersonnel. Mendelssohn a compris la nature ; mais il est resté en dehors d’elle. Dans la Grotte de Fingal, pas un élan de joie ou de tristesse, pas un retour sur soi. Mendelssohn a écouté l’océan en grand artiste, mais en artiste seulement. Au fond, cette conception tout objective est peut-être la vraie. La nature est peut-être indifférente, hostile même, et plus marâtre que mère. Pourquoi lui rapporter toujours notre âme, qu’elle ignore; nos passions, dont elle n’a souci?
L’idée que l’homme n’est rien pour la nature ne fut ni celle de Schumann ni celle de Berlioz. Ils voulurent toujours animer l’univers de leur âme, l’éclairer de leur joie, surtout l’assombrir de leur tristesse. Tous les paysages de Schumann (Manfred, les Lieder) sont mélancoliques ou désolés. L’homme n’y jouit pas de la nature; au lieu de se consoler, il s’aigrit avec elle. Le ranz des vaches de Manfred gémit sur des sommets âpres et solitaires, et non pas, comme celui de Guillaume, au sein d’heureuses vallées. Dans les chœurs des esprits de la terre, de l’air, du feu, l’on sent l’hostilité des forces naturelles, et non, comme dans le Songe, leur bienveillance et leur amabilité.
Plus étroitement encore que le Schumann de Manfred, celui des Lieder unit son âme à celle des choses. Il a lié avec la forêt, avec les nuages, avec l’herbe des tombeaux, avec les étoiles et les fleurs, un commerce intime et le plus souvent douloureux; toujours son regard revient du dehors au dedans. Voyez les admirables lieder intitulés : In der Fremde (Au loin) ; Mondnacht (l’Heure du mystère), Im Walde (Dans la forêt). Dans le premier, la tristesse humaine est conforme à celle de la nature ; l’une et l’autre s’exhalent en une même phrase lentement traînée sur un accompagnement monotone. Lorsque l’exilé pense à sa propre sépulture, la tonalité se hausse et devient plus âpre, l’expression plus déchirante; alors le grand mot allemand, qui signifie à lui seul la solitude de la forêt, s’étale majestueusement et fait tout un paysage. Mais aussitôt la voix retombe et les dernières notes frissonnent à peine. C’est l’homme qui a peur, ne fût-ce que pour son cadavre, de la solitude et de l’oubli.
Même dualisme de sentimens, même retour sur soi dans Mondnacht. Quatre couplets, ou plutôt quatre courtes phrases, expriment bien, par leurs périodes pareilles, la paisible continuité de la nuit. Sous le chant, un accompagnement fait d’une note d’abord seule, puis d’une seconde, puis d’une tierce, puis de tout un accord répété sans bruit et sans cesse, scintille comme les étoiles. Voilà la partie descriptive du lied. A la fin seulement, le mouvement s’élargit, les accords se fortifient et se complètent; le regard de l’homme quitte la terre, sa poitrine se dilate, et son âme, comme le disent les paroles, vole vers la patrie.
Plus bref, et non moins pénétrant, est le lied : Dans la forêt. Une noce traverse un bois; sur son chemin, les oiseaux chantent et les cors sonnent. Il n’en faut pas plus pour attrister le passant, pour éveiller en lui des souvenirs amers et pour que la mélodie, d’abord joyeuse, s’éteigne en mélancolique rêverie.
Schumann a prêté à la nature une sympathie universelle pour la souffrance humaine. Jusque dans le calice des roses, il a cru voir des pleurs. Heine avait écrit là-dessus des choses ravissantes, et le musicien a égalé le poète, s’il ne l’a surpassé. Lisez, dans le recueil intitulé les Amours du poète, le premier lied, ou le cinquième, ou le huitième ; il n’y est question que de confidences d’amour et de chagrin faites aux roses du jardin, aux oiseaux de la forêt, aux étoiles de la nuit. Impossible de rendre mieux que Schumann, avec une sensibilité plus raffinée, ces minuties douloureuses, ces imperceptibles frissons d’âme blessée, ou seulement froissée, ces larmes qu’une feuille de rose essuie, que sèche un souffle de vent. Impossible de rattacher par des fils plus ténus la nature à l’humanité.
Nous voilà bien loin des Saisons et de la Création, des paysages purement descriptifs. Ce n’est pas avec Berlioz que nous allons y revenir. Dans son intéressant volume sur Berlioz[5], M. Alfred Ernst signale avec beaucoup de discernement la beauté particulière aux passages descriptifs de la Damnation de Faust. A propos de l’introduction : Faust seul dans les champs au lever du soleil, M. Ernst dit très bien : « l’impression que Faust reçoit de la nature, voilà ce qu’exprime ce thème (le thème fondamental du morceau). Le tableau du monde extérieur est réuni à l’indication d’un caractère moral ; c’est la nature, mais la nature regardée par Faust. » Et, en même temps, M. Ernst rappelle que Beethoven avait procédé ainsi au début de la Symphonie pastorale, unissant aussi étroitement que possible les deux élémens : la nature et l’humanité.
Vous rappelez-vous le printemps des Saisons, ce printemps aimable, mais aimable seulement? En voici un tout autre, plus beau de toutes les beautés modernes : beauté des idées et beauté des formes. On sait le parti que Berlioz a tiré, pour décrire une matinée aux champs, de l’orchestre tel que lui-même l’avait fait : l’effet des sonorités et des harmonies nouvelles, la variété des timbres, la combinaison des motifs, le recours successif à la délicatesse d’un instrument ou d’un groupe d’instrumens isolé et à la puissance de tous les instrumens réunis.
Faust est seul. Une phrase, la phrase mère de toute la scène, est exposée par les altos. Très douce, très paisible, elle flotte sur la plaine endormie. Dès les premières paroles de Faust, on sent la mélancolie de l’homme au milieu de la nature. Et pourtant l’aube, on le sent aussi, est tiède et printanière. De l’orchestre montent des parfums et des trilles d’oiseaux. L’accompagnement semble fait du murmure des sources et du bruit des ailes. Avec de subites poussées qui gonflent le sein de la terre, la vie universelle palpite vaguement. Sur la phrase ondoyante s’enroulent des traits gracieux, pétillent des triolets de petite flûte, se posent des soupirs de cors. L’horizon se meut et s’illumine ; le soleil monte, la campagne embaume et fume, et l’homme s’enfonce en lui-même. Il est sombre, fatigué ; il assiste, vieux de cœur, sinon de visage, au rajeunissement de la création. S’il regarde des cieux la coupole infinie, vainement des torrens de lumière inondent son front. Rien ne peut le réjouir; il finit par se taire, tandis qu’autour de lui tout continue de chanter. D’autres hommes arrivent, simples paysans, qui nouent leur ronde là-bas, pour ne pas troubler le solitaire. Il les écoute de loin, il leur répond, et d’un mot attriste leur refrain. La belle phrase que celle de Faust : Ce sont des villageois au lever du matin! Comme elle est chargée d’ennui! Comme elle retombe pesamment! Sur toute cette nature, sur ce paysage lumineux, que d’ombre jette un homme! j’entends l’homme d’aujourd’hui, ou peut-être déjà l’homme d’hier, celui de Chateaubriand et de Byron, de Schumann et de Berlioz. L’inspiration d’un Haydn et celle-ci diffèrent comme l’extrême naïveté et l’extrême réflexion, comme deux manières opposées de comprendre la vie et l’art; toutes deux intéressantes et belles, parce qu’elles sont sincères toutes deux.
Le sommeil de Faust, non moins que sa veille, eût dérouté le bon Haydn. Il se fût demandé : «quoi pensent ces gens-là? Après la cave d’Auerbach, après le beau chœur des ivrognes, les chansons du rat et de la puce, Faust, dégoûté de l’orgie, cherche d’autres aventures et d’autres jouissances. Méphistophélès, avant de lui montrer Marguerite vivante, veut la lui montrer en songe ; et il la lui montre dans un des songes les plus délicieux qu’ait jamais rêvés un musicien-poète. Cette scène du sommeil est à la fois surnaturelle et naturelle. Sans doute, des génies et des fées bercent Faust ; mais dans cette musique il y a encore autre chose, il y a la secrète influence de la nature véritable et vivante, l’effluve mystérieux des herbes et des fleurs, le trouble dont frissonne parfois la terre, et l’homme avec elle, je ne sais quelle langueur qui, de la création, pénètre en nous et s’insinue par les souffles et les parfums.
Le repos que Faust, éveillé tout à l’heure, cherchait en vain, ce repos va lui venir en rêve, et son âme endormie sera moins rebelle aux influences bienfaisantes qui descendront sur lui. Il y a quelque chose d’auguste dans le spectacle de l’homme serré contre la terre maternelle, qui embaume, qui enchante son enfant triste et fatigué. L’apaisement de l’homme par la nature, la demi-confusion de l’un avec l’autre, l’évanouissement de la créature dans la création, tout ce panthéisme est de Goethe, et de Goethe admirablement rendu par Berlioz. Mais voici qui est de Berlioz seul, et qui n’est pas moins admirable ; voici un élément humain sans lequel la suprême beauté manquerait à ce paysage.
Quand l’orchestre, tout à l’heure encore ivre de la bruyante ivresse allemande, s’est apaisé, un trait rapide emporte Faust et son compagnon. Parvenus sur les hauteurs, les violens à l’aigu frémissent ; mais peu à peu des trilles fins et serrés descendent, et doucement se dessine une ritournelle adorable. Le mouvement s’est ralenti, le chant instrumental traverse des modulations qui se fondent les unes dans les autres, et des cuivres solennels, trombones et cors, étalent leurs notes de velours. Méphistophélès à mi-voix chante l’air des roses, et le sentiment de cet air, Goethe ne l’a pas trouvé. Par une matinée de printemps, au bord d’un grand fleuve d’Allemagne, sur un lit de fleurs, le démon a couché Faust, son Faust bien-aimé, et ce mot seul du texte, que toute la musique confirme et paraphrase. révèle chez Méphistophélès une sorte de tendresse, au moins de compassion, pour l’humanité. Un instant, le diable cesse de rire. Il se penche avec émotion sur le front qu’il a rajeuni, sur la créature qui s’est livrée à lui, et il a pitié ; il chante pour appeler le sommeil et les songes heureux. Tout cet air est plein d’un amour, d’une bonté plus qu’humaine, presque divine ; sentiment étrange, mais puissant, qui plane sur la suave cantilène, et qui fait d’elle la plus noble berceuse qu’un père ait jamais chantée au chevet de son enfant.
Voyez ici la différence entre Berlioz et Mendelssohn. Dans le Songe d’une nuit d’été, l’on dort aussi sur le gazon ; les elfes et les sylphes voltigent aussi sur des paupières closes. Comment Mendelssohn cherche-t-il à rendre ces légers bruits d’ailes, ces murmures aériens? Par des morceaux comme l’ouverture, le scherzo, le duetto du Songe, par une musique alerte, rapide, pleine de notes et de traits, par une orchestration scintillante et perlée. Berlioz, excepté dans la valse presque mendelssohnienne, fait tout le contraire. Très peu de notes, et presque toutes graves, un chant solennel, soutenu de lents accords, un orchestre sombre, voilà l’air des roses. L’admirable chœur des esprits est fait, lui aussi, d’une grande phrase tranquille qui s’anime seulement à la fin. Et cette gravité, cette lenteur, ne sont ni moins expressives ni moins descriptives que l’agilité et la rapidité de Mendelssohn ; elles le sont autrement, voilà tout. On croit entendre ici l’haleine de la terre qui dort; des arômes montent de son sein, de larges fleurs s’ouvrent et l’herbe pousse. Très liés, très souples, les dessins mélodiques du chœur, de l’orchestre, enveloppent Faust et l’enlacent. Les rameaux, les lianes, les fils d’argent qui flottent dans l’air se joignent et se nouent silencieusement autour de lui. La nature a repris l’homme tout entier, pour lui donner une heure de sérénité et de paix.
A côté de ces pages tranquilles, il faudrait citer une page violente : l’invocation à la nature. C’est une apostrophe plutôt qu’une prière, presque une imprécation. Elle commence avec douceur, avec humilité : Nature immense... Toi seule donnes trêve à mon ennui sans fin. Mais Faust peu à peu s’irrite. Il appelle à lui les vents, les tempêtes, pour exaspérer sa mélancolie et la porter jusqu’à la fureur. « Levez-vous, orages désirés ! » crierait-il volontiers avec René, son contemporain et son frère. Et les ouragans lui répondent. Toute la nature, défiée, livre à la voix de l’homme des assauts terribles, et cette voix demeure longtemps la plus forte. Rugissante, éperdue, elle plane au-dessus du fracas universel. Elle domine un crescendo aussi puissant que celui du finale de la Symphonie pastorale au moment du coup de foudre. Mais comme la foudre, elle tombe et reste expirante sur les dernières notes, sur le gémissement d’une âme altérée d’un bonheur qui la fuit. Là encore les bruits de la nature ont dans le cœur humain un retentissement profond. L’âme de Faust se brise contre les forces supérieures qu’elle a imprudemment déchaînées.
Dans la musique tout à fait contemporaine, la nature occupe relativement peu de place. Nous n’avons pas assez entendu les opéras de Wagner pour les juger au point de vue pittoresque, pour parler de la tempête du Vaisseau-Fantôme ou de la forêt de Siegfried. Le plus connu des paysages wagnériens est l’Incantation du feu. qui termine la Valkyrie, et, de cet admirable épilogue, ce n’est pas le côté imitatif que nous admirons le plus. Il s’y mêle trop de féerie et presque d’enfantillage : le glocken-spiel est un peu mesquin, et la sublimité du drame musical écrase ici l’ingéniosité du décor. Chez Gounod, peu de paysages. N’oublions cependant ni le Vallon, ni le Soir, ni Venise, ni les solitudes de la Crau dans Mireille, ni surtout le dernier acte de Sapho, cette rencontre, ou plutôt cette opposition, sur le rocher grec, du petit gardeur de chèvres et de la poétesse qui va mourir. Verdi non plus n’a guère été un paysagiste, sauf au début du troisième acte d’Aïda.
Mais un musicien contemporain a été un paysagiste, et n’a guère été autre chose. Nul n’a fait de musique aussi exclusivement pittoresque ; nul n’a senti ni prouvé ainsi que le domaine des sons confine à celui de la lumière, et que la musique peut ressembler à la peinture encore plus que la poésie. Ce musicien, c’est l’auteur du Désert et de Lalla-Roukh, le créateur et le roi de l’exotisme dans la musique, Félicien David. On pourrait définir l’exotisme : la curiosité des choses lointaines et singulières. La nature même de cette curiosité en explique l’éveil tardif dans la littérature et l’art, seulement chez l’homme blasé sur les objets à portée de ses yeux, sur les idées à portée de son intelligence. En littérature, l’exotisme ne date guère, on l’a remarqué, que de Bernardin de Saint-Pierre. Avant lui, on ignorait l’Orient. Les voyageurs du moyen âge, les croisés l’avaient vu, mais sans le regarder. Le XVIIe siècle, qui n’aimait pas même la nature au milieu de laquelle il vivait, était à mille lieues de l’exotisme. Il n’y a pas un coin d’Orient dans Bajazet, et le vers fameux de Bérénice: Dans l’Orient désert, quel devint mon ennui! est encore plus psychologique que descriptif. Bernardin de Saint-Pierre a eu le premier « la perception émue de la flore des tropiques[6]. » A son tour, Chateaubriand a compris l’Amérique, la Grèce. Il nous a ouvert les yeux à tous, et, depuis, nous avons su regarder : l’Espagne avec les romantiques; l’Afrique avec le Flaubert de Salambô ; le Sahel et le Sahara avec Fromentin; l’extrême Orient avec Pierre Loti.
En musique aussi, mais, comme toujours, plus tard qu’en littérature, l’exotisme est né. Il ne faut pas le demander au XVIIIe siècle. Ni Bach, ni Haendel ne pouvaient le soupçonner, lisent chanté la Nativité, la Passion, tous les saints mystères d’Orient, comme s’ils se fussent accomplis en Allemagne. Leurs oratorios n’étaient que des prières et jamais des tableaux. Mozart ne cherche pas non i)lus de ce côté. La marche turque, l’Enlèvement au sérail, n’ont rien d’ottoman, et Idoménée, rien de grec. Une seule fois, chez Beethoven, parce que Beethoven a tout deviné, l’Orient apparaît : la ronde hurlante qui s’appelle le chœur des Derviches, des Ruines d’Athènes, témoigne d’une intuition merveilleuse. Mendelssohn ignore l’Orient, Weber l’entrevoit dans Obéron, Berlioz, dans le Repos de la Sainte-Famille, Félicien David le découvre et le met à la mode.
Le succès du Désert fut immense. On trouva dans cette musique des sensations inconnues. Des sensations, plus que des pensées et même des sentimens, car cette musique est avant tout sensuelle. « L’Orient, a très bien dit Fromentin, c’est un lit de repos trop commode, où l’on s’étend, où l’on est bien, où l’on ne s’ennuie jamais, parce que déjà l’on y sommeille ; où l’on croit penser, où l’on dort. » La musique de Félicien David languit de cette langueur délicieuse. Elle ne sait rien que décrire, et décrire quoi? La nuit au désert, le soir dans les jardins de je ne sais quelle vallée de Kachemire, le clair de lune et le glissement d’une barque sur un lac, une rêverie de femme sous des magnolias en fleurs, le bourdonnement de la guzla, qui accompagne une romance indienne. Auber disait plaisamment de Félicien David après le Désert : «Nous verrons, quand il descendra de son chameau. » Il en est descendu quelquefois, et il a eu tort. Quand on est si bien en selle, et sur une aussi rare monture, il faut y rester. En d’autres sujets que les sujets d’Orient, Félicien David n’a guère réussi que par exception. Il n’y a peut-être, dans Herculanum, qu’une inspiration de génie : les stances de l’Extase, et précisément ce morceau est encore un paysage, et l’un de ceux où le maître excellait : une nuit d’été au pied du Vésuve, presque une nuit d’Orient,
Félicien David fut un grand artiste sans être un grand musicien, au sens technique du mot. Il eut la faculté merveilleuse de transformer en phénomènes sonores des phénomènes lumineux; d’entendre ce qui se voit et de le faire entendre. Mais examinez de près sa musique : elle est aussi peu combinée, aussi peu scientifique que possible. Le Désert a beau s’appeler ode-symphonie; le mot symphonie, dans son acception accoutumée, ne saurait convenir ici : pas un développement, pas un soupçon de fugue ou de contre-point; nulle rigueur, nulle logique dans l’élaboration, dans la mise en œuvre d’une idée exclusivement musicale. Dès que Félicien David n’a plus un tableau à peindre, dès qu’il essaie de la musique pour la musique, il trahit sa faiblesse. Voyez, notamment, la vulgarité de certaine prière (première partie du Désert) : Louange à toi, le souverain des mondes ! Voyez encore la marche de la caravane : Allons! marchons ! cheminons! chantons ! La forme mélodique n’en est pas sans élégance ; l’effet de l’approche, du passage et de l’éloignement est rendu par le crescendo et le decrescendo inévitable; mais, au point de vue symphonique, au point de vue des harmonies et de l’instrumentation, cette longue, trop longue marche, paraît pauvre à côté du prélude de l’Arlésienne par exemple, la marche des Rois. Ici pourtant le thème reste aussi toujours le même ; mais il est varié, agrémenté par une imagination musicale autrement riche et ingénieuse.
Ce qui demeure admirable dans le Désert, c’est d’abord le début : cette éternelle pédale d’ut, ces rares appels de cors et cette clameur, ou plutôt ce soupir infini : Allah! Allah! Toute l’étendue de l’horizon, toute la fatigue du chemin est dans cette plainte. Et sans qu’on sache comment, à l’idée de l’immensité de la nature s’ajoute celle de l’unité divine, l’idée du monothéisme musulman. La nature au désert est si vaste et partout si semblable à elle-même, qu’on ne peut la peupler, comme la nature grecque, par exemple, de divinités innombrables, mais seulement la remplir du Dieu unique, qui seul est Dieu.
D’autres pages encore sont belles : l’appel du muezzin, étrange mélopée qu’il faut chanter aussi d’une voix étrange ; la rêverie du soir, avec ses quatre ou cinq couplets qui reviennent traîner lentement sur une quinte caractéristique, dont on a abusé depuis. Mais la perle de la partition, celle dont l’Orient est le plus pur, c’est l’hymne à la Nuit, un des chefs-d’œuvre de Félicien David et du genre qu’il représente. Errez la nuit dans la solitude des sables, dans la solitude immobile et silencieuse, et cette cantilène vous montera aux lèvres. Cette musique, diraient les philosophes, est adéquate au pays qui l’a inspirée. Comme l’obscure clarté tombe mollement du haut des premières notes de ténor : O nuit ! Comme elle s’étale en nappes unies ! Comme la monotonie de l’accompagnement correspond à la monotonie du désert, à ce caractère essentiel des pays d’Orient! On dirait aussi qu’il y a dans les nuits de là-bas plus de recueillement et de solennité que dans les nôtres. Ces nuits qui descendent sur des terres illustres semblent sentir un vague regret, de tant de ruines endormies, une vague fierté de tant de miracles accomplis dans leurs ombres.
Félicien David a été le musicien exceptionnel d’une nature exceptionnelle aussi. Avant lui, de plus grands maîtres avaient chanté la nature banale, la nature de tout le monde. Lui s’est réservé une petite place, un coin de soleil dans la nature connue et aimée seulement de quelques-uns, de quelques voyageurs privilégiés. Les paysages d’Orient ne sont pas les plus difficiles à peindre; le talent y suffit, et parfois le procédé. On s’en tire à meilleur compte avec les pyramides d’Egypte qu’avec un buisson sous un ciel d’orage ou quelques troncs d’arbres au travers d’un torrent. Ces derniers sujets veulent un Ruysdaël ou un Hobbema, comme la Symphonie pastorale veut un Beethoven.
Qu’on ne soupçonne pas au moins Félicien David d’artifice et de procédé. Au contraire, il n’a que de l’instinct, et un instinct, celui de l’étrange, de l’exotique. Jamais il n’aurait dû tenter une autre voie, ni marcher dans des empreintes trop grandes pour ses pas. L’ouverture de Lalla-Roukh médiocre allegro mendelssohnien, le prouve bien, et aussi quelques autres détails de cette partition, d’ailleurs exquise. Toujours le chameau! Mais, dès que le musicien remonte sur sa bête, on traverserait l’Orient derrière lui. Lalla-Roukh est un chef-d’œuvre de musique contemplative, sans passion, sans action. Noureddîn, prince charmant qui voyage, sa guitare à la main, vêtu comme un pauvre poète, jeune et bel émir de ces pays fabuleux que nomment seulement les Mille et une Nuits; Lalla-Roukh, elle aussi jeune et belle, portée en sa litière de soie à travers les bambous, ne vivent pas d’une vie réelle, mais d’un rêve de vie, d’un rêve d’azur et d’or. Le musicien n’a pas voulu d’épisodes, de péripéties. L’Orient de Lalla-Roukh est sans mélange, respecté dans son mystère indolent. Rien ne trouble ici ni la nature ni les âmes. Des âmes, en ont-ils seulement, les personnages de ce conte indien, ces êtres tranquilles et nobles qui s’aiment avec une volupté naturelle, innocente et incessante, comme doivent s’aimer les fleurs, si les fleurs savent s’aimer? Ah! que Schumann, Berlioz et les autres sont loin! Ici, plus de douleurs ; « c’est ici le pays des roses ; » tout respire la langueur, la mollesse, tout existe d’une existence à peine sensible, mais douce comme celle des vapeurs ou des parfums. La vie de l’âme se réduit, s’annihile dans Lalla-Roukh ; la volonté, presque la personnalité, se dissout au sein de cette musique qui trouble et enivre. Tout en elle est paresseux, caressant, tout, jusqu’aux moindres détails : la phrase de Noureddîn à son réveil : Laissez-moi reposer un peu! celles de Lalla-Roukh accueillant le chanteur errant, ou détachant pour lui la fleur de sa chevelure. Jamais de brutalité, jamais de brusquerie. La halte de Lalla-Roukh dans la forêt, sur les tapis, le chœur du repas, moelleux comme un vol de grands papillons, la danse des bayadères, tout cela est ravissant et tout cela était inconnu. La romance de Noureddin : Ma maîtresse a quitté sa tente! la rêverie du premier acte, le grand air et la barcarolle du second ; enfin toute la voluptueuse partition donne la sensation de l’amour exotique, d’un amour ignorant ou dédaigneux des préjugés et des lois, au-dessus ou en dehors des conventions et des convenances. Amour excusé, que dis-je ! conseillé dans ces contrées heureuses par l’exemple de l’universel amour. On devait s’aimer ainsi aux premiers jours du monde. On s’aime encore ainsi, paraît-il, sous un ciel indulgent, là-bas, où, d’après Loti, les jeunes officiers de marine folâtrent dans les ruisseaux avec de petites négresses ! Hélas! Lalla-Roukh n’est qu’un rêve, mais quel rêve délicieux!
Depuis Félicien David, les musiciens ont compté avec l’Orient. Aujourd’hui, qu’ils fassent des oratorios ou des opéras, ils prennent souci du décor et de la couleur locale. Ils s’inquiètent de l’exactitude, au moins de la vraisemblance de la nature. Sous ce rapport, la dernière œuvre de Meyerbeer, l’Africaine, témoigne d’une préoccupation nouvelle chez le grand musicien. Jusque-là, peu de paysages : dans Robert le Diable, un rayon de soleil, voilà tout, perce les nuages au troisième acte, à l’entrée d’Alice, et ce rayon, George Sand a bien su l’apercevoir (Lettre d’un voyageur). Dans les Huguenots, une riante perspective de Touraine, le Cher à Chenonceaux (prélude du second acte). Dans le Prophète, rien. Dans l’Africaine, au contraire, tout un acte de paysage, presque deux : les deux derniers. Afrique, Asie, peu importe le nom de cette terre indéterminée, où religion, nature, tout est étrange et grandiose. Quel coup de soleil que l’entrée de Vasco! Certes, le navigateur portugais n’est pas le plus intéressant des héros meyerbeeriens ; mais il a son heure, et la voici. Après les danses sacrées, après le serment du peuple entre les mains de Selika, l’on attendait l’apparition de l’étranger; sous le ciel bleu, dans la lumière, on attendait ce cri de surprise et d’éblouissement, cette extase d’abord, et puis ce transport de joie à l’idée de la découverte et de la conquête. Le jeune homme s’avance, grisé de parfums et de soleil, presque chancelant. Autour de lui, l’atmosphère brûle et tremble. Le chant s’épanouit d’abord à l’orchestre, et des lèvres de Vasco tombent des paroles entrecoupées : Pays merveilleux!.. Jardins fortunés... Salut!.. Il aborde avec respect, presque avec pudeur, cette nature vierge. Quel amour encore timide, quelle adoration craintive dans la phrase : O Paradis sorti de l’onde! Quelle tendresse et quelle pureté ! Vraiment l’amour de la nature est ici l’égal des humaines amours. La terre, belle et chaste comme une fiancée, s’offre au héros dans toute la grâce, dans toute la force de sa jeunesse inviolée, et le cri de Vasco : Tu m’appartiens! consacre et consomme ce magnifique hyménée. Tout ici est subordonné à la nature. Sur la prière aux dieux, sur la belle phrase des épousailles, court le souffle voluptueux de la Vénus noire. À ces mots : O ma Selika, les harpes font pleuvoir leurs notes comme des fleurs.
Les amours de Selika finissent plus mal que celles de Lalla-Roukh. Il faut toujours du drame à Meyerbeer, et ce drame de l’Africaine les puissances mêmes de la nature vont le dénouer. C’est presque un personnage, l’arbre gigantesque, auquel la pauvre sauvagesse vient demander l’ivresse suprême et la mort. À la pointe du cap, dominant la mer, il se dresse et sème de grappes de pourpre son ombre léthargique. Le célèbre unisson exprime avec force l’impassible fatalité du monstre végétal. Évidemment, à n’entendre que les seize fameuses mesures, les yeux fermés, on ne devinerait pas le mancenillier. Mais, devant le mancenillier lui-même, devant Selika qui approche, le prélude prend une précision terrible. On sent que ces fleurs peuvent tuer et que cette femme veut mourir. Chez Meyerbeer ici, comme chez tous les grands maîtres, nous retrouvons l’âme et la nature étroitement unies. Certain accompagnement, un peu couvert, s’étend sur la tête de Selika. Une phrase de violoncelles monte vers elle, toujours plus marquée, toujours plus enivrante. Les parfums s’exhalent d’eux-mêmes et vont au-devant d’elle. Sombre et triste, elle aussi, la création comprend la détresse de sa créature et ne lui refuse pas le bienfait de la mort.
Musset n’aurait pas dit, à propos de l’Africaine :
Il faut des citronniers à nos Muses dorées,
mais il l’aurait dit peut-être à propos de Lalla-Roukh, à propos
d’Ève de M. Massenet. Eh ! oui, pourquoi s’en cacher ? Quand il
s’agit de l’Orient, il nous faut maintenant des citronniers, et des
palmes, et des fleurs dans le jardin d’Éden. Nous ne voulons plus,
comme les contemporains d’Haydn et de la Création, une nature
quelconque, mais une nature locale, observée ou devinée, un paysage assorti au sujet. Et nous n’avons pas si grand tort. Après tout,
le paradis terrestre tait là-bas ! Il ne devait pas avoir l’air d’un
verger normand, avec le pommier de rigueur au milieu. L’art n’y
croit plus guère, au pommier. Manger n’est pas ce que le Seigneur
défendit à nos premiers parens. Nous ne sommes plus des primitifs, ni des dévots ; à peine des croyans. Mais nous sommes encore
des artistes, quittes à l’être autrement que nos pères. Dans la Création et dans Ève, rien ne se ressemble, ni la conception poétique,
ni l’exécution musicale du sujet. Le fond pieux de la Création
manque à Ève. Là-bas, tout, ou presque tout, était divin. Ici, tout est
humain, et même féminin. Le titre seul en dit long : Ève ! M. Massenet n’a vu de la création qu’une créature, l’animale grazioso e benigno de Dante ; non plus toute l’œuvre, mais le chef-d’œuvre de
Dieu. C’est aux pieds de la femme qu’il amis la nature entière ;
c’est dans ses yeux qu’il l’a regardée, par sa voix qu’il l’a chantée. La femme ici ne sera pas tentée par le serpent et tentée de
gourmandise ; elle sera tentée d’amour, doucement appelée par les
voix de la nature qui tout entière aime autour d’elle pour la première fois. Elle sentira sur son jeune corps de vierge les haleines
de la nuit, à son oreille chantera la brise, et des fleurs tomberont
mollement sur ses cheveux. Nous ne trouverons plus dans Ève
l’austère et religieux duo de la Création. Ici le premier couple humain ne songe guère à prier. M. Massenet interprète toujours la
Bible ou l’Évangile avec quelque sensualité. De tous les livres saints,
le Cantique des cantiques doit avoir ses préférences. On lui a reproché de mondaniser la religion ; de l’outrager, a même dit un
prélat intransigeant. C’était beaucoup dire. Il n’y a ni sacrilège ni
même irrévérence dans l’interprétation de M. Massenet ; il n’y a
qu’un tour d’imagination que ne proscrivent pas les sujets choisis
par l’artiste. Et puis, que voulez-vous, M. Massenet est un peu le
fils de Gounod, le grand musicien d’amour. Il a la note tendre,
voluptueuse. Mais cette note, discrètement atténuée, est-elle donc
si fausse dans l’histoire du premier péché ?
La plus belle partie d’Ève, et la plus caractéristique, est la seconde : Ève dans la solitude (la Tentation). De cette longue scène se dégage l’impression d’une jeunesse universelle : jeunesse de la femme et jeunesse du monde. Deux grands accords de harpe, puis le silence à l’orchestre, et des voix sans accompagnement. Leur chant est doux, avec des harmonies enveloppantes. Aux oreilles d’Ève, elles chuchotent des mots mystérieux et des conseils de curiosité. Encore quelques envolées de harpes, et l’orchestre commence à murmurer. De mesure en mesure, le même dessin se répète sur des accords veloutés. Tout trahit chez Ève la profondeur et la plénitude du désir : Quels parfums, dit-elle, jusqu’à moi sont venus ? Et deux notes presque en dehors de la phrase musicale la prolongent comme un soupir : Le ciel est lumineux et la forêt superbe. Ici la mélodie s’élargit, l’horizon s’ouvre. D’un bout à l’autre, cet air est très beau. Il chante avec grandeur la veillée de la première femme appelant le premier baiser : il chante aussi le premier trouble de la nature, et nul reproche de sensualité ne saurait compromettre un aussi magnifique tableau de l’universelle attente d’amour.
La fin de la scène est belle encore. Ève se trouble de plus en plus. Les voix la pressent toujours davantage ; elle leur cède enfin. M. Massenet ici a atteint presqu’à la grandeur biblique, sans toutefois sortir du sentiment moderne. Le cri de la femme éperdue porte loin dans l’avenir. C’est avec cette violence que l’amour a dû saisir pour la première fois la mère de toute l’humanité.
Sentez-vous de plus en plus étroite, dans la musique pittoresque, l’union de la nature et de l’âme ? Sauf Mendelssohn et Félicien David, tous les musiciens, depuis Beethoven, ont fait et font encore du paysage subjectif. Il est une autre œuvre de M. Massenet qu’on ne saurait oublier et que le théâtre devrait nous rendre : le Roi de Lahore. Le troisième acte à lui seul mériterait les honneurs du répertoire. Il se passe dans le paradis d’Indra, en plein exotisme musical. La marche céleste le ballet, surtout les variations de la mélodie indienne, petits bijoux d’harmonie, de contrepoint et d’instrumentation, tout cela donne bien l’idée de Champs-Elysées hindous. Soudain, un homme paraît : Alim, le roi de Lahore, assassiné par son rival. Il vient de la terre, où il a souffert, aimé, où il est mort, et aussitôt éclate un lamento déchirant. Tout l’orchestre gémit, sanglote, comme s’il pouvait à peine porter tant de douleur. C’est une trouvaille musicale et dramatique, cette brusque irruption de la misère mortelle au milieu des éternelles délices. Voilà encore l’alliance émouvante du sentiment humain et du sentiment de la nature.
La voici enfin chez un maître qui serait, s’il eût vécu, le premier de nos maîtres aujourd’hui, chez Bizet. Le pays de l’Arlésienne, c’est presque l’Orient encore. Bizet n’a fait qu’esquisser la Provence, mais quelle esquisse ! Au second acte, quand le rideau se lève sur l’étang de Valcarès, la scène est vide. Le soleil luit sur l’eau bleue et les cigales chantent. On entend de loin un petit chœur vocalisé. Le rvthme a beau être vif, les tambourins ont beau ronfler, cette musique est inquiète. Là-bas, derrière les oliviers, derrière les roseaux blonds, elle semble une plainte de la campagne entière. C’est qu’un enfant de la campagne souffre le martyre; il a le cœur saignant, et ses vingt ans se meurent d’amour. Voilà pourquoi la terre natale est triste. Le second acte du drame appartient à la colère, au désespoir, aux passions violentes. Mais quand vient le soir, quand les bergers, de leurs voix traînantes, ont rappelé leurs bêtes, le théâtre de nouveau reste vide. Le crépuscule tombe, et là-bas le petit chœur reprend. L’homme a fait silence, et la nature, impuissante à le sauver, ne sait que recommencer son murmure compatissant. Détails, dira-t-on, ces vingt mesures de chœur, cet appel des troupeaux, cette reprise à la chute du rideau. Oui, mais détails inestimables et qu’on ne pouvait oublier ici. Et puis, s’il est un nom par lequel on aime à finir, c’est celui de ce jeune mort. Il avait compris le sentiment de la nature comme les autres sentimens de l’âme. Hélas ! aux portes d’Arles, dans le cimetière abandonné des Alyscamps, on voit une pierre gisante avec cette inscription romaine : Jam matura placebat! Et quand le voyageur s’assied là-bas, parmi les romarins et les lavandes, il se demande avec mélancolie si ce n’est pas la Muse de Bizet, morte dans sa jeune maturité, qui dort sous le ciel de Provence, en pleine nature.
CAMILLE BELLAIGUE.