La Nation canadienne/07

CHAPITRE VII

MALGRÉ LA RÉPRESSION, LES CANADIENS PROGRESSENT.
RÉGIME DE L’UNION DES PROVINCES (1840-1867).

Si, à l’encontre de sir John Cobourne, lord Durham, homme sensible à la pitié, avait été bénin dans la répression matérielle, il s’était montré fort sévère envers les Canadiens dans les conclusions du rapport dont il avait été chargé.

Elles étaient entièrement conformes, quant à l’organisation politique à adopter, aux idées et aux désirs des ennemis les plus acharnés des Français : « Fixer pour toujours le caractère national de la Province, lui imprimer celui de l’Empire britannique, celui de la nation puissante qui, à une époque peu éloignée, dominera dans toute l’Amérique septentrionale ! » Tel était le but qu’il fallait viser. Le moyen c’était : « la nécessité de confier l’autorité supérieure à la population anglaise, » le Bas-Canada devant être « gouverné par l’esprit anglais[1] ». En un mot, c était l’asservissement politique des Canadiens !

Le projet de constitution soumis au Parlement anglais fut entièrement rédigé selon ces vues. Il décrétait :

La réunion des deux provinces sous un seul gouvernement ;

Égalité de représentation pour chacune d elles dans le Parlement provincial ;

Partage des dettes ; et usage de la langue anglaise seul admis dans la procédure parlementaire.

Chacun des articles de cette constitution était une injustice voulue envers les Canadiens.

Injustice l’égalité de représentation de deux provinces si inégales par le chiffre de leur population ! la province française comptant 600,000 âmes tandis que sa rivale n’en avait que 400,000.

Injustice encore cette proscription de la langue française dans une Assemblée dont la moitié des membres pouvait ignorer l’anglais.

Injustice suprême enfin, sous son apparence d’équité, ce prétendu partage des dettes. Singulier euphémisme que ce terme de partage quand la dette de la province anglaise s’élevait à 27 millions de francs, tandis que l’autre n’en avait aucune ! Partager, c’était en réalité dépouiller la province française, c’était prendre l’argent canadien pour solder les dépenses anglaises [2].

Ce projet inique fut voté par le Parlement anglais, nais non sans y rencontrer, surtout dans la Chambre les lords, de généreuses oppositions.

Lord Ellenborough trouvait que « c’était mettre la grande majorité du peuple du Bas-Canada, sous la domination absolue de la majorité des Haut-Canadiens ; c’était punir toute une population pour la faute d’une petite portion de cette population ». Il ajoutait : « Si l’on veut priver les Canadiens français d’un gouvernement représentatif, il vaudrait mieux le faire d’une manière ouverte et franche, que de chercher à établir un système de gouvernement sur une base que tout le monde s’accorde à qualifier de fraude électorale. Ce n’est pas dans l’Amérique du Nord qu’on peut en imposer aux hommes par un faux semblant de gouvernement représentatif. »

Lord Gosford, qui connaissait les Canadiens, puisqu’il avait été leur gouverneur en 1836. considérait l’union des provinces, telle qu’elle était proposée, comme un acte des plus injustes et des plus tyranniques ». Il lui reprochait de livrer, en la noyant, la population française à ceux qui, sans cause, lui ont montré tant de haine ». Il déclarait enfin que tant qu’il vivrait il espérait « n’approuver jamais une mesure fondée sur l’injustice[3]. »

Telle était l’opinion des Anglais éclairés et justes sur la constitution imposée aux Canadiens. Avec quels sentiments ceux-ci pouvaient-ils accueillir cette œuvre d’oppression et de vengeance ? Quels funestes résultats ne devaient-ils pas en attendre, et quelle devait être leur conduite ?

« L’avenir, dit un historien canadien, M. Turcotte, se montrait à nos compatriotes couvert de sombres nuages. Leurs institutions et leur nationalité semblaient menacées plus que jamais. Pour conjurer l’orage ils vont suivre l’exemple donné par leurs ancêtres dans les moments critiques, et resserreront entre eux les liens de l’union la plus parfaite. Ils contraindront enfin leurs adversaires à leur rendre justice. À mesure que la race anglaise viendra en contact avec les Canadiens, elle reconnaîtra la magnanimité de leur caractère, leur grandeur d’âme, et ses préjugés d’autrefois disparaîtront peu à peu… La politique ancienne fera place à une politique plus juste, plus modérée ; les chefs de chaque parti, parmi les Canadiens et les Anglais, se donneront la main et formeront des coalitions puissantes. On verra alors les descendants des deux grandes nations qui président à la civilisation du monde, fraterniser ensemble et réunir leurs efforts pour procurer le bien-être et la prospérité au pays[4]. »

Tel est le résumé de l’histoire de l’Union. Elle nous montrera que les Canadiens surent reconquérir un à un tous les avantages dont on avait voulu les priver.

Le gouvernement débutait pourtant contre eux d’une façon systématiquement hostile. Aucun nom Français ne figurait dans le ministère que choisit le gouverneur, lord Sydenham. Injustice voulue qui ne tarda pas à être réparée ; l’année suivante, le successeur de Sydenham, sir Charles Bagot, appelait au ministère un homme qui devait exercer sur la politique de son temps une influence prolongée et salutaire, M. Lafontaine.

C’était un premier succès, mais les Canadiens ne s’en tinrent pas là, et malgré le mauvais vouloir d’un nouveau gouverneur, lord Metcalfe, qui dirige systématiquement contre eux toutes les mesures gouvernementales, emploie en faveur de la province anglaise tous les fonds votés pour les travaux publics, donne aux protestants les revenus des biens confisqués aux Jésuites, accorde aux Anglais victimes de l’insurrection de 1837 des indemnités qu’il refuse aux Canadiens, et écarte du ministère M. Lafontaine, — malgré toutes ces vexations et toutes ces injustices, les Canadiens ne cessent d’accroître leur influence, jusqu’au jour, resté béni dans leur mémoire, où leur arrive enfin un gouverneur vraiment impartial et vraiment généreux, l’un des plus illustres qui aient gouverné le Canada : lord Elgin.

C’est en 1847 que lord Elgin prend le gouvernement. Son premier acte est de faire rentrer au ministère M. Lafontaine ; puis, à la session de 1849, prenant la parole en français, il annonce solennellement à l’assemblée le vote, par le Parlement impérial, d’un amendement à la Constitution qui rétablit l’usage de la langue française comme langue officielle. Les Canadiens cessent d’être ces parias qu’on veut « balayer de la surface de la terre ». Les partis recherchent au contraire leur appui : ce sont des alliés dont on a besoin et qu’on flatte.

Ce n’étaient pas là les résultats que leurs ennemis avaient attendus. « Quoi donc, s’écriait en 1849, dans l’Assemblée législative, sir Allan Mac Nab, l’Union a été faite dans le seul but de réduire les Canadiens français sous une domination anglaise, et l’on obtiendrait l’effet contraire ! Ceux qu’on voulait écraser dominent ; ceux en faveur de qui l’Union a été faite sont les serfs des autres[5] ! »

Cette Union, tant demandée, ne valait plus rien, et c’est aux cris de : Pas de papisme ! Plus de domination française ! que les plus fanatiques réclamaient son rappel.

La clause elle-même de la représentation égale des provinces, tant sollicitée autrefois, on la répudiait aujourd’hui : les circonstances l’avaient rendue favorable aux Canadiens français. L’inégalité de population s’était en effet renversée. Une émigration considérable d’hommes de langue anglaise s’était tout à coup abattue sur le Haut-Canada. La seule année 1846-1847 y avait amené plus de 100,000 Irlandais fuyant en bloc les horreurs de la famine qui sévissait dans leur pays. Des clans entiers arrivaient aussi d’Écosse, conduits quelquefois par leurs seigneurs eux-mêmes. Ce fut une véritable invasion ; la population de langue anglaise s’en trouva tout à coup accrue dans des proportions considérables et dépassa le chiffre de la population française du bas-Canada.

De ce jour, cessa l’enthousiasme des Anglais pour la représentation égale des provinces. Une mesure qui leur avait paru excellente quand elle était en leur faveur, leur sembla détestable quand elle tourna à leur détriment, et la devise : « Représentation suivant la population », devint le mot d’ordre de toute agitation politique.

Les libéraux avancés du Haut-Canada, les Clear-Grits, se montraient les plus acharnés contre les Canadiens. L’un d’eux, M. Mac Dougal, durant la session de 1861, menaçait de « s’adresser au Parlement impérial pour lui dire que les Haut-Canadiens gémissaient sous la domination d’une race étrangère et d’une religion qui n’est pas celle de l’Empire… » Il ajoutait comme un avertissement ou une menace à l’Angleterre : « Si à nos maux et aux difficultés actuelles venait se joindre un refus d’être écoutés du gouvernement impérial, il n’y aurait pas d’autre alternative que de porter les yeux sur Washington [6] !

Ces Clear-Grits vraiment ne doutaient de rien et prétendaient tout régenter, même la métropole. Un ministre canadien, M. Cartier, répondit devant l’Assemblée d’une façon spirituelle à leurs réclamations : « L’Union, disait-il, avait fonctionné alors que le Bas-Canada avait 250,000 habitants de plus que l’autre province, et le même nombre de représentants. Pour que les choses restassent dans la justice, ne devait-on pas attendre, avant de demander un changement, que le Haut-Canada eût à son tour 250,000 habitants de plus que la province sœur ? Or, il ne la dépassait que de 200,000. Il fallait donc encore une augmentation de 50,000 âmes, à moins que l’on ne considérât que 200,000 Clear-Grits valaient au moins 250 000 Canadiens ! »

Les réclamations des Clear-Grits devenaient tellement pressantes, la résistance des Canadiens était de son côté si vigoureuse, et la force de chacun des partis se balançait d’une façon si égale, qu’il était devenu impossible aux gouverneurs de constituer un ministère. Les crises gouvernementales se suivaient et les ministres succédaient aux ministres. En trois ans (de 1857 à 1860), quatre ministères avaient été renversés et deux élections générales avaient eu lieu sans rétablir l’harmonie.

Il fallait aviser à sortir de cette embarrassante situation. C’est alors que M. John A. Macdonald, membre de l’un des derniers cabinets renversés, émit l’idée de rendre la liberté à chacune des provinces rivales, de rompre le lien d’union qui enchaînaît ainsi, malgré elles, l’une à l’autre ces deux sœurs ennemies, et de le remplacer par le lien plus souple et moins étroit d’une confédération.

L’idée se généralisait même et l’on proposait d’inviter toutes les colonies anglaises de l’Amérique du Nord à entrer dans la nouvelle combinaison. Un ministère de conciliation parvient en 1863 à se former sur ce projet. Sur l’initiative de M. John A. Macdonald, redevenu ministre, une conférence, composée des représentants des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve, réunis à ceux du Canada, s’assemble à Québec, et présidée par un ministre canadien-français, M. Étienne Taché, elle pose les bases d’une entente commune. Dans la session de 1865 enfin, le projet élaboré reçoit à la fois la sanction du Parlement canadien et celle du gouvernement anglais qui, par la bouche du ministre des colonies, M. Caldwell, faisait connaître qu’il était tout prêt à l’appuyer.

L’opinion publique elle-même lui était partout favorable : le désir commun des Français et des Anglais du Canada était de sortir de cette promiscuité forcée, à laquelle les contraignait la constitution de l’Union, et à laquelle répugnaient également de part et d’autre leur caractère, leurs goûts, leurs idées et leurs croyances.

Après la session de 1865, quatre ministres canadiens, MM. John A. Macdonald, Cartier. Brown et Galt, furent envoyés en Angleterre pour régler les choses d’une façon définitive avec le gouvernement impérial. Les colonies de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick agissaient de même en 1866, et l’année suivante le Parlement impérial donnait, par un vote du ler mars 1807, son approbation à la Confédération des colonies anglaises de l’Amérique du Nord.

Le 29 mars, la nouvelle constitution recevait la sanction royale, et le 1er juillet, elle était proclamée au Canada, au milieu des réjouissances publiques. Lord Monck, gouverneur depuis 1861. restait gouverneur général de la Confédération ; M. John A. Macdonald, qu’on pourrait appeler le père de la Constitution, devenait premier ministre fédéral : son collègue canadien, M. E. Cartier, premier ministre de la province de Québec.

L’Union avait vécu, et elle avait manqué son but, les Canadiens en sortaient plus forts qu’ils n’y étaient entrés. La province française prenait place, non plus comme une proscrite qu’on méprise, mais comme une égale qu’on respecte, dans ce nouvel État dont deux Canadiens. MM. E. Taché et Cartier, avaient été deux des principaux créateurs.

    ment avec une dette de 5 millions 458 mille dollars, qui il avait contractée en exécutions de grands travaux publics. Voilà le fardeau que le Bas-Canada était appelé à partager avec la province sœur. Partage vraiment fraternel en effet !

  1. Voy. dans Garneau, Histoire du Canada, t. III, p. 372 et suiv., de longs extraits de ce rapport.
  2. En 1840, le revenu du Bas-Canada s’élevait à 166,000 livres sterling ; il n’avait pas de dette.

    Le revenu du Haut-Canada était de 75,000 livres sterling seule-

  3. Longs extraits de ces discours, dans Garneau, t. III. p. 383 et suiv.
  4. Turcotte, le Canada sous l’Union. Québec, 2 vol, in-18.
  5. Turcotte, t.II, p. 98.
  6. Turcotte, t.II, p. 412.