La Nationalité bretonne dans l’unité française de 1532 à 1789

La Nationalité bretonne dans l’unité française de 1532 à 1789
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 857-891).
LA
NATIONALITE BRETONNE
DE 1532 A 1789

Après avoir étudié la Bretagne dans le long cours de sa vie nationale[1], il reste à la montrer conservant au sein de la grande unité française ses lois, ses libertés et ses mœurs, comme ces fleuves au lit profond qui, perdus dans l’Océan, y gardent longtemps encore la couleur et la transparence de leurs eaux. Quelles luttes constitutionnelles n’eut-elle pas à soutenir, malgré l’évidence de ses titres, et à quelles extrémités ne dut pas conduire durant trois siècles l’antagonisme permanent de la liberté provinciale contre l’arbitraire ministériel, devenu le principe même de l’institution monarchique ! Se figure-t-on bien en effet des rois tels que François Ier, Henri IV, Louis XIV, des ministres tels que le chancelier Duprat, le cardinal de Richelieu, Colbert, Choiseul et d’Aiguillon, obligés de s’arrêter devant les articles d’un contrat bilatéral, de subordonner leurs plus vastes combinaisons à des votes incertains ou à des résistances locales ? Pressent-on bien ce que dut être, de 1532 à 1789, pour le pouvoir absolu, cette administration des états de Bretagne, à laquelle une loyauté constante envers la couronne n’ôtait jamais complètement aux yeux du pouvoir les allures de la faction, parce qu’elle contrariait le cours du grand mouvement centralisateur ?

La plupart des gouverneurs envoyés en Bretagne depuis la réunion affichèrent l’ignorance la plus profonde, quelquefois le dédain le plus imprudent, des droits de cette province et des conditions antérieures de son existence historique. À ces agressions, qui revêtirent tour à tour les formes de la violence et celles de la fatuité, ce pays répondit par une longanimité admirable. Il n’abdiqua pas plus ses libertés sous le despotisme du XVIIe siècle qu’il ne songea, quoi qu’en aient pu dire des écrivains mal informés, à profiter de la crise religieuse du siècle précédent afin de se séparer de la France. Si mes lecteurs ont compris qu’un écrivain breton attachât quelque prix à réhabiliter la mémoire d’un ministre méconnu, ils trouveront plus naturel encore, j’ose le penser, qu’il mette en relief la prudente fermeté d’un peuple à qui la violation des privilèges le plus authentiquement garantis ne fit jamais dépasser les bornes de la résistance légale. Avant de l’établir, je dois exposer dans quelles conditions s’opéra la réunion du duché avec le royaume.


I

Lorsque le 6 décembre 1491 la duchesse Anne consentit enfin à donner sa main au roi Charles VIII dans la chapelle du château de Langeais, son pays était envahi, ses places étaient occupées par des garnisons françaises, et dans sa cour l’infortunée princesse n’avait pas moins à redouter la trahison que la violence. Sauver son honneur de souveraine en remplaçant sur son front, par la couronne royale, le bandeau ducal, pour jamais brisé, c’était là tout ce que pouvait faire alors la faible héritière des rois bretons. La position ne comportait pas d’exigences, et la Bretagne n’en eut aucune. Le contrat signé le jour même de la cérémonie religieuse impliquait le transfert pur et simple de tous les droits de la princesse à son royal époux, et par ordre de primogéniture, selon la loi française, aux enfans issus de leur union, de telle sorte que le duché, devenu partie intégrante et indivisible de la monarchie, devait suivre la destinée de celle-ci. Une seule réserve était faite pour le cas où le roi viendrait à mourir avant la reine sans laisser d’enfans, de leur mariage : dans ce cas, qui vint précisément à se produire, la reine devait reprendre en Bretagne le plein exercice de ses droits de souveraineté, mais sous l’expresse condition de vivre dans le veuvage, à moins qu’il ne lui convînt d’épouser le nouveau roi ou le plus proche héritier de celui-ci[2].

Rédigé avec la promptitude et le secret qui avaient présidé au mariage lui-même, le contrat ne stipulait aucune sorte de garantie pour les sujets de la reine-duchesse. Ce fut seulement six mois plus tard que, sur les très respectueuses remontrances des états de Bretagne, convoqués par le roi Charles VIII, ce prince consentit à accorder aux Bretons certains articles, d’une rédaction assez vague d’ailleurs, qui portaient le caractère d’un octroi spontané et nullement celui d’un engagement réciproque. Ces articles, au nombre de quatre, embrassaient la distribution de la justice, qui devait continuer d’être rendue par les tribunaux de la province, sauf le cas d’appel pour faux jugement ou déni de justice, et la levée des fouages, aides ou subsides, laquelle, disait le roi avec une grande réserve d’expressions, continuerait d’être opérée « en la forme et manière que les ducs de Bretaigne avoient accoutumé de faire le temps passé[3]. »

Si le peuple breton n’avait eu que le premier contrat de mariage de la duchesse Anne à opposer aux ministres du bon plaisir et aux entreprises des hommes de cour chargés de représenter à Rennes le roi de France, un pareil rempart n’aurait donc pas été fort solide, et l’on ne voit pas comment cette province aurait pu se refuser à suivre le sort des autres ; mais le cours des événemens ne tarda pas à provoquer un changement sensible dans la situation respective de la Bretagne et de la France. Charles VIII étant mort subitement en 1498, après avoir perdu ses quatre enfans, décédés en bas âge, la reine de France redevint tout à coup duchesse de Bretagne aux termes de son contrat de mariage, et le duché, reposé des longues guerres qui l’avaient épuisé, délivré de l’occupation étrangère et rentré dans l’entière possession de ses ressources, se retrouva en mesure de traiter avec le royaume sur un pied d’égalité. Le mariage de la reine veuve avec le successeur du feu roi était trop ardemment souhaité par Louis XII, trop conforme d’ailleurs aux intérêts politiques de ses sujets, pour que la duchesse, utilisant le changement de situation qui lui permettait de dicter des conditions à son tour, n’en fît pas profiter une ambition surexcitée par les longues épreuves de sa vie.

Brantôme a tracé de notre bonne reine Anne un tableau d’une vérité saisissante. Chacun la voit charmante sans vraie beauté, d’une suprême élégance malgré sa petite taille et l’inégalité sensible de sa marche ; on la suit heure par heure en son beau château de Blois, traversant chaque matin le perche aux Bretons[4] pour échanger avec ses fidèles gentilshommes de longs regards de reconnaissance, édifiant chaque soir par sa conversation le cercle de ses demoiselles d’honneur, lisant du grec, bardant ses lettres de vers latins, prenant plaisir à recevoir les ambassadeurs, afin de répondre à chacun dans sa langue. On l’aime jusque dans ses fautes ; on pardonne à l’exaltation de sa foi l’âpreté de ses poursuites contre les Juifs, à l’orgueil du sang son acharnement contre le maréchal de Gié, qui, né son sujet, tenta de l’empêcher de redevenir souveraine. Dans ce caractère exalté et naïf, dans ce doux entêtement, il y a je ne sais quelle grâce forte et suave à travers laquelle apparaît une pointe anticipée du bel esprit de l’hôtel de Rambouillet et de l’austérité de Port-Royal.

Cette gracieuse femme n’avait pu entretenir pour Charles VIII, son vainqueur difforme et brutal, que des sentimens où le devoir tenait plus de place que la tendresse. Il allait en être tout autrement dans une seconde union. Sans faire remonter au premier voyage du duc d’Orléans en Bretagne la romanesque histoire de ses amours, il y a certes tout lieu de croire que le premier prince du sang avait subi depuis longtemps le doux empire qu’Anne, sans le chercher, exerçait autour d’elle, et qu’après le décès de son époux, la reine n’eut aucun effort à faire, quoi qu’en puisse dire Brantôme, pour fomenter encore ses anciens sentimens dans sa poitrine échauffée. Ayant résolu de mettre à profit une passion qu’elle n’ignorait pas, elle partit pour la Bretagne sans laisser pénétrer ses véritables intentions, et réclama immédiatement, à titre de souveraine indépendante, le départ des troupes françaises. Elle munit de garnisons et de commandans sûrs toutes les places de son duché, et attendit avec confiance au château de Nantes les ouvertures du nouveau roi. Cette diplomatie, où l’amour du roi promit tout à l’ambition de la reine, marcha aussi vite que si la télégraphie électrique avait été déjà trouvée. Après quatre mois de veuvage, Anne avait pris l’engagement d’épouser Louis XII sitôt que ce prince aurait pu faire dissoudre son premier mariage, qui remontait à dix-huit années[5], et le roi, tout entier à cette douce perspective, s’inquiétant beaucoup moins que la reine-duchesse de la question politique, la laissa maîtresse de régler à son gré ce qui concernait le sort et l’avenir de cette Bretagne, qui l’avait trop bien accueilli dans ses épreuves pour qu’il lui disputât aucun avantage dans la plénitude de son bonheur.

Si le premier contrat de mariage de la duchesse avait été rédigé dans la pensée de confondre la Bretagne avec le domaine de la couronne et de soumettre les Bretons au droit commun, le second fut inspiré par une idée toute contraire. Le but que se proposèrent les négociateurs choisis par la princesse, et qu’ils atteignirent sans résistance, tant elle avait su profiter de ses avantages, fut de séparer l’administration des deux pays, et de reconstituer, à la mort des époux, l’ancien duché dans les conditions mêmes où il avait été antérieurement placé vis-à-vis de la monarchie. L’art. 1er du contrat disposait en effet qu’à la mort du dernier survivant, la souveraineté de la Bretagne appartiendrait non au premier, mais au second fils issu de l’union du roi avec la duchesse, aux filles à défaut de mâles, et, à défaut d’enfans, aux héritiers collatéraux de la reine-duchesse[6]. Louis XII n’était donc qu’usufruitier du duché ; il n’obtenait sa femme qu’au prix de la plus importante province de ses états, et sa tendresse conjugale venait rendre inutile le travail de plusieurs siècles. Anne se réserva d’ailleurs l’administration de son duché, car le roi lui reconnut le droit d’y nommer à toutes les charges vacantes, dont les lettres et provisions devaient être scellées en Bretagne même. Enfin, quelques jours après le royal hyménée, célébré à Nantes par la volonté expresse de la reine, des concessions plus importantes encore étaient faites à la province.

Un édit solennel[7] stipulait « qu’aucune loi ou constitution ne serait faite au pays de Bretaigne, fors en la manière accoutumée par les rois et ducs. » Et sur sa foi et parole de roi Louis XII s’engageait « à garder ce pays en tous ses droits et libertés, à ne rien changer qu’avec le consentement des états en ses franchises, usaiges, coutumes, tant au faict de l’église, de la justice, comme chancellerie, conseil, parlement, chambre des comptes, trésorerie, etc. » Aucun impôt, sous quelque forme que ce pût être, ne pouvait être levé en Bretagne que du consentement des états ; l’assentiment de ceux-ci était également nécessaire pour que la noblesse bretonne fût obligée de servir le roi à la guerre hors de la province. « Nous voulons et entendons ne tirer les nobles hors du dict pays, fors en cas de grande et extrême nécessité. » Enfin il était établi que tous les bénéfices religieux de la province seraient exclusivement conférés à des sujets bretons. L’ensemble de ces actes constituait manifestement une séparation administrative pour le présent, il préparait une séparation politique pour l’avenir. Si Louis XII peut et doit certainement être blâmé de les avoir consentis, ces articles ne formaient pas moins entre la province et la couronne des titres aussi sacrés que peuvent l’être toutes les conventions internationales.

L’opinion publique ne s’était guère préoccupée de ces conventions matrimoniales au moment où elles étaient signées à Nantes, parce qu’on en ignorait alors la portée précise ; mais sitôt que le royaume se trouva en présence d’une application éventuelle du contrat, l’émotion fut générale, et malgré toute la tendresse qu’il portait à sa Bretonne, le bon Louis XII, obsédé de remontrances, se vit contraint de calmer les alarmes de ses fidèles sujets, justement effrayés de voir se relever le formidable boulevard à l’abri duquel l’Angleterre avait si longtemps menacé la France. Deux filles seulement étaient nées de l’union de ce prince avec Anne de Bretagne. Claude, l’aînée d’entre elles, était donc appelée, en vertu de l’acte de 1498, à hériter du duché maternel, et le roi le reconnaissait si bien que de 1501 à 1505 il signa trois traités successifs par lesquels il promettait la main de cette princesse au jeune Charles de Luxembourg, futur héritier des maisons d’Autriche, de Bourgogne et d’Espagne, en assignant pour dot à sa fille le duché de Bretagne avec diverses autres provinces. Les états-généraux se firent en 1506 les organes de l’inquiétude universelle, et le roi dut renoncer à un projet qui, s’il avait été accompli, aurait ajouté la Bretagne aux vastes domaines de Charles-Quint. Les états firent plus : dans une pensée contraire à celle qu’ils venaient de faire échouer, et afin d’assurer l’union de la Bretagne à la couronne, ils recommandèrent très vivement le mariage de la future héritière du duché avec François, comte d’Angoulême, héritier présomptif du trône. Louis XII dut déférer à ce vœu si légitime en effet, et, bravant pour la première fois les résistances prononcées d’Anne de Bretagne, il fit célébrer, aux applaudissemens de tout le royaume, les fiançailles des deux enfans royaux[8]. La reine-duchesse voyait avec une sorte de désespoir une mesure dont le but était de resserrer entre son pays et la France le lien politique qu’elle avait fait tant d’efforts pour relâcher ; de plus, cette noble femme, qui aurait possédé toutes les vertus, nous dit Brantôme, n’était le si de la vengeance, ne pouvait se résigner à recevoir pour gendre le fils de la comtesse d’Angoulême, son implacable ennemie. Dans l’impuissance d’empêcher ce mariage, elle ne songea désormais qu’à en retarder l’accomplissement, qui n’eut lieu qu’en 1514, trois mois après la mort de la reine.

Tant que vécut la duchesse Anne, la Bretagne fut comblée de ses bienfaits et de ceux de Louis XII, qui, en oubliant les injures, n’oubliait point les services rendus au duc d’Orléans. Cette province ne s’inquiétait donc en aucune façon du changement, très peu sensible d’ailleurs, introduit dans sa condition politique. Sa souveraine gouvernait du château de Blois, aussi bien que du château de Nantes, le cher pays qu’elle vint plusieurs fois visiter. C’est à cette période de sa vie que remontent les excursions de la reine-duchesse, par des sentiers à peine frayés, jusqu’aux villages les plus reculés de la péninsule, ses pèlerinages aux sanctuaires ornés par ses dons et doublement consacrés par sa présence. Durant l’année qui sépara la mort du roi de celle de la reine, Louis XII, aux termes de son contrat de mariage, conserva l’usufruit du duché. Le 1er janvier 1515, jour du décès de ce prince, la pleine souveraineté de la Bretagne passa aux mains de Mme Claude, devenue seule duchesse du chef de sa mère, et cette princesse remit, trois mois après, l’usufruit du duché au roi François Ier, son époux, « pour en jouir son dict seigneur et mari la vie durant de celui-ci, et être réputé et tenu vrai duc de Bretaigne, comte de Nantes[9]. » Enfin par son testament, probablement écrit en l’année 1524, qui fut celle de sa mort, la reine Claude légua la propriété du duché de Bretagne au dauphin, son fils aîné, après en avoir attribué de nouveau l’usufruit à François Ier.

Claude avait laissé deux fils : en appelant à la succession ducale l’aîné de ces princes, héritier de la couronne de France, elle avait dérogé dans sa disposition principale au contrat de mariage de sa mère, qui, afin d’assurer dans l’avenir la séparation de la Bretagne, avait attribué cette province au puîné. D’après les historiens bretons, le testament de Claude contraria beaucoup la province ; toutefois les états ne crurent devoir adresser aucune réclamation à la couronne, soit que les idées favorables à l’union eussent depuis trente ans gagné du terrains soit que ce généreux pays ne voulût pas aggraver les périls de la France dans une crise où l’existence de la monarchie était en question. C’était à l’heure de nos héroïques revers en Italie et au plus fort de la lutte soutenue contre Charles-Quint. Notre vieux d’Argentré, malgré ses antipathies contre la France, a enregistré avec une sorte de patriotique orgueil le nom des guerriers bretons qui partagèrent à Pavie la captivité de François Ier[10]. En de pareils temps, des gentilshommes ne pouvaient en effet arguer du droit écrit de ne pas combattre hors des limites de la province. N’y avait-il pas d’ailleurs, pour eux comme pour la France, extrême nécessité d’honneur ? La noblesse bretonne ne marchanda pas son or plus que son sang : elle concourut pour une large part au paiement de la rançon du monarque, et lorsqu’il fallut acquitter, par l’impôt du vingtième, celle des princes demeurés en otages à Madrid, elle témoigna une égale bonne volonté. Seulement, afin de constater que son concours financier était l’effet tout spontané de son dévouement, et point du tout le résultat d’une obligation qu’elle se refusait à reconnaître, il fut arrêté que les nobles et les propriétaires de terres nobles apporteraient la vingtième partie de leurs revenus au lieu qui leur serait indiqué, et qu’après avoir attesté par serment que la somme apportée représentait bien ce vingtième, ils la déposeraient eux-mêmes dans un coffre scellé ; qu’enfin le produit de cette collecte ainsi faite dans les neuf diocèses serait adressé directement au roi, sans passer par les mains d’aucun de ses agens[11]. Ainsi, sans que la couronne y perdît rien, la noblesse bretonne sauvegarda ses droits et ceux de la province.

Cependant l’urgence d’une mesure décisive apparaissait de plus en plus. Formé par de cruelles épreuves, le bon sens public demandait s’il n’était pas beaucoup plus important pour la France de conserver la Bretagne que de poursuivre des conquêtes en Italie. La donation testamentaire faite au dauphin par la reine Claude ne garantissait point l’avenir, et n’avait pas été d’ailleurs régulièrement ratifiée par les états de la province. Le chancelier Duprat entreprit de mener à bonne fin l’union définitive du duché avec la couronne, et crut possible de l’obtenir à trois conditions : se faire secrètement et à prix d’or des créatures dans les trois ordres ; susciter la proposition dans le sein même des états, afin de sauvegarder leur amour-propre ; enfin garantir par les plus larges stipulations les droits et les privilèges de la province, de manière qu’en perdant définitivement son autonomie politique, la Bretagne eût au moins la certitude de conserver son autonomie administrative. Le chancelier, très propre à une négociation de ce genre, noua des rapports étroits avec le président Des Déserts, homme fort influent dans le tiers et dans la noblesse, ainsi qu’avec Pierre d’Argentré, sénéchal de Rennes, père et prédécesseur de l’historien.

Voici les très solides argumens du père résumés par le fils avec une répugnance assez mal dissimulée : « Tant qu’il y aurait chef en Bretaigne, ne falloit espérer nulle paix ; et continuant la guerre, la Bretaigne estoit un camp, et terre de frontière pour estre pillée de l’Anglois et des François et de leurs associés. Quant aux privilèges du pays et des seigneurs, il y avoit moyen de s’en mettre en sûreté en stipulant une assurance des libertés et privilèges de tous estats, et en prendre lettres ; que les princes du pays ne laissoient de lever des tailles et impositions comme l’étranger, et plus encore s’ils estaient nécessités de soutenir des guerres contre les plus puissans ; que jamais les seigneurs du pays n’avoient eu tant d’affection aux ducs, au passé, qu’il n’y eust toujours quelqu’un d’eux qui pour ses commodités particulières ne s’adjoignist au parti du roy. Qui n’avoit ouï ou lu cela dont la mémoire estoit encore fraische ? Que le roy de France estoit un grand roy qui ne souffriroit jamais cet angle de pays en repos s’il n’en estoit seigneur irrévocable, et qu’au vrai dire l’assurance de la paix que l’on pouvoit avoir par l’union estoit à préférer à tout ce qu’on sçauroit dire et opposer[12]. » Telle était en effet la vraie morale politique à tirer des longues annales bretonnes : la péninsule devait appartenir à la France sous peine de devenir aux mains de l’Angleterre une sorte de Portugal, où une indépendance nominale aurait à peine voilé les plus tristes réalités de la sujétion. Chaudement commentées par le président Des Déserts, ces bonnes raisons finirent par triompher de toutes les résistances aux états de Vannes. François Ier, conduisant avec lui le dauphin duc de Bretagne, était venu de sa personne dans le duché pour avancer cette grande affaire, et la fascination exercée par sa bonne grâce ne contribua pas peu à l’heureuse issue de la négociation qui assura la perpétuité de l’œuvre commencée par Charles VIII et compromise par Louis XII. Le 4 août 1532, les trois états, étant tombés d’accord après de longues et orageuses délibérations, présentèrent au roi une requête afin d’unir à tout jamais le duché de Bretagne à la couronne, à la condition expresse que le roi s’engagerait à conserver tous les droits, privilèges et libertés de la province, et que le dauphin, entrant à Rennes comme duc de Bretagne, y prêterait le même serment. La requête des états fut acceptée par le roi dans les termes mêmes où elle lui avait été présentée, et afin de confirmer d’une manière à la fois plus éclatante et plus précise les engagemens pris par la couronne, François Ier les consigna dans des lettres-patentes[13].

L’édit de François Ier, se référant à tous les actes antérieurs, maintenait en pleine vigueur, sauf ce qui se rapportait à la succession ducale, tous les articles énoncés au contrat de mariage d’Anne de Bretagne avec Louis XII. La puissance législative continuait donc d’appartenir en Bretagne aux états, et la puissance judiciaire au parlement, sauf les cas d’appel déterminés ; les impôts ne pouvaient y être consentis que par les trois ordres périodiquement assemblés. Il était même certaines contributions indirectes, connues sous le nom des billots, exclusivement affectées à des besoins locaux spécifiés ; enfin aux termes des articles consentis par Louis XII, articles que l’honneur breton interdit d’ailleurs à la noblesse d’invoquer jamais, les gentilshommes demeuraient libres de ne pas suivre le roi à la guerre au-delà des frontières, et les bénéfices ecclésiastiques de la province ne pouvaient être conférés qu’à des sujets bretons. Tel était le gouvernement que François 1er et le chancelier Duprat promettaient solennellement à la Bretagne au moment où ils détruisaient en France la monarchie des états et où se fondait sur la violence et la vénalité le régime du bon plaisir ! On préparait à Vannes une ère parlementaire, à Fontainebleau le gouvernement de Mme de Pompadour !


II

Quoi qu’il en soit, la Bretagne prit au sérieux les promesses royales : à partir de ce jour, la monarchie française put en échange compter sur son dévoilement inaltérable. Dans les deux siècles et demi qui séparent la date de 1532 de celle de 1789, il ne se rencontre pas une occasion où cette grande province ait hésité sur ses devoirs, envers la France, où même elle ait eu la pensée de se prévaloir de ce qu’il y avait dans les engagemens contractés envers elle de dispositions incompatibles avec la sûreté et la grandeur du royaume ; elle demeura toujours en effet, jusque dans ses revendications les plus chaleureuses, fort au-dessous de ses droits et de ses titres. Aux temps même les plus critiques du XVIe siècle, lorsque la population bretonne, demeurée profondément catholique malgré l’invasion de la réforme, s’arma presque tout entière pour prévenir l’établissement d’une royauté protestante, la Bretagne n’accueillit pas un moment, malgré l’insidieuse habileté d’un gouverneur traître à la couronne qui l’avait choisi, la pensée de reprendre une indépendance dont un demi-siècle seulement la séparait, et les ligueurs n’y repoussèrent pas avec moins d’énergie que les royaux les efforts persévérans tentés par la maison de Lorraine et par l’Espagne pour détacher cette province de la France. Durant les guerres de religion, le peuple breton déploya, au paroxysme le plus animé de la lutte, une rectitude d’esprit politique qu’il est bon de faire connaître et légitime d’honorer. Plus tard, d’amers débats, prolongés jusqu’à l’ouverture de la révolution française, s’engagèrent encore entre les états de Bretagne et la couronne. Et comment pouvait-il en être autrement lorsque la charte donnée par la reine Anne en 1498 afin de préparer la séparation du duché était devenue, en 1532, le texte même de l’acte d’union avec la monarchie ? Mais si vifs qu’aient été ces conflits, ils n’ont jamais suscité dans la péninsule ni une pensée hostile à l’unité de la monarchie, ni un regret pour la grande œuvre consommée par François Ier. Pour qualifier les embarras de ce mariage réglé par un contrat d’une exécution quasi impossible, je dirai volontiers que la Bretagne et la France furent deux conjoints souvent brouillés pour des questions d’intérêt, mais desquels le devoir et l’affection éloignèrent jusqu’à la pensée du divorce, même aux jours les plus difficiles : un très rapide exposé des faits suffira pour le prouver.

Le temps qui s’écoula entre le règne de François Ier et l’ouverture de celui de Henri III peut être compté au nombre des périodes les plus heureuses traversées par cette province : ses droits furent généralement respectés, les réclamations de ses états presque toujours accueillies par la couronne. Il n’en pouvait guère être autrement lorsque le pouvoir, toujours menacé par les grandes factions de cour, avait un si pressant intérêt à se ménager l’obéissance d’une importante province. À l’avantage de conserver son vieux gouvernement, la Bretagne avait donc joint celui de voir, depuis l’union, s’élargir l’horizon de toutes ses perspectives, et la fortune de plusieurs de ses fils avait grandi avec le théâtre sur lequel se déployait leur activité. Deux gouverneurs du sang de Penthièvre, le duc d’Etampes et le vicomte de Martigues, représentèrent successivement la France dans ce pays jusqu’au règne de Charles IX, et grâce à la modération de l’un comme à la fermeté de l’autre, la Bretagne traversa dans une sorte de tranquillité relative la première époque des guerres civiles.

La réforme avait à peine effleuré ce pays : elle n’avait entamé ni la foi robuste de ses paysans, ni celle de sa noblesse, toujours en parfait accord de sentimens avec la population rurale. La bourgeoisie ne s’y était guère montrée plus favorable, et les huguenots n’auraient jamais pris pied en Bretagne, si les grandes maisons dont le nom est étroitement associé à la perte de son indépendance n’avaient embrassé les opinions nouvelles par l’effet de cette affinité qui associa dans presque toute l’Europe la cause du protestantisme avec celle de la haute féodalité. Dandelot, frère de l’amiral de Coligny, avait épousé l’héritière de Rieux, et des possessions territoriales immenses avaient assuré en Bretagne à ce seigneur une influence expliquée d’ailleurs par d’éminentes qualités personnelles. Il était de plus beau-père et tuteur du jeune comte de Laval, élevé par lui dans les doctrines nouvelles, et qui devint plus tard l’un des chefs les plus résolus des réformés. Personne n’ignore que la vie de Dandelot fut inspirée par une seule pensée, animée par une seule passion. Son long séjour dans ses domaines, dont le centre était la petite ville de La Roche-Bernard, située sur la Vilaine, avait suscité parmi les vassaux des maisons de Rieux et de Laval un certain nombre d’adhérens à ses croyances. La vicomtesse de Rohan, fille du roi de Navarre, non moins ardemment dévouée à la cause de la réforme, exerça autour d’elle une action plus puissante encore. Établie sur le pied d’une souveraine en son grand château de Blain, elle y fonda la première église protestante inaugurée en Bretagne, la seule qui ait conservé pendant une trentaine d’années une véritable importance[14]. L’influence des deux églises établies par Dandelot et par Mme de Rohan à La Roche-Bernard et à Blain rayonna d’un côté jusqu’à Nantes, de l’autre jusqu’à Vitré, principale seigneurie de la maison de Laval ; des prêches furent institués dans ces villes et dans quelques villages voisins ; cependant à Nantes même le chiffre des religionnaires atteignit à peine quelques centaines, et le nombre en fut toujours insignifiant dans les localités moins importantes. La Saint-Barthélémy, dont l’honneur breton repoussa l’odieuse solidarité, ne fit pas une seule victime dans cette province ; mais l’effet en fut assez grand pour y paralyser presque complètement une doctrine dont les progrès étaient déjà entravés par l’unité morale qui s’y maintenait depuis tant de siècles entre les diverses classes de la société. De vingt-deux qu’il avait été vers 1560, le nombre des prêches tomba à huit vers la fin de 1572, et la liberté religieuse, proclamée plus tard par les édits, restreignit encore en Bretagne, au lieu de l’y accroître, le chiffre des religionnaires.

Tandis que le sang coulait dans tout le royaume, depuis le Languedoc jusqu’aux marches du Poitou, la Bretagne était tranquille malgré quelques collisions dont Crevain a démesurément grossi l’importance. La formation même de la ligue n’eut pas la puissance de l’agiter. Plus de deux ans après la signature de la sainte union, cette grande province y était demeurée étrangère, soit qu’elle ne crût pas la religion catholique en péril, soit que sa droiture d’esprit pénétrât les calculs secrets des factions princières cachés derrière les manœuvres des partis. Sous le règne de Charles IX et durant la première moitié du règne d’Henri III, la Bretagne, malgré l’ardeur si connue de ses sentimens catholiques, n’avait pris de rôle actif dans les événemens qu’en fournissant à la cause de la réforme deux de ses plus illustres capitaines, Rohan et La Noue, et en accomplissant avec une ponctuelle docilité les ordres contradictoires émanés d’une cour mobile ; mais en 1582 une phase imprévue la contraignit à changer d’attitude et à se jeter, avec la fermeté calme du caractère national, dans la lutte qu’elle soutint jusqu’à la dernière heure, sans jamais dépasser le but et en demeurant toujours pleinement maîtresse de sa pensée.

La mort du duc d’Anjou, dernier prince catholique de la maison de Valois, ouvrit tout à coup devant la France la perspective d’une prochaine succession protestante, puisqu’à la mort du roi régnant la couronne revenait à Henri de Bourbon, roi de Navarre, chef du parti réformé. Pour mesurer la portée d’un tel événement en Bretagne, c’est au point de vue même du XVIe siècle qu’il ne faut pas hésiter à se placer. Dans un temps où aucun des deux partis religieux ne comprenait, bien loin de l’admettre, la distinction toute moderne entre l’ordre spirituel et l’ordre politique, l’établissement d’une royauté protestante impliquait dans un prochain avenir la constitution d’une société protestante elle-même : l’exemple de l’Angleterre, de la Suède et du Danemark ne permettait pas d’en douter. Si l’on en jugeait ainsi dans le royaume, cette appréciation était beaucoup plus naturelle encore dans une province étrangère à la dynastie régnante, et où n’avaient point prévalu les théories d’omnipotence royale ardemment fomentées par le zèle des légistes et des magistrats. La Bretagne, qui n’avait aliéné son indépendance politique que sous des conditions déterminées, n’entendait point mettre sa foi à la suite de celle de la France, car ses croyances religieuses représentaient pour elle la part, la plus précieuse de sa liberté. Sitôt que la mort du frère d’Henri III eut fait du roi de Navarre l’héritier de la couronne, l’émotion y fut donc universelle, et l’on put se sentir à la veille d’une crise conjurée jusqu’alors. Dès ce jour, tout s’organisa pour la lutte, qui fit bientôt après de la Bretagne l’armée de réserve et comme le camp retranché de la ligue. Dans les villes, dans les châteaux et dans les chaumières, l’on s’arma pour commencer la terrible guerre, qui ne laissa bientôt plus à l’autorité royale que les places fermées occupées par des garnisons françaises.

Un autre événement non moins grave était venu coïncider avec la mort du duc d’Anjou et l’imminence d’une succession protestante. Au mépris des observations de tout son conseil, Henri III avait commis la faute de donner le duc de Mercœur, son beau-frère, pour successeur au duc de Montpensier dans le gouvernement de la Bretagne. Philippe-Emmanuel de Lorraine, frère de la reine Louise de Vaudemont, avait, outre l’ambition innée chez tous les princes de son sang, une position personnelle qui transformait sa présence en Bretagne en un péril sérieux pour la couronne. Par lui-même et par Marie de Luxembourg, sa femme, Mercœur se trouvait représenter les maisons de Blois et de Penthièvre, et sur sa tête étaient venues se confondre toutes les prétentions que Louis XI avait rajeunies en les achetant, et qui, pour dater de deux siècles, n’en conservaient pas moins un caractère que les circonstances pouvaient rendre très redoutable. En quel temps les intérêts français dans la péninsule se trouvaient-ils confiés, à une famille qui n’hésitait pas à se prévaloir d’une origine carlovingienne pour menacer le droit héréditaire de la branche de Bourbon ? Au moment même où la descendance d’Anne de Bretagne allait s’éteindre dans la personne du dernier fils d’Henri II, lorsqu’une interprétation de l’acte d’union, rationnelle sans doute, mais peut-être contestable, plaçait tout à coup la province en présence du roi de Navarre, que son sang lui rendait étranger et sa religion antipathique. Telle fut l’épreuve traversée par la péninsule à la mort d’Henri III, épreuve décisive pour la fidélité bretonne, et d’où ce pays, contraint de lutter à la fois contre ses propres instincts et contre les insidieuses menées de son gouverneur, ne sortit qu’à force de bon sens, de prudence et de loyauté.

Sans jeter le masque à son installation, en observant même trois ou quatre ans les convenances que lui prescrivait encore son titre de beau-frère du roi, Mercœur prépara tout pour s’organiser un parti, pour se donner une armée, et afin d’échapper au péril d’une succession que chaque moment pouvait ouvrir, la Bretagne se précipita, avec une résolution plus persévérante que les provinces mêmes où la ligue avait pris naissance, dans le mouvement auquel elle avait si longtemps refusé de prendre part. Lorsqu’au 1er août 1589, le poignard de Jacques Clément eut inauguré la royauté du Béarnais dans ce camp de Saint-Cloud si travaillé de perplexités qu’il manqua d’échapper à son général devenu roi, tout s’arma au son du tocsin dans les villes et dans les campagnes bretonnes ; Cette population forte et naïve trouva naturel de donner pour défendre sa foi le reste d’un sang qu’elle prodiguait depuis six siècles pour défendre son indépendance. Les places de guerre levèrent, il est vrai, les herses de leurs ponts-levis, mais les paysans assiégèrent les villes fermées, et, la faux à la main, ils coururent sus aux couleuvrines. Le duc de Mercœur, se trouvant maître de la Bretagne malgré la présence de nombreuses garnisons françaises presque partout bloquées, résolut d’opposer un centre administratif et politique au parlement de Rennes, qui, sous l’inspiration de l’esprit particulier à la magistrature, demeura jusqu’au bout, quoique composé de catholiques sincères, noblement fidèle au dogme de l’hérédité monarchique.

Cependant, quoique engagée dans la lutte aussi résolument que son chef lui-même, la province se proposait un but très différent de celui vers lequel Mercoeur aspirait secrètement à la conduire, car le prince lorrain voulait profiter, pour la séparer du royaume, d’une crise purement religieuse, tandis que la Bretagne, dans ses efforts pour repousser une royauté protestante, n’apportait aucune arrière-pensée hostile à la France et continuait d’adhérer au traité d’union de 1532, placé depuis un demi-siècle sous la garde de son honneur. Si les Bretons repoussaient un roi hérétique, c’était en s’appuyant sur les principes de la constitution française, avec lesquels cette qualité leur paraissait incompatible ; si Mercœur de son côté insinuait, sans oser la formuler, la caducité d’un acte passé avec la seule postérité d’Anne de Bretagne, et s’il aspirait à revendiquer les droits de la maison de Penthièvre, les ligueurs, même les plus fervens, saisissaient toutes les occasions de protester de leur attachement à l’état et couronne de France. La duchesse de Mercoeur faisait donner au fils dont elle venait d’accoucher le nom de Bretagne, tandis que les états de la ligue, convoqués à Nantes par le prince son époux, se cramponnant à la royauté du cardinal de Bourbon même après sa mort, continuaient de dater leurs actes des années successives de ce règne posthume, et contraignaient le gouverneur de la province a suivre, bien malgré lui, cet étrange exemple de fidélité rétrospective, en frappant les monnaies au coin du roi Charles X décédé[15] !

« Il y a quelques années, faisant des recherches dans le riche dépôt des archives d’Ille-et-Villaine, — dit un homme dont le nom n’est pas moins cher à ses anciens amis politiques qu’aux archéologues bretons, j’y découvris les registres originaux des états convoqués à Nantes et à Vannes pendant la ligue par M. le duc de Mercœur. Ce précieux document, que l’on croyait perdu, fut pour moi toute une révélation….. Là en effet aucune trace pour ainsi dire ni de ces chefs ambitieux, presque tous si inférieurs à leur cause, ni de ces violences que l’on a nommées les fureurs de la ligue. Ces cahiers, laissant dans l’ombre tant de personnages qu’on voudrait oublier, tant de choses qu’on aimerait à n’avoir jamais connues, ne font guère voir qu’une seule figure : la Bretagne dans sa noble, grande et libre représentation, s’occupant, comme toujours, de ses affaires, depuis la plus importante, la défense de sa foi, jusqu’au moindre de ses intérêts matériels, et délibérant avec autant de calme que si le pays eût joui d’une parfaite tranquillité ; la Bretagne résignée à une lutte qu’elle croit nécessaire, se saignant à blanc pour la soutenir, mais prête à déposer les armes lorsque la réconciliation du roi de Navarre avec l’église ne permettra plus qu’aux ambitieux et aux aventuriers de prolonger une résistance désormais inutile ; la Bretagne, en un mot, faisant tout ensemble acte de foi, de dévouement, de probité politique et de bon sens ! N’est-ce pas là un admirable spectacle, et n’avais-je pas raison de dire qu’il est propre à consoler des lugubres et sévères peintures que les historiens ont pu tracer de la ligue sans outrager la vérité[16] ? »

L’exactitude de cette appréciation est incontestable pour quiconque a pris la peine d’étudier dans ses sources la dramatique histoire de la ligue en Bretagne. Jamais plus de passions et d’héroïques colères ne furent mises au service de vues plus droites et d’aspirations plus modérées. Aussi le parti dont le duc de Mercœur était le chef, sans que ce chef osât toutefois dire son dernier mot à ses soldats, ne tarda-t-il pas à l’abandonner sitôt que la conversion de Henri IV eut levé les scrupules des Bretons et maintenu la constitution française sur sa base immémoriale. La noblesse et la bourgeoisie, qui, à l’exception des membres du parlement de Rennes et de quelques présidiaux, s’étaient épuisées d’or et de sang pour soutenir la lutte durant les quatre premières années, se retirèrent dans leurs châteaux ou reparurent dans l’enceinte des villes fermées, empressées de reconnaître le roi qui s’inclinait devant la volonté nationale. Jamais la fidélité d’une grande province ne fut mise à une épreuve aussi délicate, et jamais le bon sens d’un peuple n’a triomphé dans des circonstances plus difficiles des machinations de l’intrigue et des calculs secrets de l’ambition.

Mais la Bretagne s’était trop résolûment engagée dans la guerre de 1589 à 1593 pour qu’il lu fût possible de s’arrêter à point nommé et d’épargner à ses populations l’une des crises les plus cruelles dont ce pays ait conservé le souvenir. Afin de résister à Henri IV et aux auxiliaires anglais que lui avait donnés la reine Élisabeth, les Bretons avaient dû chercher des alliés, et l’Espagne avait envoyé des forces considérables dans la péninsule bretonne, dont l’occupation lui prêtait pour ses opérations contre la France une force incalculable. En perdant l’espérance de placer une infante sur le trône des rois très chrétiens, Philippe II s’était pris à rêver avec non moins de passion que le duc de Mercœur le rétablissement de l’indépendance bretonne. À titre d’époux d’Isabelle, fille d’Henri II, petite-fille d’Anne de Bretagne, le roi catholique se posa comme le rival du prince lorrain, dont l’armée opérait avec la sienne. Cette double prétention servit singulièrement l’intérêt français en Bretagne, car elle paralysa toutes les tentatives du duc de Mercœur, en imprimant à l’ensemble de sa conduite un cachet de duplicité timide. Cette province s’était trop épuisée dans la lutte pour trouver la force de se débarrasser de ses alliés, et plusieurs années après la conversion d’Henri IV, lorsque les principaux chefs de la ligue avaient traité avec le roi par l’intermédiaire du maréchal d’Aumont, commandant des forces françaises dans la Bretagne, les Espagnols continuèrent d’en occuper les meilleurs havres et de verser sur ses rivages des hommes, des armes et de l’or, afin d’y prolonger la guerre avec un contingent de bandits pris sous tous les drapeaux et dans l’écume de tous les partis. Cette guerre de brigands, qui dura jusqu’à la fin de 1597, dépassa certainement les horreurs de nos luttes révolutionnaires. Le fer et le feu, à leur suite la peste et la famine, changèrent en solitudes de vastes cantons de cette malheureuse contrée[17]. D’immenses ruines attestent encore de nos jours la sinistre présence de Lafontenelle, qui, par la cruauté réfléchie de ses combinaisons et le nombre à peine croyable de ses victimes, occupe peut-être le premier rang dans l’échelle des monstres historiques. Après de telles épreuves, on comprend avec quel bonheur la Bretagne dut se reposer dans la paix ; on devine quelles unanimes acclamations accueillirent Henri IV lorsque, réconcilié avec l’église, il vint donner à Nantes un édit immortel de pacification, et lorsqu’on se faisant conter par Mercœur, repentant et pardonné, les émouvans épisodes, de cette longue guerre, il honorait par des mots tels que lui seul en savait dire l’inaltérable fidélité de la Bretagne envers la France.

Mais si le Béarnais comprenait à merveille l’honneur breton, il n’était pas moins étranger que les autres princes de sa race au génie particulier de cette province et à l’esprit des libres institutions dont ses prédécesseurs avaient juré le maintien. Henri IV fut en effet le premier des rois de France à porter des coups sensibles au contrat que la monarchie allait faire tant d’efforts pour briser, payant ainsi par l’ingratitude le dévouement de la Bretagne à l’union. L’élection populaire formait la base immémoriale du régime municipal dans la péninsule ; elle présidait à la constitution de tous les corps de villes comme de toutes les gardes urbaines, et ce régime était passé dans les mœurs au point de ne pas laisser comprendre au pays un mécanisme différent. Henri IV commença contre le principe électif la guerre acharnée que ses trois successeurs allaient faire en Bretagne à l’ensemble du système municipal. Sous la date du 1er mai 1599, le livre doré des maires de Nantes contient une injonction du roi à l’assemblée réunie pour présenter, selon l’usage, trois candidats aux fonctions de maire, afin que cette assemblée eût à comprendre dans sa liste un sieur de La Bouchetière, trésorier des états de Bretagne, qui, durant les guerres civiles, avait donné à Henri IV des gages personnels de fidélité. La prétention du monarque ayant paru blessante dans sa forme autant qu’incompatible en elle-même avec le droit de la communauté, le candidat désigné par sa majesté ne fut point porté sur la liste, ce qui mit Henri IV dans une singulière fureur. Ce prince en écrivit de sa main à la ville de Nantes en des termes qui révélaient plutôt encore son étonnement que son indignation. « Je trouve fort étrange, disait-il, qu’il y en ait eu quelques-uns d’entre vous si hardis que de nommer des gens que je ne veux qui soient nommés, ma volonté étant telle que le sieur de La Bouchetière soit élu, qu’il n’y ait aucune faute, et que je sois obéi en cela[18]. » Il est inutile d’ajouter que le candidat ainsi recommandé finit par l’emporter. L’arbitraire, entré par cette première brèche, ne tarda pas à fausser d’abord, puis à corrompre le régime municipal de nos libres communautés bretonnes. Un siècle plus tard, ce régime n’était plus dans la péninsule, comme dans le reste du royaume, qu’un moyen de battre monnaie aux mains des contrôleurs-généraux des finances, la couronne ayant imaginé, dans ses nécessités pressantes, de vendre leurs droits électoraux aux villes, puis de les leur retirer afin de les leur revendre encore.

Constamment préoccupé des intérêts de la marine, le cardinal de Richelieu porta sur la Bretagne toute sa sollicitude et ses soins les plus assidus. Afin d’avoir un pied dans cette grande province, il voulut se faire attribuer le titre de gouverneur de Nantes. Ce fut à la ville où une conspiration féodale avait fait mourir Pierre Landais que l’inexorable fondateur de l’unité monarchique réserva le spectacle de ses plus terribles justices. La tête du brûlant comte de Chalais tomba au lieu même où avait expiré un siècle et demi auparavant l’un des plus redoutables ennemis de l’aristocratie française. À la suite de cette exécution, Richelieu contraignit César de Vendôme, à qui Henri IV, son père, avait procuré la main de la fille unique du duc de Mercœur, à démolir toutes les places et châteaux fortifiés compris dans les vastes domaines des Penthièvre. Les plus pittoresques ruines du pays datent de cette époque et ont été accomplies d’ordre royal. Sous le lierre qui en recouvre les débris, régulièrement entassés, on sent moins l’œuvre des siècles que celle du despotisme. Le fier gouverneur de Nantes eut d’assez fréquens démêlés avec la grande commune, gardienne jalouse des prérogatives municipales. Il ne put, paraît-il, déterminer les Nantais à livrer, pour le siège de La Rochelle, les pièces d’artillerie qui garnissaient leurs remparts. Sur leur refus réitéré, Richelieu n’insista point, passant à des bourgeois ce qu’il n’aurait point passé à de grands seigneurs. Les droite des états de la province furent d’ailleurs presque toujours respectés sous son ministère, et, par une exception qui dut lui coûter beaucoup, le cardinal consentit à ne pas appliquer, à la Bretagne le système des intendances. En somme, celle-ci n’eut pas trop à se plaindre de Richelieu, malgré les fantaisies demeurées proverbiales de Mme de La Meilleraie, sa nièce, femme du gouverneur, qui n’eut jamais d’ailleurs le dernier mot dans la guerre d’insolences engagée par elle contre la société bretonne.


III

La Bretagne, devenue française sans abdiquer sa vie historique, profita singulièrement de cette situation exceptionnelle durant la première moitié du XVIIe siècle, et elle en témoigna sa reconnaissance à la royauté en demeurant parfaitement étrangère à toutes les tentatives de la fronde. Pendant que les chefs de ce mouvement remuaient le royaume, faisant appel dans le midi à toutes les irritations provinciales, à tous les souvenirs mal éteints, l’ouest jouissait d’un calme profond. Le cardinal de Retz, prisonnier au château de Nantes, excitait à peine la froide curiosité d’un peuple trop sensé pour ne pas pénétrer l’égoïsme de ces conspirations mesquines, trop honnête pour n’en pas mépriser les auteurs. Dans cette crise aussi périlleuse par ses effets que frivole par ses motifs, la Bretagne, ferme dans son obéissance, devint comme la colonne de la monarchie ébranlée. Sans se montrer à la cour du roi de France, sa noblesse peupla les armées, rentrant presque toujours sans récompense dans les manoirs paternels, d’où elle était sortie sans ambition. La population du littoral breton dota le royaume d’une marine qu’elle marqua du sceau même de son génie, de cette énergie contenue qui se rencontre au cœur de tous les marins de l’Armorique depuis Primauguet[19], communiquant à l’ennemi l’incendie qui le dévoré, jusqu’au modeste Bisson, ensevelissant au sein des flots un héroïsme qu’il croit ignoré. La province qui donnait Brest à la France donnait Descartes à la philosophie[20], introduisant simultanément dans la vie politique et dans la vie intellectuelle de ce pays un élément dont l’influence pourrait être mesurée avec une sorte de précision mathématique depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours.

Cependant on touchait à une époque où la Bretagne, si éclatante qu’eût été sa fidélité sous la ligue et sous la fronde, apparut comme une pierre de scandale au milieu d’une grande monarchie façonnée à l’unité de l’action administrative. Les précédens historiques et les titres particuliers que Richelieu lui-même avait respectés furent ou méconnus ou dédaignés par Colbert, Le Tellier, Boucherat, Chamillart, qui, ne distinguant guère la situation de la Bretagne de celle de la Champagne ou de la Normandie, engagèrent, de la meilleure foi du monde, contre cette grande province une lutte qui prépara pour la France les orages du siècle suivant.

La Bretagne n’avait pas été plus insensible que les autres provinces du royaume au prestige exercé par Louis XIV dès les premières années de son règne. Devant les miracles de cette fortune, elle cessa d’invoquer ses droits, et parut durant un demi-siècle avoir oublié ses plus chères traditions. Le sentiment de la résistance à l’arbitraire, qui fit une si terrible explosion dans l’insurrection populaire de 1675, et qui se réveilla sous la régence avec tant de force au sein de la noblesse, ne rencontra aux états de Bretagne, pendant tout le règne de Louis XIV, que des organes rares et timides, tant on y était écrasé par la grandeur du monarque et déshabitué de vivre d’une autre pensée que la sienne[21] ! De leurs prérogatives souveraines, placées sous la sanction d’une sorte de traité international, les états ne conservèrent plus qu’un pompeux cérémonial, voilant à peine leur abdication politique. Une grande chère, un jeu effréné, des bals, des plaisirs, des profusions scandaleuses, suppléèrent, pour une génération, à ces droits constitutionnels, trop opposés au système de l’administration monarchique pour que cette incompatibilité ne rendît pas plus tard une crise inévitable.

Après avoir longuement exposé l’ordre des préséances et la splendide décoration de la salle des états, un ancien premier président, depuis intendant en Bretagne, nous donne ainsi qu’il suit le programme d’une session législative : « Le lendemain, après une messe pontificale du Saint-Esprit, le gouverneur remet au greffier les commissions des deux commissaires du conseil, et après qu’elles ont été lues, le premier d’entre eux fait au nom du roi la demande du don gratuit. Le procureur-général, syndic de la province, répond à son discours pour représenter l’état où elle se trouve et le besoin qu’elle a des bontés du roi, Les commissaires se retirent aussitôt pour donner lieu à la délibération, qui était longue autrefois, parce qu’avant de la faire il était d’usage d’examiner les contraventions aux précédens contrats, d’en former une plainte aux commissaires, et enfin on négociait longtemps sur la somme demandée ; mais à présent les états l’accordent toujours unanimement, sans même que les ordres fassent aucune délibération particulière ou générale. Ainsi l’on ne tarde pas à faire savoir aux commissaires par six députés de chaque ordre, à la tête desquels sont toujours les présidens de l’église et de la noblesse, que la demande du roi a été accordée le gouverneur en fait aussitôt part à la cour. Le troisième jour, les états nomment les commissions pour vider les différentes affaires qui se présentent ; mais quoiqu’elles ne regardent que les intérêts des états, il est d’usage d’en informer les commissaires du roi ainsi que des résolutions qui sont prises[22]. »

Lorsque sa constitution n’était plus qu’une parodie, la Bretagne n’avait pas trop à se plaindre ; si une femme spirituelle traçait avec une verve charmante le tableau de ses faiblesses. Dans l’esquisse de ses mœurs politiques sous le gouvernement du duc de Chaumes, M de Sévigné est presque toujours demeurée dans la vérité. La force des choses me conduit donc à reproduire ici les témoignages du seul historiographe de ses états, devenu quelques mois plus tard le témoin presque souriant de ses malheurs : « Une infinité de présens, des pensions, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie, voilà les états… J’oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu’on y boit. Aussi tous les pavés de Vitré semblent métamorphosés en gentilshommes. On voit arriver en foule au vaste banquet riches et pauvres députés, M. le premier président, les procureurs et avocats-généraux du parlement, huit évêques, cinquante Bas-Bretons dorés jusqu’aux yeux, cent communautés, etc. ; je ne crois pas qu’il y ait une province assemblée qui ait un aussi grand air, que celle-ci… Toute la Bretagne était ivre aujourd’hui ; quarante gentilshommes avaient diné en bas et avaient porté quarante santés, celle du roi avait été la première, et tous les verres cassés après l’avoir bue… Sa majesté en effet a écrit de sa propre main des bontés infinies pour sa bonne province de Bretagne. Les états ne doivent pas être longs, il n’y a qu’à demander ce que veut le roi ; on ne dit pas un mot, voilà qui est fait… Votre présent est déjà fait ; on a demandé trois millions, nous avons offert sans chicaner 2,500,000 liv. ; Pour le gouverneur, il trouve, je ne sais pas comment, plus de 40,000 écus qui lui reviennent ; M. de Lavandin aura 80,000 francs, M. de Molac 2,000 pistoles, M. de Boucherat, le premier-président, le lieutenant du roi, autant, le reste des officiers à proportion. Il faut croire qu’il passe autant de vin dans le corps des Bretons que d’eau sous les ponts, puisque c’est là-dessus qu’on prend l’infinité d’argent qui se donne à tous les états. Le jour de la signature, on ajouta 2,000 louis d’or à Mme de Chaulnes et beaucoup d’autres présens. Ce n’est pas que nous soyons riches, mais nous sommes honnêtes ; entre midi et une heure, nous ne savons pas refuser nos amis. On voulait enfin, dans l’humeur de faire des présens, proposer aux états d’envoyer 40,000 écus à Mme de Grignait ; gouvernante de Provence, et M. de Chaulnes soutenait qu’on écouterait la proposition. D’Harrouis s’embarquait à payer 100,000 francs, plus qu’il n’avait de fonds et trouvait que cela ne valait pas la peine d’en parler. Un Bas-Breton me dit qu’il avait pensé que les états allaient mourir de les voir ainsi faire leur testament et donner leur bien à tout le monde[23]. »

En voyant les états déployer un tempérament aussi débonnaire et une libéralité aussi illimitée, il n’y a guère à s’étonner si la monarchie considéra la Bretagne comme rentrée dans le droit commun du royaume. Lors donc que la guerre de Hollande, en soulevant l’opinion de l’Europe contre Louis XIV, eut fait éprouver à son gouvernement ses premiers embarras financiers, celui-ci trouva naturel détendre à cette province la perception des plus productifs entre tous les impôts ; ceux du timbre, du tabac et de la marque sur la vaisselle d’étain. Au commencement de 1675, on était encore séparé par un espace de dix-huit mois de la réunion périodique des états afin de procurer au roi des ressources immédiates, un arrêt du conseil rendit la perception provisoire de ces trois contributions obligatoire en Bretagne en escomptant le consentement des états, dont on se tint, et non sans raison, pour assuré, car on l’obtint plus facilement que celui des populations elles-mêmes. Les bureaux de timbre étaient en, effet à peine installés dans les principales villes de la province que l’émeute les rasait, menaçant de faire un mauvais parti aux employés du fisc et aux soldats préposés à leur défense. La ville de Nantes fut un moment au pouvoir d’une insurrection fomentée par une poissarde, et la vie de l’évêque, prisonnier de l’émeute, répondit au peuple de celle des principaux agitateurs. M. de Chaumes dut quitter Rennes pour s’enfermer dans Port-Louis, laissant la duchesse en butte à cette haine universelle dont il est à regretter que Mme de Sévigné ait ignoré certaines conséquences populaires, triste prélude des sanglantes expiations sur lesquelles son esprit s’est déployé avec si peu d’à-propos[24].

Mais quoique l’émeute eût soulevé deux fois la ville de Rennes dans le cours de cette funeste année, ces actes, dont la corde et la roue firent une trop cruelle justice, n’étaient rien auprès des agitations qui mirent la Basse-Bretagne en feu. Lorsque les cultivateurs de cette contrée se virent menacés de perdre par l’impôt sur le tabac l’une des plus chères jouissances de leur vie de labeurs et de privations, la rage et le désespoir transformèrent en bêtes féroces ces populations douces et paisibles. Armés de leurs faux et des vieux mousquets de la ligue, les paysans de la Cornouaille, des pays de Léon et de Tréguier coururent sus aux agens du fisc, et bientôt après aux gentilshommes qui, sur le mandement du gouverneur de la province, s’étaient rassemblés pour maintenir l’ordre public. De la pointe du Ratz aux falaises de la Manche, sur tout le territoire actuel du Finistère, des milliers d’hommes, hurlant en langue bretonne des chants de mort, se formèrent en compagnies, élisant des chefs, et signant un pacte dans lequel, aux naïves réclamations d’un peuple honnête, se mêlaient déjà les plus folles aspirations du communisme[25].

Des pillages, des incendies et des meurtres nombreux, dont la trace a complètement échappé à l’histoire, signalèrent cette jacquerie de six mois, réprimée après une véritable bataille livrée aux environs de Carhaix par l’armée aux ordres du duc de Chaulnes. Sitôt que le gouverneur se retrouva maître du pays, une forêt de potences s’éleva à Quimper, à Pontivy, à Guingamp, à Tréguier, et des centaines de malheureux, pris à peu près au hasard, vinrent expier des violences très coupables assurément, mais dont la responsabilité politique remontait à d’autres ; Si l’insurrection avait été sauvage, la répression fut atroce et s’étendit à toute la Basse-Bretagne : sur sa côte la plus reculée, du lieu même où j’écris ces pages, j’aperçois la tour judiciairement démolie de l’une des paroisses confédérées, et peut-être à l’horizon s’élèvent encore quelques-uns des chênes séculaires aux branches desquels furent accrochées vingt-deux victimes[26].

Le duc de Chaulnes rentra à Rennes en conquérant, « en ordre de bataille et marche de guerre, dit un témoin oculaire, l’infanterie mèche allumée des deux bouts, balle en bouche, et les officiers à la tête de leurs compagnies[27]. » Quatre jours après, le 16 octobre 1675, le conseil du roi rendait à Versailles un arrêt qui ordonnait la démolition de tout un faubourg de Rennes renfermant une population d’environ quatre mille âmes. Mme de Sévigné vit errer en pleurs, au sortir de Rennes, ces malheureux qu’il était défendu de recueillir sous peine de mort, qui n’avaient ni nourriture ni de quoi se coucher[28]. Une ancienne capitale mise à sac, sa population divisée en trois classes selon les fortunes et soumise à une énorme contribution de guerre, le parlement, source de sa richesse, objet constant de ses complaisances et de son orgueil, transféré à Vannes, et que Rennes ne reconquit, au bout de plusieurs années, qu’au prix d’une contribution extraordinaire de 500,000 francs, c’étaient là de grands maux sans doute : ils disparaissaient toutefois auprès d’une douleur bien plus cruelle encore. Après la rentrée du duc de Chaulnes dans la capitale de la province, dix mille hommes étaient venus renforcer son armée, et, s’établissant dans les villages comme en pays conquis, vivaient à discrétion chez les malheureux habitans. Cette occupation impitoyable fut signalée par des forfaits sans nom, exposés par Mme de Sévigné avec un dégagement qui attriste, et qu’un contemporain moins spirituel, mais plus ému, raconte dans ces lignes dont la lecture donne le frisson : « Plusieurs habitans de cette ville et faubourgs de Rennes ont été battus par des soldats qui étaient logés chez eux. Les soldats ont tellement vexé les habitans qu’ils ont jeté de leurs hôtes et hôtesses par les fenêtres, après les avoir battus et excédés, ont violé des femmes, lié des enfans tout nus sur des broches pour les vouloir faire rôtir, rompu et brûlé les meubles, démoli les fenêtres et vitres des maisons, exige grandes sommes de leurs hôtes, et commis tant de crimes qu’ils égalent Rennes à la destruction de Hierusalem[29]. »

Pendant que les splendeurs de Versailles fascinaient l’Europe, que Racine faisait soupirer Bérénice, et que Bossuet enseignait les justices de Dieu à ceux qui jugent la terre, ces choses-là se passaient sans bruit et sans écho dans une loyale province demeurée à peu près seule paisible à l’ouverture du grand règne et dans la faiblesse du grand roi ! Et dans quelles circonstances de telles horreurs étaient-elles consommées ? Lorsque les états rassemblés à Dinan, afin de désarmer à force de dévouement une inexorable justice, sanctionnaient par acclamation toutes les mesures financières prises par la cour, ajoutant à cet acte de respectueuse obéissance un don gratuit de 3 millions voté sans débat ! C’était sous le coup de ces désastres que Mme de Sévigné s’écriait qu’il n’y avait plus de Bretagne[30], et qu’un mois après la monarchique marquise s’étonnait qu’en quelque lieu du monde on puisse aimer un gouverneur[31]. Le 2 mars 1676, une amnistie incomplète[32] vint enfin arrêter le marteau des démolisseurs et permettre à la Bretagne de respirer sous ses ruines.

Ce n’étaient pas seulement les forteresses et les maisons que le pouvoir absolu renversait dans la péninsule. Le règne de Louis XIV y fit table rase d’un système municipal aussi vieux que la Bretagne elle-même. En 1685, le ministère avait repoussé, comme peu agréables au roi, trois candidats choisis par l’assemblée de ville pour remplir les fonctions de maire à Nantes, et par un respect ironique pour les droits des électeurs il avait été prescrit que trois nouveaux candidats choisis avec une entière liberté de suffrage fussent présentés à sa majesté. En 1693, le maire de la même ville touchant au terme de son mandat, l’assemblée était sur le point de se réunir pour désigner à la couronne des candidate selon l’usage. Ce fut alors que le roi investit des fonctions de maire de la ville de Nantes, érigée en office héréditaire, le sieur de Port-Lavigne. « Cette ordonnance, dit un écrivain breton, en même temps qu’elle changea nos maires électifs en très humbles valets de sa majesté, annulait l’élection du premier chef de la milice, puisque le maire en était le colonel né. La vénalité des charges allait également bon train. Le marquis de Sévigné acheta 180,000 livres la charge héréditaire de lieutenant-général de la ville et comté de Nantes. En 1695, les maires vendaient publiquement les moindres grades de la milice bourgeoise. Un M. de Boisgon osa rappeler les franchises jurées par Louis XIV ; mais M. de Sévigné lui imposa silence[33]. »

Tel était le régime qu’avaient inauguré en Bretagne des usurpations voilées, aux yeux de la noblesse par le prestige personnel du prince pour lequel elle avait répandu tant de sang ; mais l’abdication de leurs vieux droits et de leur honneur politique répugnait trop à ces gentilshommes à la fois fiers et modestes pour qu’on ne dût pas compter avec certitude sur une réaction prochaine. Inconnus à Versailles, froissés par de grands seigneurs de fraîche date, les fils des trente ne tardèrent pas à se demander si c’était bien là le dernier mot de la monarchie, et pareille question soulevée au lendemain de Malplaquet et d’Hochstett, en présence de la France envahie, ne manqua pas d’éveiller des doutes et de susciter d’amers regrets : il y avait là tout le programme d’une révolution.


IV

En aboutissant à des conséquences sinistres, très contraires à celles qu’on avait attendues, le règne de Louis XIV avait porté un coup mortel au principe d’autorité et suscité dans toute la France le goût, pour ne pas dire la passion, des réformes. Malheureusement il n’existait pour celles-ci aucune base généralement acceptée par l’opinion, car pendant que la noble école groupée autour du duc de Bourgogne rêvait des programmes aristocratiques, celle des réformés, des jansénistes et des libres penseurs se complaisait déjà dans des utopies quasi-révolutionnaires. De là l’avortement de toutes les combinaisons politiques tentées sous la régence. Pour la Bretagne, il n’en fut point ainsi : cette province possédait, avec des traditions chères à tous, es institutions déterminées dont il ne s’agissait que de réclamer la rigoureuse application. Sans aucun concert, le sentiment public s’établit donc sur un terrain commun, et la première pensée des Bretons, en voyant disparaître le vieux roi, ce fut que la vieille constitution bretonne allait renaître. Tout peuple pénétré d’une idée fixe est indomptable : aussi la Bretagne ne tarda-t-elle pas à triompher de la monarchie française, en la poussant fort au-delà du point où elle-même aurait aimé à s’arrêter.

Dans l’année même où mourut Louis XIV, on avait pu s’apercevoir aux états de Saint-Brieuc que la patience bretonne était à bout, et que cette assemblée politique ne tarderait pas à sortir de l’inertie où elle s’était maintenue depuis le commencement du règne. La crise préparée par un si long abus de la puissance éclata en effet en 1717 aux états de Dinan. En présence des audacieuses innovations stérilement tentées par le gouvernement de la régence, la Bretagne, pour son compte, ne fit appel qu’à des droits anciens et parfaitement définis ; mais dans ses réclamations ainsi limitées elle se montra inflexible, et à Dinan s’ouvrit contre le pouvoir absolu la lutte de soixante ans qui devait aboutir à la convocation des états-généraux.

En arrivant dans cette ville, l’ordre entier de la noblesse y avait porté la ferme résolution de ne voter désormais le don gratuit qu’à la fin de la session législative. Cet ordre entendait faire précéder le vote d’un débat approfondi sur les rapports des diverses commissions permanentes nommées par les états dans leur session antérieure ; il voulait commencer ses opérations par l’apurement des comptes, l’adjudication des fermes de l’impôt, par l’établissement d’un budget régulier des recettes et dépenses d’après lequel l’assemblée, éclairée sur les ressources et les besoins spéciaux de la province, se trouverait en mesure de fixer la somme dont elle pouvait disposer sans imprudence pour concourir aux dépenses générales du royaume. Rien de tout cela n’excédait assurément les droits de la Bretagne, tels qu’ils avaient été déterminés par le contrat de mariage de Louis XII et par le traité bilatéral de 1532 ; mais, si légitimes que fussent toutes ces choses, le maréchal de Montesquieu à Rennes, le comte d’Argenson à Paris, les considéraient comme de fort séditieuses nouveautés, et le régent avait plus de goût pour les aventures financières que pour les restaurations historiques. Le commandant de la province[34] avait trop peu d’instinct politique pour comprendre l’urgence de concessions nécessaires dans l’intérêt même d’un pouvoir nouveau. Portant d’ailleurs en Bretagne les habitudes d’esprit les plus antipathiques à cette province, la vantardise gasconne doublée de la hauteur de Versailles, le vieux maréchal entendait le gouvernement représentatif à la manière d’un colonel de mousquetaires, et ne soupçonnait pas qu’on dût appliquer à une assemblée délibérante un autre régime que celui de la consigne et de la salle de police., Montesquiou avait profondément blessé la noblesse bretonne par ses mauvais procédés, et dès lors il imputait à des rancunes des résolutions inspirées par les sentimens les plus réfléchis.

Ne soupçonnant pas même la véritable pensée des états, le maréchal avait cru déployer une habileté consommée en réduisant sensiblement le chiffre précédemment réclamé par la cour. Aussi l’intention de la noblesse et du tiers de faire précéder le vote demandé par les commissaires royaux de l’examen de la situation financière lui apparut-elle comme un acte d’ingratitude et de rébellion tout ensemble. Dès le lendemain du jour où fut prise cette résolution, à laquelle le clergé, toujours timide devant le pouvoir, refusa seul de s’associer, le commandant faisait enlever de la salle des états quatre gentilshommes qui avaient ouvert et appuyé l’avis auquel s’était rallié leur ordre tout entier, et ce coup de force ayant provoqué une exaspération facile à comprendre parmi les cinq cents membres présens, il avait, au bout de quatre jours, dispersé l’assemblée, fermé le lieu de ses séances, déclaré close la session des états, en menaçant ceux-ci de toute la colère du roi. Une députation se rendit en cour pour exposer au régent le véritable état des choses et lui porter les assurances d’une inaltérable fidélité. Pendant ce temps, le maréchal exposait à sa manière ce qu’il appelait « l’insolence séditieuse d’une province qu’il fallait désabuser de la chimère de son indépendance. »

Cependant le parlement de Bretagne, aux membres duquel le maréchal avait aussi distribué, afin d’y paralyser la résistance, un certain nombre de lettres de cachet mises à sa discrétion par M. de La Vrillière, s’empara, sitôt après la dissolution des états, du rôle politique qui venait s’offrir à lui sans qu’il l’eût jusqu’alors cherché. Il suspendit par arrêt la perception de tous les impôts dans la province, et adressa au roi d’éloquentes remontrances dont je me borne à citer le début : « Votre parlement de Bretagne est trop attaché à votre majesté pour manquer à lui faire ses très humbles remontrances sur les conséquences des lettres patentes données à l’occasion de la séparation des états convoqués en votre ville de Dinan. Cet événement, dont le temps passé ne fournit pas d’exemple, change la forme du gouvernement de cette province et donne atteinte au traité d’union : de la Bretagne avec votre couronne. C’est ce titre, sire, qui nous unit à la France, et s’il n’est pas permis de prévoir les dangereuses conséquences qu’il y aurait d’y toucher, il est toujours sage de les prévenir. Votre parlement supplie humblement votre majesté de considérer que l’assemblée des trois états est la loi fondamentale de cette province, qu’il ne s’y doit lever aucun droit sans leur consentement, qu’une sage liberté de représenter les contraventions au traité d’union a toujours été permise dans chaque tenue d’états. Nous nous flattons donc qu’elle regardera avec sa bonté ordinaire une province soumise à ses ordres par sa seule inclination, sans que les raisons du sang ni la force des armes y aient eu aucune part. En faveur de sa fidélité inébranlable, nous vous supplions, sire, de rendre à cette province la forme essentielle de son gouvernement en rassemblant ses états. Vos sujets, jaloux de signaler leur zèle, ne peuvent souffrir que votre majesté cherche, par des voies inouïes jusqu’ici, les secours qu’elle trouvera toujours dans le désir inépuisable qu’ils ont de lui obéir. »

Les députés bretons furent bien accueillis par le régent, esprit libre et fort peu enclin à la violence. Sur leur engagement d’honneur que l’autorité royale obtiendrait une sorte de satisfaction par un premier vote spontané, ordre fut envoyé au maréchal de Montesquiou de rouvrir les états ; mais, en lui notifiant les volontés du prince, les instructions ministérielles, inspirées par une haine aveugle des résistances même les plus légitimes, y ajoutèrent un commentaire dont l’esprit court du commandant ne tarda point à faire la plus dangereuse application. Les états, réunis de nouveau à Dinan en juillet 1748, ouvrirent en effet leur session en votant sans débat le don gratuit ; mais s’ils se montrèrent respectueux pour la volonté royale, ils n’avaient point entendu pour cela restreindre la sphère de leur liberté. Inspirés par des vues économiques parfaitement saines, ils se crurent donc le droit, dans l’intérêt même du trésor aussi bien que dans celui de la province, de modifier, lors de l’adjudication des fermes, les bases de l’impôt sur les boissons, dont le taux exorbitant, fixé d’office par l’autorité royale en 1709, avait à peu près tari la consommation dans toute la Bretagne, portant ainsi aux finances du royaume le coup le plus sensible. Le maréchal, stupéfait d’une telle audace, écrit par estafette à Paris, et obtient un arrêt du conseil annulant la décision des états. Cet arrêt, immédiatement notifié à l’assemblée, est déclaré par elle nul et attentatoire au pacte qui unit la Bretagne à la France, et les trois ordres, interdisant la perception de tout impôt non consenti, confient l’exécution de leur décision au patriotisme de leurs concitoyens et à celui du parlement, gardien-né des lois fondamentales. Ce grand corps rend à l’instant un arrêt conforme au vœu de la représentation nationale. C’est en présence de cet accord, sur lequel il n’avait pas compté, qu’en pleine séance des états, le maréchal notifie à soixante-trois gentilshommes l’ordre de quitter à l’instant la province, pendant que ses gardes enlèvent à Rennes douze conseillers de leur siège, et que des troupes échelonnées sur la frontière envahissent la Bretagne sur tous les points. Furieuse sans être intimidée, l’assemblée mutilée veut nommer une députation, afin déporter encore au pied du trône l’expression de ses plaintes, pour ne pas dire de ses menaces ; mais le commandant notifie aux membres délégués l’ordre formel de ne point partir, sous peine de se voir traités en criminels de lèse-majesté. Les états se trouvent alors dissous, et la province, sans espoir, ouvre son cœur à des résolutions désespérées.

Rentrés au sein des populations frémissantes et sans aucun espoir désormais de faire connaître la vérité, les membres des états furent amenés à se concerter entre eux en opposant la barrière du secret aux investigations du despotisme. Ce fut alors qu’un pacte où respire le génie national dans son expression la plus élevée vint lier étroitement les membres de la noblesse, pacte clandestin sans doute, mais dont on ne saurait faire sortir la plus légère induction contraire à la fidélité due au jeune roi, au régentât à la couronne de France, et qui avait pour but unique le maintien des droits constitutionnels de la Bretagne[35]. Alors furent abordées les hypothèses les plus redoutables entre les ardens colporteurs de l’acte d’union, et ce fut en présence des troupes qui paraissaient s’avancer pour lui porter le coup de grâce que la Bretagne se prit à énumérer ses moyens de résistance, à fourbir ses armes et à réparer quelques brèches aux vieilles tours échappées au marteau de Richelieu. Des chefs furent désignés, des points stratégiques indiqués à tout événement ; des mots d’ordre circulèrent de château en château, et des signaux manœuvrés par les initiés se dressèrent au haut dès clochers : appareil alarmant sans doute, mais qui, dans la pensée des confédérés, n’impliquait qu’une résistance organisée à la perception de l’impôt et aux violences éventuelles de la force armée.

Il était naturel que la princesse intrigante qui méditait à Sceaux, au milieu de son olympe de carton, la grande œuvre de la restauration des bâtards, que le boute-feu italien qui avait entrepris de bouleverser l’Europe dans l’intérêt politique du cabinet de Madrid, s’entendissent pour exploiter au profit de leurs égoïstes projets la juste irritation d’une grande province, pour pêcher quelques dupes dans ces eaux si profondément troublées. Ce triste succès ne leur manqua point, et la conspiration de Pontcallec, avortement malheureux de la plus noble des entreprises, vint très à propos pour la régence ôter au grand mouvement breton son admirable caractère de résistance légale, en paraissant placer les plus patriotes des hommes à la suite d’un cabinet étranger. Quel qu’ait été l’isolement des conjurés au sein de la province sitôt qu’on y put soupçonner leur véritable dessein, cet isolement n’empêcha point que l’association bretonne ne se trouvât frappée au cœur par une intrigue dont le dernier mot, en cas de succès, aurait été le gouvernement de M. du Maine, le bouleversement diplomatique de l’Europe et la subordination de la France à l’Espagne.

C’est là l’impardonnable tort des conjurés, si noblement expié qu’il ait pu être par la courageuse simplicité de leur mort. Les quatre gentilshommes dont la tête tomba en 1720 sur la place du Bouffay valaient mieux que l’œuvre ténébreuse où ils se laissèrent entraîner par de légitimes ressentimens ; ils valaient mieux surtout que leurs lâches et indignes instigateurs. Il importe toutefois qu’en réfutant très justement Duclos et Lémontey, les écrivains bretons n’opposent pas aux aveuglemens de la détraction ceux de l’apologie, et qu’en payant à des compatriotes malheureux un tribut naturel de commisération, ils ne fassent pas d’agens de Cellamare et d’Alberoni les représentans d’un pays dont leur entreprise rendit la situation beaucoup moins intéressante et mille fois plus difficile. À partir du jour où fut exécuté l’arrêt de Nantes, la cour put dire en effet, non pas avec vérité, mais avec vraisemblance, que les résistances bretonnes étaient inspirées par de dangereuses arrière-pensées, et que les réclamations de cette province cachaient une conspiration permanente contre la France. Si le régent laissa couler le sang de MM. De Pontcallec, de Talhouët, Ducouëdic et de Montlouis, c’est que son gouvernement éprouvait le besoin de dévoyer l’opinion publique, en transformant en agression ce qui n’avait été si longtemps qu’une patriotique résistance. Accablé sous cette déplorable solidarité, la province pleura le sort des victimes, en subissant pour longtemps le contre-coup de leur faute.

La Bretagne demeura durant trente ans sous l’impression de cet événement, car la vie politique y fut comme suspendue jusqu’à la crise suprême qui s’ouvrit après 1750 sous l’administration du duc d’Aiguillon. Le cardinal de Fleury avait appliqué aux affaires de cette province un système fort habile. En même temps qu’il affectait un respect profond pour les droits de la Bretagne et qu’il y ménageait ainsi les susceptibilités nationales, il paralysait sans éclat le jeu de ses institutions par des conflits habilement suscités. L’ordre du clergé, composé de neuf évêques, presque tous étrangers à la province malgré le pacte d’union, et d’abbés qui devaient leurs riches bénéfices à la faveur royale, était aux états dans une dépendance presque constante de la cour. Fleury parvint à conquérir le tiers par des grâces distribuées avec à-propos. Afin d’assurer au roi le concours de cet ordre dans l’assemblée, il sut profiter de l’anéantissement du système municipal, qui plaçait à la discrétion de la couronne tous les maires, nommés par elle, et de l’affinité qui liait encore la bourgeoisie à la royauté, affinité séculaire dont la soudaine rupture fut en Bretagne le premier signal de la tourmente révolutionnaire.

D’après un usage immémorial, le vote conforme des trois ordres était nécessaire pour former une résolution législative. Il n’était dérogé à ce principe que pour des intérêts spéciaux et de faible importance. Dans la première partie du XVIIIe siècle, le travail principal de la cour consistait à faire prévaloir l’exception sur la règle, et elle y parvint presque toujours, malgré les vives réclamations de la noblesse, ainsi annulée par l’entente habituelle du clergé avec la bourgeoisie. Le gouvernement d’ailleurs mit bientôt en usage contre les états une arme d’un effet encore plus puissant et plus sûr : il eut l’habileté de leur opposer le parlement de Bretagne, en affectant de considérer l’enregistrement des édits par cette grande cour nationale comme équivalente à une sorte de sanction législative. Quoique ce corps fût en parfaite sympathie avec la noblesse bretonne, au sein de laquelle il était exclusivement recruté, il ne repoussa point tout d’abord un rôle auquel l’attitude du parlement de Paris n’avait que trop prédisposé les compagnies souveraines.

De 1723 à 1756, le ministère présenta donc divers édits financiers à l’enregistrement du parlement de Rennes, et celui-ci crut pouvoir y procéder, après avoir pris soin de réserver formellement le droit souverain des états, et de n’attribuer d’ordinaire aux mesures visées par lui qu’un caractère provisoire. De telles réserves n’étaient pas pour arrêter le second duc de Chaulnes, ni moins encore le duc d’Aiguillon, qui en 1750 avait succédé à celui-ci, en lui achetant 200,000 écus le gouvernement de la Bretagne. Tout entier à la pensée de mater la noblesse, inexpugnable citadelle de la pensée bretonne, d’Aiguillon, chez qui la souplesse n’était dépassée que par la persévérance, se fit à ses débuts l’homme de la bourgeoisie, l’actif promoteur des améliorations matérielles, des réformes et des économies ; il se garda bien surtout de marchander au parlement aucune des conditions d’un concours qui devait d’ailleurs peu durer, et dont ce seigneur allait être appelé à payer bientôt chèrement le prix. Administrateur, dur, mais éclairé, le gouverneur avait doté d’un magnifique réseau de voies de communication la province, qui jusqu’alors n’avait possédé qu’une seule route carrossable, celle de Rennes à Brest ; il avait, par un système bien entendu de casernement, dégrevé les villes de charges accablantes, et vivait d’ailleurs vis-à-vis du tiers-état dans une sorte de prévenance, pour ne pas dire de coquetterie perpétuelle. L’heure ne tarda pas à sonner pour, tant où toute cette politique devint stérile, et où, sous l’impression déjà irrésistible d’idées nouvelles, la bourgeoisie, répudiant ses traditions et transformant ses habitudes, se fit l’alliée de la noblesse, non pour sceller avec celle-ci un pacte durable, mais pour marcher de concert à l’assaut du pouvoir royal et au bouleversement radical de la vieille société française.

Pendant les douze premières années de son administration, le duc, déjà odieux à la noblesse, avait tout obtenu du tiers comme du clergé, et trois fois, de 1756 à 1762, ces deux ordres, appuyés par le parlement, avaient renouvelé le vote de divers vingtièmes ajoutés à la masse déjà lourde des charges publiques. Cependant les choses changèrent, et pour toujours, aux états de 1764. Sous l’influence des théories triomphantes et des nouvelles espérances auxquelles s’ouvraient déjà les cœurs, le tiers se rapprocha momentanément de la noblesse, afin de combattre le pouvoir, et les états, unanimes cette fois, prescrivirent à leur procureur-général syndic de s’inscrire contre la perception de deux nouveaux vingtièmes prescrits par un arrêt du conseil. Mis ainsi en demeure, le parlement vint prêter aux états toute son autorité, en cassant, comme attentatoire aux droits de la province, l’arrêt du conseil royal, interdisant de plus à tous agens du fisc, sous peine de forfaiture, la perception des vingtièmes. « Le roi alors adressa des lettres-patentes à cette compagnie pour lui imposer silence. Le parlement les lui renvoya par la poste, et, toutes affaires cessantes, décida que l’administration de la justice restait suspendue en Bretagne[36]. » Quelques semaines après, les magistrats bretons, mandés à la cour, paraissaient devant Louis XV, et le prince, avec cette majesté d’attitude qui voilait encore chez lui l’évanouissement de la puissance, après leur avoir adressé de vifs reproches sur une démarche sans exemple, leur ordonnait de retourner à leur poste pour y exécuter les ordres de son conseil et reprendre la suite de leurs travaux ; mais avec tout ce qu’il fallait pour provoquer partout l’agitation, ce triste pouvoir manquait des conditions nécessaires pour susciter la crainte. Sous l’influence d’entraînemens irrésistibles, la magistrature elle-même s’engageait dans les voies les plus contraires à ses traditions. À peine rentrés à Rennes, les membres du parlement, au nombre d’environ quatre-vingts, s’entendaient pour adresser au roi leur démission concertée, et le 25 avril 1765 la ville, en s’éveillant, apprit que la province n’avait plus de tribunaux, et que, pour marcher à la conquête de destinées nouvelles, l’antique sénat de la Bretagne avait spontanément rompu ses liens avec la monarchie et avec l’histoire.

On connaît les incidens de la lutte terrible à laquelle ne mit pas fin l’avènement du plus doux des monarques. L’on sait que durant trois ans un illustre procureur-général disputa sa tête à des commissaires, tandis que le représentant direct de l’autorité royale en Bretagne était, par arrêt du parlement de cette province, renvoyé devant la première juridiction du royaume pour répondre à la plus flétrissante des imputations. D’un côté, le pouvoir absolu, acculé à ses derniers retranchemens, construisait contre La Chalotais une accusation de haute trahison, en la fondant sur de ridicules lettres anonymes qu’un laquais n’aurait point eu la pensée d’écrire ; de l’autre, le parlement breton, sanctuaire d’une séculaire fidélité envers la couronne, accusait de vol, pour ne pas dire d’escroquerie, le duc d’Aiguillon, l’ami et le représentant même du monarque ! Ce n’était plus la lutte légale, ce n’était plus même l’état de guerre ; c’était la révolution française, déjà consommée dans les idées, qui tendait à passer dans les faits.

Ardemment soutenu dans ses agressions contre la cour par les états, le parlement de Bretagne, entrant plus avant qu’aucune autre compagnie souveraine dans le courant des aspirations nouvelles, se fit l’instigateur infatigable de cette union des parlemens, dont le dernier mot devait être la convocation des états-généraux et la reconstitution de la France d’après des données rationnelles très étrangères au droit historique que la province avait si résolument maintenu jusqu’alors. Un grand corps qui ne représentait qu’un droit local se faisait donc l’instrument d’une révolution dont le programme était l’unité de la législation française, l’immolation de tous les privilèges provinciaux au droit de l’état. Aussi Breton qu’on pût l’être par l’austérité de sa vie, la persévérance de ses poursuites et l’étude approfondie des coutumes de son pays, La Chalotais, correspondant des encyclopédistes, et non moins redouté pour ses bons mots que pour ses réquisitoires, était devenu, sans le soupçonner, l’un des ouvriers les plus actifs de l’immense transformation sociale à laquelle il poussa sans en avoir conscience, et qui sortit comme d’elle-même de la simultanéité de tous les efforts. Aussi funeste à l’ancienne monarchie que le fut bientôt après Mirabeau, le magistrat prépara les ruines que le tribun n’eut plus qu’à secouer. Pendant que l’école philosophique attaquait le pouvoir de front au none des idées, le parlement de Rennes, : avec l’assistance d’une grande province, continuait à lui faire une guerre à mort au nom des droits’ violés et des contrats méconnus.. La colère -trop légitime de la noblesse bretonne contre l’arbitraire ministériel élargit ainsi chaque jour l’abîme où cette noblesse ne tarda pas, comme par une sorte de généreux remords à s’ensevelir elle-même avec la monarchie qu’elle avait concouru à précipiter. Par un phénomène que peut seule expliquer l’association si malheureuse opérée par l’assemblée constituante entre la réforme politique et la réforme religieuse, on vit la libérale, mais catholique Bretagne, redevenir tout à coup l’ennemie la plus redoutable de la révolution dont elle avait été la première instigatrice et, le premier instrument, demeurant ainsi jusqu’à son dernier jour conséquente avec elle-même.


LOUIS DE CARNÉ.

  1. Voyez, sur les temps qui ont précédé la réunion, les études sur Pierre Landais, dont celle-ci forme le complément, dans la Revue du 15 novembre et du 1er décembre 1860.
  2. Contrat de mariage de Charles VIII et d’Anne de Bretagne. — Preuves de dom Morice, t. III, col. 715.
  3. Articles accordés aux Bretons par le roi sur la remontrance des trois états, 7 juillet 1492. — Preuves de dom Morice, t. III, col. 728.
  4. Nom donné à une terrasse du château attenante à la chapelle.
  5. La mort de Charles VIII est du 17 avril 1498 ; l’engagement d’Anne de Bretagne est du 18 août. — Voyez les Preuves de dom Morice, t. III, col. 794.
  6. Traité de mariage entre Louis XII et Anne de Bretagne, du 7 janvier 1498. Preuves de dom Morice, t. III, col. 813.
  7. Voyez le texte de ces articles dans les Preuves de dom Morice, t. III, col. 815.
  8. Traité de mariage de François de Valois avec Madame Claude de France, 26 mai 1500. — Preuves de dom Morice, t. III, col. 878.
  9. Don du duché de Bretaigne fait à vie par la reine Claude au roi François Ier, du 22 avril 1515. — Preuves de dom Morice, t. III, col. 939.
  10. Histoire de Bretaigne, liv. XII, ch. 69.
  11. Histoire de dom Taillandier, liv. XVII, p. 251.
  12. Histoire de Bretaigne, liv. XII, ch. 70.
  13. Voyez l’édit de François Ier et l’acte intitulé Confirmation des privilèges de Bretagne, août 1532. — Preuvesvde dom Morice, t. III col. 999 et suiv.
  14. Lorsque le duc d’Étampes, pour dérober la maison de la vicomtesse de Rohan à la rigueur des premiers édits qui interdisaient l’exercice du culte protestant dans le royaume, demanda à cette dame la liste de ses serviteurs personnels, elle en produisit une comprenant les noms de la plus grande partie de ses vassaux. le gouverneur se récriant sur l’invraisemblance d’un chiffre aussi manifestement exagéré, la vicomtesse répondit avec hauteur qu’un tel nombre de serviteurs ne pouvait étonner pour la fille d’un roi et une si grande dame qu’elle était. — Ce que je dis sur la réforme est tiré de l’histoire manuscrite de Crevain Histoire du Calvinisme en Bretagne). Ce travail, auquel dom Taillandier n’a emprunté que quelques citations, fait le pendant du piquant et beaucoup plus spirituel manuscrit du chanoine Moreau, conseiller au présidial de Quimper Histoire de la Ligue en Cornouaille), récemment publié à Saint-Brieuc par les soins de M. le Bastard du Mesmeur.
  15. Histoire de Bretagne ; par dom Taillandier, liv. XIX ; — Histoire de la Ligue en Cornouaille, par le chanoine Moreau, p. XXXV.
  16. M. Audren de Kerdrel, Revue de Bretagne, t. II, 6e livraison ; Nantes 1857.
  17. « Dieu suscita les traits de son courroux sur son peuple en faisant un exemplaire chastiment, in virgâ ferreâ, et fit aussi en Cornouaille un monde nouveau en petit nombre et comme un séminaire du futur, avec tant de désolation que telle paroisse où il y avoit avant la guerre plus de 1,200 communians à Pasques, sans comprendre autant d’enfans qui n’avoient encore atteint l’âge, l’année de la paix qui fut en 1597 il ne s’en trouvoit pas douze, et ainsi par toutes les paroisses, entre autres celles qui estoient éloignées des villes et places de retraite… Bonne partie du menu peuple moururent de nécessités, sans qu’il y eust moyen de les soulager à cause de la ruine générale et dépopulation des champs par les gens de guerre ; et fut la misère si grande ès-quatre années par les quatre fléaux de Dieu, guerre, peste, famine et bestes farouches,… que la guerre apporta la famine, puis la peste, à ce qui échappoit à la cruauté des soldats ou plutost des brigands, si bien que les pauvres gens n’avoient pour retraite que les buissons où ils languissoient pour quelques jours, mangeant de la vinette et autres herbages aigrets, et même n’ayant moyen de faire aucun feu, crainte d’estre découverts par la fumée. Et ainsi mouraient dedans les parcs et fossés, où les loups, les trouvant morts, s’accoutumèrent si bien à la chair humaine, que dans la suite, pendant l’espace de sept ou huit ans, ils attaquèrent les hommes même armés, et personne n’osoit aller seul. Quant aux femmes et enfans, il les falloit enfermer, car si quelqu’un ouvrait la porte, il estoit le plus souvent happé jusque dans la maison. » — Moreau, Histoire des guerres de la Ligue en Bretagne et particulièrement en Cornouaille, p. 336 et suiv.
  18. Dans sa savante Histoire de la Milice et de la Commune de Nantes, M. Mellinet a relevé à leur date les innombrables violations de ses droits contre lesquelles dut protester la Bretagne durant le cours de deux siècles, et démontré l’incompatibilité radicale qui se révélait chaque jour entre la monarchie absolue et les institutions bretonnes.
  19. Le véritable nom du commandant de la Cordelière, grande nef construite à Morlaix en 1506, est Hervé de Portzmoguer. L’orthographe en a été défigurée par Alain Bouchart, et depuis par ses copistes, d’Argentré et dom Lobineau.
  20. On sait que le père de Descartes était conseiller au parlement de Rennes, et que si Jeanne Brochart, sa mère, alla faire ses couches en Touraine, ce fut afin de mettre l’enfant qu’elle portait dans son sein en mesure d’acquérir l’une de ces douze charges dites françaises ajoutées par Henri II au parlement de Bretagne, et qui jusqu’à 1789 ont toujours été achetées à un prix fort inférieur à celui des charges bretonnes. — Voyez De la Porte, Recherches sur la Bretagne, t. Ier, p. 433.
  21. Il est vrai que lorsque les membres des états se permettaient de prendre leur rôle au sérieux, le gouverneur de la province avait des moyens fort efficaces pour les rappeler au respect du à la volonté royale. « Nous avions résolu, écrit le duc de Chaulnes à Colbert en janvier 1673, de chasser deux gentilshommes qui s’étaient distingués dans le corps de la noblesse par des discours trop pathétiques sur l’état de cette province. Je l’exécutai hier matin, et, les ayant fait venir chez moi, je leur ordonnai de se retirer de cette assemblée, et les fis sortir de cette ville dans mon carrosse, avec un officier suivi de six de mes gardes. Cette action a été soutenue de toute l’autorité que le roi m’a commise, et la journée d’hier se passa en trois députations pour le retour de ces gentilshommes. Nous nous servîmes de ces députations pour faire craindre aux états que s’ils ne délibéraient promptement sur le don du roi et sans aucune condition, nous nous en désisterions, parce que la gloire du roi souffrirait trop de mendier, ce semble, un don plus glorieux à faire qu’utile à recevoir, et après nous être expliqués sur l’obéissance aveugle que l’on devait avoir à toutes les volontés de sa majesté, les états nous ont député ce matin pour la supplier de vouloir accepter les 2,000,000 livres que nous avons eu ordre de demander. Cette délibération a passé tout d’une voix et sans condition. » — Correspondance administrative sous Louis XIV, t. Ier, p. 537.
  22. Mémoire de M. de Nointel, dans l'État de la France publié par le comte de Boulainvilliers, t. V.
  23. Lettres de Mme de Sévigné, juillet 1673 à novembre 1675.
  24. « Pendant que la duchesse de Chaulnes traversait dans son carrosse le faubourg de la rue Haute, une troupe de peuple entoure sa voiture et l’empêche d’avancer. La duchesse surprise met la tête à la portière et demande ce que cela signifie et ce que l’on désire. « Nous venons, madame, vous demander une grâce, lui répondent les personnes les plus’ voisines ; nous venons vous prier de vouloir bien nommer un enfant. — Bien volontiers, » répond la duchesse, qui aussitôt ouvre sa portière. Et immédiatement une puante charogne de chat pourri, lancée du milieu du groupe par une main vigoureuse, vient tomber sur les genoux de Mme de Chaulnes. « Tïens, vilaine bossue, voilà l’enfant qu’on veut te donner à nommer : le voilà ! » à la vue de cette insolence, les gens de la duchesse se mettent en posture de la défendre contre de nouvelles insultes ; la populace s’imagine qu’on va l’attaquer, et un coup de fusil parti de ses rangs va briser l’épaule du page de Mme de Chaulnes. » La Révolte du papier timbré, advenue en Bretagne en 1678, par M. A. de La Borderie.
  25. La Ronde du Papier timbré et le Code-Paysan, rédigés par les confédérés des quatorze paroisses du sud de la Cornouaille, sont au nombre des monumens les plus originaux de cette insurrection rurale dont M. de La Borderie a fait connaître le premier les vastes proportions et le véritable caractère. Il court dans cette ronde sanglante une sorte de souffle épique. J’en citerai seulement quelques vers littéralement traduits, où se révèle la vie nationale de la Bretagne avec ses aspirations et ses regrets :
    « Quelle nouvelle en Bretagne ? Que de bruit ! que de fumée !
    « — Le cheval du roi, quoique boiteux, vient d’être ferré de neuf ;
    « Il va porter en Basse-Bretagne le papier timbré et les scellés.
    « La bourse du roi, profonde comme la mer, comme l’enfer est toujours béante.
    « Quel équipage a le roi ! quelle noblesse ! quelle armée !
    « Or en leur première arrivée en ce pays ils étaient vêtus de haillons, maigres comme des feuilles sèches,
    « Nez longs, grands yeux, joues pâles et décharnées ;
    « Leurs jambes étaient des bâtons de barrières, et leurs genoux des nœuds de fagots ;
    « Mais ils ne furent pas longtemps au pays sans qu’ils ne changeassent, nos messieurs :
    « Habits de velours à passementeries, bas de soie, et brodés encore !
    « Face arrondie, trogne avinée, petits yeux vifs et égrillards.
    « Il en avait coûté à nos bourses de faire requinquer ces gaillards-là !…
    « Mes amis, si ce n’est pas faux ce que racontent les vieillards,
    « Du temps de la duchesse Anne on ne nous traitait pas ainsi ! »
  26. La commune de Combrit, arrondissement de Quimper.
  27. Journal manuscrit de M. de La Courneuve.
  28. Lettre à Mme de Grignan du 30 octobre 1675.
  29. Journal de Du Chemin, 13 décembre 1676, cité par M. de La Borderie, p. 192. Voyez aussi le Journal du procureur Morel, ibid.
  30. Lettre du 30 octobre 1675.
  31. Lettre du 27 novembre 1675.
  32. Les lettres-patentes du roi portant amnistie exceptèrent de cette mesure cent soixante-quatre personnes, réparties entre cinquante-huit villes ou paroisses rurales de la province.
  33. M. Pitre-Chevalier, la Bretagne moderne, ch. 1er, p. 41.
  34. Le gouvernement nominal de la Bretagne était aux mains du comte de Toulouse, qui n’y parut jamais de sa personne.
  35. M. de La Borderie a donné, d’après le journal inédit du président de Robien, le texte même de l’acte de 1710, que Lémontey n’a point connu, et dont il a parlé avec inexactitude dans son Histoire de la Régence.
  36. M. Du Chatellier, Histoire de la Révolution dans les départemens de l’ancienne Bretagne, tome Ier, page 16.