La Naissance du poème


La Naissance du Poème[1]

MÉMOIRES D’UNE VIE D’ESPRIT
Souvenir inédits.
par
Charles Maurras


I

Le secret.

.

S’il m’était offert de revivre une de mes heures passées, je n’hésiterais pas à choisir ma petite enfance. Aussi loin que j’y peux descendre, seul désormais, sans le secours des mémoires qui sont éteintes, je vois de beaux jours filés d’or que l’hiver même éclaire d’un soleil luysant, cler et beau que nul printemps ne me ramène. Des saveurs, des parfums, des contacts de toutes les choses se dégage l’esprit de la surabondance accordé au jeune désir. L’événement et le souhait, la réalité et le rêve s’y tiennent et s’y suivent par des liens délicats qui ne rompent jamais : tout a son sens, son lustre. Ah ! comme dit le Grec optimiste, il était bon et doux de voir la lumière ! Pour l’amertume que cette douceur recouvre, elle compte pour rien quand elle est bien cachée : je dois dire qu’elle le fut supérieurement pendant ces années de délices.

Un mot dira tout : mes yeux s’ouvrent, et le monde visible verse en se révélant je ne sais quelle fête de surprise enchantée. Quelquefois, et je le vois bien, mes bons parents me raillent pour l’impatiente avidité de ma joie, mais à d’autres moments cela fait dire à leur tendresse que « le petit est intelligent ». Pas du tout. Il veut vivre, s’emparer, s’assurer d’une multitude de biens. Il est tout yeux, tout âme pour les astres, la mer, les prairies, les vergers, les vignes et les blés, un peu ivre de tout ce que lui manifestent la terre et le ciel.

Mais, de ces douces félicités du regard il n’y en a pas une que je puisse revoir ni me rappeler en silence. Même aujourd’hui, elles reviennent comme elles m’arrivèrent, précédées et suivies d’une mélodie continue ; chacun des mouvements que je surprends ou j’imagine sur le palier supérieur où marchent les grandes personnes affecte aussi les apparences d’un chœur perpétuel, soutenu de concerts qui ne s’arrêtent pas. Autant l’avouer tout de suite : je rêve de la vie comme d’une salle de bal, et n’ai pas souvenir d’une seule minute où ma joie et ma peine aient cessé de dépendre de la rumeur chantante qui se noue, se dénoue, autour de mon berceau ou de mon petit lit.

Tout à fait différent en ceci de ma mère, grande liseuse, mais qui fredonnait à peine, mon père était véritablement possédé de la danse et du chant. Il m’avait annoncé l’arrivée de mon jeune frère en chantant et en dansant. Mon frère aîné étant mort avant ma naissance, j’avais les mœurs du fils unique et regardais d’un œil jaloux le petit rival nouveau-né : que de caresses maternelles perdues pour moi ! Mon père me prenait la main : « Allons, viens, disait-il, nous sommes les hommes ! » Si je traînais un peu, il me faisait sauter et rire au moyen d’une vieille petite chanson que j’ai retrouvée depuis dans l’Itinéraire (les demoiselles Pengali, filles de notre consul à Zéa, la chantèrent en grec pour M. de Chateaubriand) :

Ah ! vous dirai-je, maman,
Ce qui cause mon tourment…

Tels ont été mes premiers pas dans les jardins et dans les vergers de Martigues, grâce à l’humeur génieuse et gaie que me montrait mon père. De condition modeste et de profession sédentaire, il formait un type accompli du petit fonctionnaire très appliqué à des devoirs que l’amour du bien public ennoblit, mais non moins passionné pour les livres, les arts et tous les autres jeux et délassements de l’esprit. Il avait couru la France, visité Londres, revu souvent Paris, rapporté les idées générales qui stimulaient encore son désir de se cultiver. J’ai été surpris de vérifier dans ce qui me reste de sa correspondance à quel point lui étaient présents son Racine, son La Fontaine, son Voltaire ! Le sens du plaisir et le goût d’apprendre se rencontraient en lui au point de se confondre. « J’étudie toujours », disait-il. Si je dois à ma mère ce que j’ai de sérieux et de volonté, je tiens de lui le goût de voir et de savoir, et, en général, ce qui se rapporte au sentir. La passion des petits vers me vient aussi de lui. Il en rimait à l’occasion pour fêtes, anniversaires ou mariages. J’ai retrouvé six strophes délicates et tendres composées pour ma mère au moment de leurs fiançailles. Il avait cinquante-trois ans.

Sa vivacité naturelle, unie à la passion de la vie de société, recouvrait certain fond grave, même triste, du caractère et lui imprimait ce tour aimable, enjoué, que l’on voyait seul. Il n’était pas né dans notre petite ville. Avant même qu’il s’y mariât, le pays lui avait plu par l’accent généreux de vitalité souriante que, jadis, les Provençaux de la Renaissance ont beaucoup remarqué dans ce curieux centre de jeux et de travaux, de musique et de poésie, enfoncé et perdu dans la solitude palustre. Un murmure de fête heureuse ne s’en est jamais évanoui tout à fait.

Était-ce que mon père voulût me le transmettre comme un hôte fidèle et un fils adoptif pieux, était-ce seulement qu’il suivît sa nature, sa chanson ne s’arrêtait pas. Le sacré, le profane, tout ce qui se module à l’église ou à l’opéra, français, latin, provençal, ou méli-mélo des trois langues, il sait tout, n’oublie rien, et, du même esprit libéral qui donne aux pauvres et qui rend service aux passants, il confie ce mouvement d’une âme sonore à l’oreille de son enfant émerveillé. De vieux sang provençal, noueux comme nos chênes, sensible et ondoyant comme nos tamaris, l’antiquité l’eût reconnu pour un véritable Ligure, peuple si musicien qu’on avait donné son nom à la Muse. Que de petits et de grands airs, rencontrés par la suite, m’ont fait penser à lui qui me les chanta le premier ! Le temps lui a manqué pour entreprendre l’éducation qu’il rêvait et la pousser méthodiquement dans toutes ses voies, mais je conserve l’enchantement et le charme confus de son rythme incarné qui m’appelait et m’attirait vers les hauteurs mystérieuses qu’il me faudrait atteindre au fur et à mesure que je grandirais.

Cette impression ne faisait qu’un avec l’ample douceur de la tendre lumière dont je me sentis enveloppé aussi longtemps qu’il fut là, c’est-à-dire pendant mes six premières années. Tout ce que l’on m’a dit de la vigueur de son esprit, tout ce que me redisent de la gravité latine de son visage quatre ou cinq portraits conservés n’y pourra vraiment rien, et non pas même mon souvenir direct de ce que j’appelai sa « figure du bureau », car cette image un peu durcie ne me revient que chargée, éclairée d’un sourire et d’une cadence dont la forme s’accorde avec celle qui a flotté tout au fond des pensées de mon jeune frère, orphelin au berceau, qui ne manquait pas de répondre à qui lui demandait ce qu’il se rappelait de son pauvre père : « Il me chantait et il me dansait ».

Dans le grand deuil, les voix de la maison ne se taisent pas. Dès la belle saison que nous passons à Roquevaire, je retrouve mon vieux Marius, emballeur de son état et notre fermier à ses heures. Il me mène partout. Je ne le quitte pas. Nous suivons dans les champs les jeunes cueilleuses de câpres qui amassent leurs dots en récoltant le bouton vert. Nous dansons pieds nus dans la cuve où les vendangeurs apportent leurs grappes de toute couleur. Après les festins de moissons où ma mère m’envoie pour répondre aux invitations des voisins, quand, sur l’aire odorante, j’ai fini de conter mon histoire romaine et mon histoire sainte aux vieux paysans émerveillés, c’est Marius qui me ramène, et nos pas sont scandés comme l’était la danse par le chant vigoureux qu’il lance à pleine voix au cœur de la nuit. S’il s’assoit pour tresser les oignons et les aulx sur la terre ameublie de nos bosquets de Saint Estève ou, dans son échauguette obscure, pour clouer en cadence les cassetins de figue sèche parsemés d’immortelles et de lauriers, Marius continue son inextinguible chanson. Je n’en perds pas une syllabe, et le demi-siècle écoulé n’a pas éteint certaine vibration du vitrage aux roulades de la romance qu’il a rapportée de Toulouse où il a été voltigeur :

Enfants de la même chaumière

La voix qui lui répond est plus ancienne encore. C’est notre vieille bonne, celle qui m’a reçu dans son tablier, comme elle dit, le jour de ma naissance, et qui, ce jour-là, comme tous les autres, fit avouer à l’auditoire résigné que « Sophie est en chant ». Le chant ne cessait guère que lorsqu’il lui fallait écouter la lecture d’une recette de cuisine : elle chaussait alors de grandes lunettes de fer sous lesquelles son œil rapide rayonnait un magnifique esprit d’illettrée qui happait et conservait tout. Partie à quinze ans de ses montagnes du Diois, elle est venue jusqu’à la Mer de pays en pays, de condition en condition, et, en route, elle a ramassé tout ce qui se dit et se chante. Je l’ai recueilli de sa bouche. Si je connais quelque chose de ma Provence, je le dois presque tout entier à Sophie. Elle en sait plus long que tous les savants. Son répertoire est inépuisable. Quand il n’y en a plus, elle mêle et invente. J’entends encore un certain pot-pourri sur les variations de la température :

Il tombe de la neizou[2].


qui finissait par une ritournelle de ce Cantique de la Passion, descendu de l’orgue de l’église à l’orgue de la rue, qui scandait notre ronde pour le bûcher de Carnaval :

Adiéu paure, adiéu paure
Adieu, pauvre Carmentrant…

Cela m’a été bien utile, vingt ans plus tard. Sans ce vieux souvenir, quel air juste eussè-je adapté à la « complainte » de Laforgue :

Tu t’en vas et tu nous laisses
Tu nous quittes et tu t’en vas ?

Une fille plus jeune nous gardait dans les mois d’été. Comme elle était issue d’un républicain forcené, victime du Deux-décembre, je ne tardai point à connaître quelques-uns des couplets qui couraient le pays depuis la Guerre et la Commune :

Bismarck, si tu continues

et surtout les chants politiques inspirés de la résistance à l’ordre moral :

À bas les Philippistes
Et les Bonapartistes !
À bas la royauté,
Vive la Liberté !

Mais ces fureurs n’empêchaient point ma douce Émilie de m’inculquer d’autres paroles qui ouvraient les portes du rêve :

Ma sandelle est morte
Ze n’ai plus de feu,
Ouvre-moi ta porte
Pour l’amour de Dieu…

Émilie soupirait aussi, chantant et mimant avec grâce :

Madame à sa tour monte…

Ou, plus passionnément :

Mon paze, mon beau paze,
Quel nouvelle apportez ?

Ainsi de la cuisine à la rue, au jardin, était guetté, reçu, accueilli, conservé tout ce qui courait ou rôdait, refrains nouveaux, refrains vieux et antiques ! Tout m’était bon, j’y mettais la seule condition, que parole et musique fussent, l’une et l’autre, bien claires. C’est de ces jours lointains qu’émergent en moi, pêle-mêle, le psaume provençal des pèlerins de la Sainte-Terre, partis chaussés de neuf, rapportant des souliers perdus, mais se sont régalés de fèves fraîches, de saucisson et de jambon « à la barbe du vieux Cambon » ; le cantique des Pénitents blancs qui vont devant et des pénitents bleus qui vont derrière ; l’absurde récitatif de l’oiseau de mer dont la mère est morte et que les prêtres vont enterrer ; l’Alleluia pour les maçons et tous les autres corps de métier ; ou cette vive et jolie ronde à laquelle Mistral adaptera plus tard les paroles sublimes du chant des aïeux : Isabeau — tes mollets — sont pleins de sciure — Isabeau — tes mollets — de sable sont pleins. À ces modulations populaires s’embrouillent naturellement quelques bribes de la Muette de Portici ou de Madame Angot. D’une façon ou de l’autre, voilà l’excitation et l’amusement préfèrés. De saison en saison, je me sens devenir un être dans le genre de Marius, qui ne parle, ne marche, ne boit, ne mange ni ne dort qu’aux allantes mesures de l’orchestre invisible qui lui fait cortège partout.

Mais s’il n’est pas de joie plus vive, il n’en est pas de plus secrète. Le langage parlé m’avait plu en raison de tous ses parce que suspendus à tous ses pourquoi : qu’il me rendait bavard ! Au contraire, le chant, l’humble chant naturel, celui qui ne jaillit que pour faire naître son inexplicable mélange d’ébriété fugace et d’équilibre satisfait, le chant par le mystère de la douceur peut-être, me tenait farouche et muet. La voix fausse ? Parbleu ! Mais l’oreille était juste, et je ne me contentais pas de garder précieusement pour moi les airs entendus, j’enfermais mon ravissement comme s’il eût souffert d’une inavouable pudeur.

Un jour du mois de Marie que nous nous amusions sur le Cours, une petite fille, qui était mon aînée d’un an ou deux et qu’on appelait, je crois, Dorothée, Thérèse ou Élisabeth, mais, en tout cas, Tistée, nous fit une distribution de lilas en fleur et de branches vertes qui devaient venir de l’église ; nous ayant rangés sur deux files, comme à la procession, elle commanda de chanter : Je suis chrétien, c’est là ma gloire. Une à une, timidement et puis à l’unisson, les voix obéissantes d’une dizaine de petits garçons s’élevèrent. Moi, je me tus. Il me paraissait suffisant de goûter à ce doux accord et d’admirer le juste mouvement des petites robes et des petites jambes dans le pas mesuré que prit notre colonne d’enfants musiciens. Tistée s’en aperçut. Elle fondit sur moi, griffe en l’air : « — À toi ! Et toi ? Tu ne chantes pas ? — Moi, non. Je ne veux pas… — Tu ne veux pas chanter Je suis chrétien ?… — Je ne veux pas. Pas, pas… — Eh bien, alors ! nous autres, nous ne te voulons pas »… Et la petite fanatique me chassa en disant bien haut que, lorsqu’ils seraient grands, ses jeunes compagnons sauraient toute chose, mais, pour n’avoir pas voulu chanter le Cantique, le seul Charles ne saurait rien.

De cette esplanade du Cours à la petite maison natale, située sur le quai, je rentrai seul, pensif et le cœur un peu gros. Cette malédiction me préoccupait. Quand je l’eus contée, non sans peine, ma mère, à ma surprise ne fit pas les gros yeux, mais elle sourit à demi. « Il était fâcheux, me dit-elle, d’avoir laissé voir son mauvais caractère en refusant de chanter. Je suis Chrétien était un très joli cantique, il serait bon de le savoir. Néanmoins, la petite Tistée avait exagéré : un enfant qui travaille bien et sur tout s’il est sage, peut devenir aussi savant que les autres, sans avoir chanté tous leurs airs… » Elle dit. Je sautai de joie, car la sentence était entendue au sens large. Je gardai l’habitude d’éviter de chanter, de me plaire follement à toute chanson et de n’en rien laisser percer.

Devenu homme, et puis vieil homme, et changé médiocrement, la belle musique religieuse a pu me secouer de la tête aux pieds et, plus tard, l’on a pu me chanter, de très près, des mélodies plus riches, plus libres, plus ardentes, plus compliquées ; l’implacable fidélité de mon souvenir auditif peut me permettre de reconstituer, point par point et nuance à nuance, tout ce que j’ai perçu des airs populaires de France et de Provence, le Chansonnier du Félibrige tout entier, le « J’ai perdu » d’Orphée ou « l’Amour, l’Amour » de Carmen, ou certaine Prière d’Elsa ; toujours cette effusion de bonheur et de joie a commencé par me sembler beaucoup trop pénétrante pour être avouée clairement. La douceur de son flot semblait heurter quelque défense de rocher, comme le seuil d’une volonté réticente, jalouse de le refouler ou de le couvrir. Plutôt que de trahir les délices de ma défaite, mon premier mouvement pour la tenir cachée eût été de la contester, de la nier même. Était-ce horreur de rien laisser voir d’un fond de nature essentiel ? Ou la vibration trop puissante menait-elle trop près de la source des larmes vers ces défaillances du cœur déjà estimées un peu « filles » par mes six ans de petit garçon sourcilleux ? L’excès de l’émotion m’inspirait-il la vague crainte de me laisser efféminer, comme autrefois les Grecs par la flûte lydienne ? Mais ils ne boudaient pas à la lyre, je boudais à l’orgue comme au piano. Tant il est vrai que ces explications ne règlent pas tout !

J’incline donc à demander s’il n’y eut point là comme l’obscur avis des préparatifs du destin. Une violente crise de déception approchait avec le moment où j’allais avoir à faire mon deuil de la carrière de voyages et de batailles sur la mer, que le souvenir de plusieurs des miens m’avait fait caresser dès l’enfance. Qui sait si, en organisant le silence et presque la honte sur toutes ces extases où me plongeait le mystère de la musique, d’instinctives prudences, de vigilantes charités ne tendaient pas à m’épargner un surcroît d’affreuse amertume ? Il était vraiment temps d’éloigner de mon cœur jusqu’à la pensée d’une ambition musicale ; j’étais en train de perdre, avec le véhicule organique des sons, tout moyen de me développer en ce sens.


II

Initiation.

Heureusement, rien de pareil n’aura gêné en moi le libre cours de la poésie. Je la connus d’aussi bonne heure que le chant. Je parle de la poésie sérieuse, celle du grand vers tragique, élégiaque ou lyrique, soumise à l’artifice fondamental de la rime, à ces douceurs du rythme qui me bouleversaient.

Deux des sœurs de ma mère me remplissaient d’admiration pour la beauté et la majesté de leur taille. L’aînée surtout, par la grâce de son visage, me ravissait. Mais ni l’une ni l’autre ne savait comme leur cadette, ma marraine, petite et qui boitait, me retenir indéfiniment attentif : il lui suffisait de se mettre à me déclamer une pièce étonnante intitulée Pigeon vole :


La lune m’entendra, la lune est une femme
Qui cherche quelque chose et qui parcourt les cieux.

Quand l’homme est endormi, la lune solitaire
Sème les champs de l’air de magiques couleurs ;
C’est la reine des nuits, c’est le dieu du mystère
Qui fait parler, le soir, les arbres et les fleurs.


« Avez-vous vu s’ouvrir un buisson de belles-de-nuit ? Avez-vous vu perler les premières étoiles ? » Je ne puis comparer qu’à ces éclosions naturelles l’effet magique du Nocturne en simili-lamartinien sur l’éveil de mon imagination consciente ! J’ai retrouvé, il y a peu, le texte complet de Pigeon vole, recopié sans nom d’auteur dans un beau cahier vert. Le poème, que je crois pouvoir imputer à Mme Anaïs Segalas, y figure à la suite d’une chronologie en alexandrins mnémoniques. Mais, bien avant la découverte et sans secours de mnémonie, ces grands vers avaient continué leur vie dans mon souvenir, ils n’avaient pas bougé des profondeurs auxquelles les avait déposés le débit mélancolique et grandiloquent de ma tante Félicité.

Je pouvais bien avoir quatre ans. Mais, à l’heure où j’écris, ai-je plus ? ai-je moins ? voici les syllabes chantantes qu’on égrène comme il me plaît. J’écoute, et redemande : « Pigeon vole, marraine, dis ? » Puis, attachant un œil stupide sur la rainure du parquet, je rumine ce que j’écoute avec un intérêt qui n’a d’égal que l’attention de mon petit chien blanc, le nommé Fidèle, qui ouvre des yeux tendres en remuant la queue. L’animal n’a de goût que pour l’alexandrin romantique. Quand, soucieuse de varier nos plaisirs, ma marraine prend le fablier et me fait faire la grosse voix pour imiter le loup : Tu la troubles, lui dit cette bête cruelle, Fidèle s’enfuit en hurlant.

Et moi, qui ai besoin de savoir clairement ce que chanter veut dire, voilà que je me livre à la grâce des vers sans me soucier beaucoup de leur sens. Ma jeune marraine, attentive aux liaisons grammaticales, m’avait fait prononcer le lou-pet-l’agneau : une rêverie nonchalante évoqua peu à peu un loup qui se serait appelé Pelagnau. Telle fut tout d’abord, l’insensibilité mallarméenne de mon cœur à tout ce qui n’était point la poésie pure. Henri Ghéon en sera triste, Albert Thibaudet réjoui. Mettons-les d’accord en disant que tel est le délicieux engourdissement que la langue des dieux insuffle à de jeunes cervelles dont on a cru remarquer la précocité.

Croyez-moi, même au prix de contresens de ce calibre, marraines, nourrices, mamans ne diront jamais trop de vers dorés aux enfants quand ils sont encore tout petits. La correction, la mise au point viendront à l’heure, et les erreurs grossières s’en iront quand il le faudra : quelque chose de bon, de doux et d’utile sera gagné.

Principalement, les belles personnes seront bonnes et sages de mêler de leur mieux l’accompagnement de la poésie au sillage de feu que leur splendeur nous laisse. Je n’oublierai jamais la visite que nous fîmes, mon père et moi, à une jeune institutrice adjointe, nouvellement promue, que l’inspecteur d’académie avait beaucoup recommandée à mes parents. Mlle Élise, souffrante et alitée, nous reçut dans sa chambre où elle était soignée par sa mère. Sur le seuil, je dus m’arrêter, le cœur suspendu. Qu’elle était belle ! Je ne voyais d’abord que les cheveux d’un châtain très foncé qui, tendant au noir absolu, se répandaient sur l’oreiller en ondes, boucles et anneaux d’une inépuisable magnificence. Elle m’appela, m’embrassa et, tandis que mon père l’écoutait et l’interrogeait, elle me souriait et jouait avec moi. Paroles et sourires la faisaient étinceler tout entière. Je m’accoutumai peu à peu. Bientôt, du front uni comme un croissant de marbre à la bouche décolorée dont la forme parfaite rendait la pâleur plut touchante, je me permis un long regard d’admiration, si fervent que j’aurais joint les mains de bonheur ! Alors, elle prit garde de ne pas nous laisser partir, que je n’eusse dit une fable et, comme j’en savais beaucoup, au premier signe de mon père, La Cigale et la Fourmi, Le Chêne et le Roseau succédèrent au Lou-Pelagneau. L’obscur désir de plaire secondait la politesse et la volonté d’obéir. Pour récompense, ma nouvelle amie me reprit dans ses bras et, m’ayant fait asseoir près d’elle, proposa de m’apprendre quelque chose d’encore plus joli que mes fables, ce qui me parut osé ou chanceux, bien que je fusse disposé à la croire les yeux fermés. Elle commença gravement :


À qui réserve-t-on ces apprêts meurtriers ?

Pour qui ces torches qu’on excite ?


Bien qu’une douce voix vibrante fit valoir le nombre enchanté, ce ne fut pas tout à fait clair aux premières rimes. Peu à peu l’histoire se dégagea, le sujet m’apparut, je vis s élever le bûcher, briller le feu du sacrifice et j’entendis pousser le cri de la Pucelle, dont les cheveux épars ne ressemblaient que trop à ceux que ma main caressait :


Ah ! pleure, fille infortunée,

Ta Jeunesse va se flétrir

Dans sa fleur trop tôt moissonnée !

Adieu, beau ciel, il faut mourir.


J’écoutais, je suivais, essayant de redire, l’esprit perdu, le cœur serré. Mlle Élise poursuivit son succès : elle fit apporter le petit livre de classe qui contenait ces vers et m’en fit présent, « pour quand je saurais lire ». J’ai gardé longtemps le petit cartonnage rosâtre et je l’ai perdu à grand regret, mais le meilleur demeurait en moi pour toujours : la vue et la pensée de la jeunesse endolorie et radieuse, le doux son de la voix que soulevaient pour la briser les enthousiasmes de la pitié, le ton d’autorité que la belle maîtresse d’école adolescente ajoutait aux célestes inflexions de la poésie. Si Casimir Delavigne eut le plus grand profit de cette journée, le mien n’était pas méprisable quand, mon livre à la main, je sautai à bas de ce lit, le cœur victorieux, ployant sous la dépouille et gonflé du trésor. La bien moins partagée fut la pauvre Mlle Élise. Que n’étais-je né peintre, statuaire ou meilleur poète ! Cette beauté couchée dans la grâce abattue de sa force dolente, ouvrant les horizons d’un lyrisme nouveau au petit garçon fasciné, méritait de partir pour l’une de ces maisons du ciel des étoiles d’où les noms de mortelles ne redescendent plus : du moins, que son fantôme évanoui recueille l’hommage malhabile de ma reconnaissance, tel que je me permis de le lui adresser sans mot dire, un peu moins de quarante ans plus tard, lorsque, dans un coin d’évêché, devenue vieille, non flétrie, mais un peu tournée en dévote, elle se fit, tant bien que mal, reconnaître à de longues paupières demi baissées sur les beaux yeux qui ne cessaient pas de briller !

L’initiation aux poètes ne fut pas ralentie par le grand deuil qui coupe en deux les paysages de mon enfance. Je devais approcher de l’âge de raison quand M. le curé doyen, qui fait aujourd’hui le plus bel évêque de France, chargea M. l’abbé (on nommait ainsi nos vicaires) de nous prévenir que mon tour arrivait de réciter au maître autel l’acte de consécration des enfants de mon âge et qu’il allait falloir m’apprendre, pour ce jour-là, l’Hymne de l’Enfant à son réveil :

Ô père qu’adore mon père,
Toi qu’on ne nomme qu’à genoux

Mais le volume qu’apportait M. l’abbé ressemblait à un catéchisme de quatre sous. Comme si elle eût compris mon dégoût secret, ma mère alla choisir, entre les livres de mon pauvre père, l’in-octavo original imprimé sur papier glacé par Fume et Pagnerre et vêtu d’un demi-reliure violette. C’est à même les Harmonies que fut ainsi apprise la première leçon. Bien que déjà fort en lecture, on me lisait, je suivais et je répétais. Mon goût avait un peu changé : le plaisir de l’élan et de la mesure se doublait de la fière joie de comprendre jusqu’à la fin. La pièce n’est pas des plus belles de Lamartine, mais les vers coulent bien d’accord sur les déclivités de l’esprit et du cœur. Un seul mot accrocha :

La chèvre s’attache au cytise…

Jusque-là, je rangeais sous le nom général de bouquet des collines ces tigelles que nos paysans nomment aubour ou sanjanet. Lorsque l’on m’eût fait voir et toucher des brins de cytise, je sus vite mon hymne et le récitai sans broncher, quoique, à la vérité, un peu vite, me fut-il dit.

J’avoue que ces vers pleins de grâce me laissaient un plaisir mêlé. Ils m’avertissaient un peu trop que le poète balançait son urne embaumée pour une main d’enfant comme moi. Comme tous les enfants, je n’aimais bien que ce qui pouvait convenir aux grandes personnes. Mais, depuis quelque temps, je savais où trouver et respirer l’essence de poésie vraie, pure d’affectation, libre de bégaiement ; je connaissais des vers qui, valant ceux des Harmonies pour la douceur des mots, les passaient par la force et l’intérêt du sens. On ne me les avait pas donnés à apprendre, il suffisait de les recueillir de temps à autre sur les lèvres de ma mère, et, sans oser les redemander comme ceux de ma petite marraine, ils revenaient assez souvent pour les savoir par cœur :


… Ô mon souverain Roi,

Me voici donc tremblante et seule devant toi…


Quand elle se voyait entendue, ma mère ajoutait pour m’amuser qu’elle avait joué dans Esther au pensionnat. Elle avait fait Aman, avec une longue barbe sous le menton : « Nous riions, nous riions… Quand on est jeune fille… » Elle me nommait ses amies, dont je connaissais quelques-unes, qui faisaient Mardochée, Assuérus, ou la jeune reine. À tous ces gracieux souvenirs, je préférais une reprise du texte sacré :


À ces vains ornements je préfère la cendre

Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre…


C’était dans notre cher jardin fermé de Saint-Estève, où tant de vie et de bonheur tint en si peu de place ! Il y a longtemps que nous avons quitté, vendu ce petit paradis, mais rien n’en peut chasser le murmure des récitations éloquentes, qui souvent commençaient dès que la première hirondelle se mettait à tourner de son vol d’âme en peine sur le ciel à demi éteint. Accoudés sur le banc de pierre qui fait face à la maisonnette du paysan, nous laissions la veillée se prolonger dans la nuit noire, jusqu’à ce que la voix du rossignol partie des tilleuls et des arbousiers emportât, comme une aile au pays de mes songes, cette prière des prières où ce qui m’échappait était, sûrement, le plus beau.

Esther ne connut de rivale que le matin de mon arrivée au collège catholique d’Aix. M. l’économe m’avait remis, entre autres livres de classe, un certain petit Choix de lectures graduées ; si bien « graduées » qu’il se terminait par le texte complet d’Athalie. Depuis que la dramaturgie de Berquin m’avait enchanté toute page en dialogue me tirait à elle comme un aimant : quel bonheur, une comédie ! Mon Choix fut ouvert par la fin, je m’enfonçai dans la comédie inconnue et, la cloche ayant sonné la fin de l’étude, je ne pus m’arracher au secret du grand prêtre, au destin de la reine impie, et menai tout ce monde dans la cour de récréation. Tant d’application inquiéta un de mes nouveaux camarades, le seul dont je fusse connu. Il accourut, me put me tirer de mon livre et s’en fut raconter que j’aurais tous les prix… Ainsi continuai-je à lire en paix jusqu’au coup de théâtre :


Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi.

...............

Seigneur, le temple est vide et n’a plus d’ennemis.

L’étranger est en fuite et le Juif est soumis !


Dénouement heureux, légitime et légitimiste, comme le dénouement de ma chère Odyssée ! Mais je n’avais vu l’Odyssée qu’à travers l’excellente traductrice Dacier. Ici, pures, libres, sans voiles, la pensée, la mesure employaient leur prestige direct à remuer mes puissances mystérieuses. Celui qui met un frein à la fureur des flots… Je crains Dieu, cher Abner… Quelle joie ! quelle sécurité dans la joie ! Adieu, pudeur, scrupules de la vague et profonde sensation musicale ! Pour la première fois depuis que je vis, que je sens, cette journée d’octobre 1876 me révèle la complète satisfaction de tout ce que je peux rouler d’idées claires. La poésie parfaite, affranchissant du trouble qu’elle a créé, en retient le plaisir, et mes curiosités portent en couronne ma joie.

Vous vous rappelez Fénelon : « J’ai vu un jeune prince, à huit ans, saisi de douleur à la vue du péril du petit Joas. Je l’ai vu impatient sur ce que le grand prêtre cachait à Joas, son nom et sa naissance. » La réaction est celle de tout jeune cœur bien placé.


III

l’erreur de jeunesse.

Comme tout le monde au collège, j’eus bientôt mon cahier de poésies : le Crucifix, Fantômes, le Lac, Louis XVIII, les deux Naissances du duc de Bordeaux y figuraient d’abord avec le Clairon, de Déroulède et les Souvenirs du peuple, de Béranger. À quel plaisir sincère pouvaient bien correspondre de tels mélanges ? Peut-être au sentiment qu’éveillait la matière héroïsée par le poète, religion de la patrie ou de la royauté, éblouissement du météore Napoléon, élans de piété, chant d’amour ou psaume de mort. Comment, d’ailleurs, mon choix se fût-il délivré des lois habituelles de la vie en commun qui déterminent une imitation de tous par tous ! Ni au collège, ni dans la rue, l’opinion publique n’est une cause de progrès. Cependant, il y a des sélections de natures dont les affinités forment et aiguisent le goût.

J’avais rencontré en huitième, âgé de huit ans comme moi et juste mon aîné de vingt-quatre heures, un petit externe de vive intelligence et spirituel comme un diable. Il s’appelait René de Saint-Pons. Nous nous disputions les prix de narration : lui paresseux et moi distrait, tous les deux aux aguets de plaisirs de l’esprit qui ne fussent pas au programme. Notre amitié, d’abord banale, se resserra de classe en classe. Bientôt nous convenions de sortir ensemble à midi afin de discuter et de nous quereller à l’aise jusqu’à sa porte ou à la mienne, en ayant soin de prendre toujours par le plus long. C’est dans une de ces écoles buissonnières que, par un beau soleil d’hiver, sur le ruisseau gelé qui bordait le boulevard François-Zola, au pied d’un clair platane dépouillé de sa feuille, j’entendis les premiers vers de la Nuit de Mai, tels que René les avait retenus de la veille, déclamés par ses grandes sœurs. Ce fut le coup de foudre. Je priai René de reprendre, et le bonheur recommença. Dès ce jour fut formé, de lui à moi et de nous deux au chantre divin du printemps, un lien d’affection solide et profonde : intelligence d’un rythme, la passion d’une douce cadence choisie, l’amour d’une inflexion unique en étaient le secret renouvelé sans cesse. Aimer Musset à la folie, n’aimer vraiment en fait de poète que lui, lui soumettre en droit tous les autres, ce fut longtemps comme le signe et le sceau vivant de notre amitié. Ce qu’il y a de fanatique et d’exclusif dans une admiration si fréquente dans la jeunesse est parfois expliqué par l’âge de cette poésie et de ses amateurs. Mais cela rend-il bien raison d’un attachement presque farouche aux particularités secondaires de cet art, de cette éloquence, par exemple la façon de croiser les rimes ? Ces entrelacs, dont Musset a tiré un si bon parti, en venaient à nous éblouir jusque dans les mauvais vers du Tancrède de Voltaire. Nous ne faisions qu’y retrouver le mouvement et le parfum d’une Muse adorée.

Les beaux esprits qui font les « artistes », qui rient de ce prestige ou qui le contestent, ne sauront jamais ce qu’il entre de trouble amoureux dans l’ivresse lyrique. Le génie de Musset participe de l’élément. Cela ne suffit pas à parfaire un poète : cela fait comprendre comment ses magnificences profondes furent voilées mais non éteintes par son siècle et pourquoi l’Orphée déchiré verse encore des chants si forts sur le flot cruel qui le roule. Il serait d’un goût faible et pauvre de s’en tenir toujours à lui. Mais n’avoir jamais déliré à propos de lui ne signifie rien de bon. Pour nous, le besoin de le lire et de le répéter était devenu comparable aux tiraillements de la faim et de la soif.

Un séminariste de nos amis nous procura une copie de la Lettre à Lamartine, du Souvenir et de l’Espoir en Dieu, qu’avait expurgés avec art une main prudente. Où Musset avait dit :

Tel lorsque abandonné d’une infidèle amante

Pour la première fois je sentis la douleur,

Transpercé tout à coup d’une flèche sanglante…


l’habile correcteur écrivait :

Tel lorsqu’abandonné du bonheur infidèle

Pour la première fois je connus la douleur

Transpercé tout à coup d’une flèche cruelle…

Monsieur le supérieur du petit séminaire disait à ses professeurs : « — Ne trouvez-vous pas que c’est plus beau ainsi ? — C’est plus pur », se bornait à répondre l’auteur de la mise en point excellente. Le diable y perdit peu de chose. À la première occasion, je dépensai le fond de ma bourse, quatorze francs, pour l’œuvre complète de mon poète, avec le portrait de Landelle par-dessus le marché.

Nous avions lu Mireille. René me dit : « Et Calendal ? » On lui avait parlé de Calendal à cause des hauts faits d’une dame de sa famille qui y sont relatés. Mlle de Voland était bien la plus jolie fille de Manosque ou de Sisteron. Le roi François Ier, passant par là avec son armée, remarqua ce bel astre et fit connaître son désir de le voir en secret. Volandette ne voulait ni désobéir au roi ni aventurer sa vertu. Elle fit le sacrifice de sa beauté. La nuit qui précéda l’audience, la malheureuse alluma un réchaud de soufre, y précipita son joli visage qui brûla et se boursoufla à plaisir. En terminant la belle histoire édifiante qu’elle contait avec beaucoup de grâce et d’esprit, la grand’mère de René avait coutume de se retourner vers ses quatre petites-filles et d’ajouter, en provençal, le conseil que lui avait donné son propre grand-père : « Vès pichouno, fès jamai acô ». (Voyez, petites, ne faites jamais cela.) Mais, ajoutait René, il y a dans Calendal bien autre chose que Volandette ! Une pêche de thons à Cassis ! le départ des barques sous le ciel étoilé ! le chant des mélèzes sur le Ventoux ! Comme le livre n’était pas à sa disposition, je pris mon courage à deux mains et, un beau soir, malgré ma petite taille et ma surdité commençante, j’allai demander Calendal à la célèbre bibliothèque Méjane, orgueil de notre ville d’Aix. On me le donna sans difficulté. Dans la haute salle de lecture éclairée d’un gaz pâle, devant les rayons noyés d’ombre où veillaient en bon ordre les témoignages imprimés ou manuscrits de notre histoire généreuse, je lus, relus, appris par cœur l’Invocation du plus grand poème civique dont s’enorgueillisse la lyre depuis l’Énéide et le Chant séculaire : «Âme de mon pays — toi qui rayonnes manifeste — et dans sa langue et dans son histoire… Âme sans cesse renaissante — âme joyeuse, fière et vive — qui hennis dans le bruit du Rhône et de son vent, — âme des sylves harmonieuses et des golfes pleins de soleil — de la Patrie âme pieuse… ».

Et un peu plus haut :

« Les grandes ondes des siècles, — et leurs tempêtes et leurs orages — ont beau mêler les peuples, effacer les frontières — la terre mère, la nature — nourrit toujours sa progéniture — du même lait, sa dure mamelle toujours — à l’olivier donnera l’huile fine. »

Assurément, le sommet du lyrisme de Mistral n’est pas là, il faut le chercher parmi les Îles d’or et les Olivades, mais en cette année 1882, je n’avais entendu de tels sons que dans Bossuet. Dérivés du même génie apollinien, ceux-ci, grâce à la douce merveille du vers, allaient plus loin, creusaient plus avant dans l’âme, m’emportaient plus haut, plus longtemps. « Âme de mon pays ! » Comment n’ai-je pas fait mes premiers vers dans le vertige et l’étonnement de cette lecture ? Mais la révélation d’Esther, celle d’Athalie, ne m’avaient donné aucune envie de rivaliser, au contraire.

Non. La beauté suprême me tentait, m’appelait, mais jusqu’à un certain point seulement et, à ce point, je me sentais repoussé, bien plus qu’attiré, par le sentiment accru des distances. Cependant quelque dieu propice me guidait pas à pas, et comme par la main, vers le temple et l’autel où n’étaient que de bonnes Muses et celles-ci n’avaient sujet de me rien reprocher. J’étais plein d’elles. Autant que de Mistral, autant même que de Musset, avec une nuance de respect à peine sensible, je m’étais laissé enivrer d’Homère et plus encore de ce Virgile que les horizons provençaux, les travaux et les jours de nos paysans ou de nos marins me rendaient familiers. Mais, par-dessus tout autre, Lucrèce m’habitait. Il m’avait été révélé par celui de mes maîtres auquel je dois le plus, pour ne pas dire tout, M. l’abbé Penon, devenu, lui aussi, l’un des évêques de Pie X. Ses citations, ses commentaires, sa mélancolique et tragique interprétation du Poème de la Nature ont décidé de la prédilection de ma vie pour ce coin de triste forêt dans le champ lumineux des deux antiquités. Je n’ai trouvé que dans Lucrèce un pareil goût d’humanité amère et de force tranquille, un sens si clair de notre rapport avec le destin et avec nous-mêmes :

Tum porro puer ut sævis projectus ab undis
Navita nudus humi jacet, infans, indigus omni
Vitali auxilio, cum primis in luminis oras
Nixibus ex alvo matris natura profudit
Vagituque locum lugubri complet ut æquumst
Cui tantum in vita restet transire malorum

Le morceau m’est resté présent parce qu’un de nos aînés l’avait traduit sous la direction de Monseigneur Penon ; sa version française n’est pas oubliable non plus :

Pareil au matelot jeté par la tempête
Faible et nu sur le roc d’un rivage désert,
L’enfant n’est qu’un fardeau que la nature jette
Et quand il vient au monde il a déjà souffert :
L’avenir devant lui s’ouvrant plein de ténèbres
Entoure son berceau de faiblesse et de pleur
Et ses vagissements ne sont qu’un cri funèbre
Saluant dans la vie une longue douleur.

C’est la langue et le ton de l’Espoir en Dieu. J’aurais voulu que l’on nous traduisît ainsi les désespérantes beautés de la fin du troisième chant : Si possint homines… Hoc se quisque modo… Je m’enivrais de ce pessimisme chrétien. Il était certes clair que le divin Sophocle avait aussi cultivé la même idée du drame de la vie et de la mort, j’osais préférer dans Lucrèce je ne sais quel murmure de l’Homme ennemi de lui-même, consolé à l’autel des temples sereins du savoir. Aucun Ancien ne m’a jamais été plus proche. Avec ce La Fontaine que Mgr Penon avait aussi achevé de me dévoiler, Lucrèce est resté mon compagnon de toutes les heures, c’est le Latin que je redis le plus volontiers. Il contient tout. La poésie ancienne et moderne n’a plus qu’à redire après lui son Quid machiner inveniam que ?

Néanmoins, j’avais abordé dans le texte Othello, Romeo, Macbeth, Richard III, dont la fantasmagorie et la pénétration, le merveilleux tragique, le réalisme sinueux me tournèrent un peu la tête ; le vrai Shakespeare, celui des féeries, n’apparut que plus tard. J’avais lu, en français, les deux Faust avec les ornements rimés de Blaze de Bury. Ozanam m’avait fait découvrir dans le Purgatoire de Dante la qualité d’un charme que j’ai mieux goûté dans ma seconde jeunesse. Hélas ! plus j’approchais de ces terribles maîtres, moins je me sentais disposé à tenter pour mon compte la moindre cadence. Si j’excepte quelques pièces d’aveu intime, purs bégaiements, et un infâme essai de version du chœur d’Antigone ΕΡΩΣ ΑΝΙΚΛΤΕ ΜΑΧΑΝ, où le Parnasse aux deux sommets subit de mon fait le martyre, je n’osais pas rimer, et j’avais conscience de ne pas avoir tort. Il naissait cependant des vers charmants autour de moi ; ceux de René et d’un autre de nos amis, très remarquablement doué, qui devint par la suite fonctionnaire de la République. Namouna et Rolla en faisaient les frais. Mais nous vîmes un jour venir à notre cercle de rhétoriciens et de philosophes un jeune humaniste chargé de quelques strophes de langueur et de morbidesse qui nous dépaysèrent : cet enfant de quinze ans, que nous appelions Walter Hard, était le futur docteur de Keating Hard qui, ayant relevé le nom d’aïeux irlandais et mauriciens, les honora par les très beaux travaux sur la guérison du cancer qui devaient lui coûter la vie.

Sous le souffle léger d’un éventail de plume…

Le futur carabin avait cédé à des rêveries de créole. Notre académie clandestine applaudit beaucoup à ces stances. J’écoutais, j’admirais sans sortir de ma prose jusqu’au jour où l’esprit de contradiction me dit : Va.

La classe de rhétorique nous était faite par le plus grand original du diocèse. M. l’abbé Barraillier unissait toutes les élégances de la pensée et du goût. Il était l’éloquence et la science même, il était aussi le scrupule. Clerc depuis quarante ans, il s’était dérobé à la réception des ordres majeurs et allait se cacher quand on voulait les lui conférer. Opposé à toutes les innovations sans raison, il portait la soutane à l’ancienne mode, ornée d’une ample queue retroussée avec grâce ; sans prendre garde aux sourires des grands élèves, aux niches des petits, il se dévouait corps et âme aux deux devoirs contradictoires de nous chauffer à blanc pour les épreuves universitaires et de pourvoir à l’intérêt supérieur de notre éducation. Pour le succès de l’examen il avait un assortiment de recettes, il avait les plus beaux conseils pour la culture de l’esprit. Il parlait sans tarir d’une voix chaude un peu aiguë, d’un feu ravissant. Comme je passais pour mauvaise tête, il voulait bien me prendre à part et, dans le vaste cloître Restauration, planté de colonnes où l’ogive et l’ionique alternaient de bonne amitié, j’étais tour à tour confessé comme un pénitent, harangué comme un corps d’armée. Le discours commençait en causerie, se gonflait peu à peu, parcourant tous les cieux d’où il redescendait en flocons drus et doux. Le plus vif plaisir qui me soit venu de ce grand causeur-orateur tient à l’accent de délectation solennelle dont il articulait les syllabes chéries du nom des poètes élus : le divin Racine, hors pair, mais M. de Lamartine et M. de Chateaubriand avaient leur place, sans oublier M. Victor Hugo. En raison des réserves que ce dernier nom comportait, nous nous appliquions naturellement à le mettre au-dessus de tout : il servait à personnifier la liberté des bancs contre l’autorité de la chaire et, plus M. l’abbé Barraillier faisait abonder l’idée juste, moins j’étais d’avis d’y céder. Une série de remarques sensées et délicates qu’il nous fit, un beau jour, sur l’enjambement légitime dans les Plaideurs, et dans l’Aveugle, me conduisit à lui vanter le fameux :

… C’est bien à l’escalier
Dérobé…


de la première scène de Hernani. Rejet trois et quatre fois admirable et significatif, avait dit mon prophète Théophile Gautier, que je récitais comme un perroquet : le tournoiement mystérieux de l’escalier dissimulé dans la tourelle en spirale de quelque vieux palais gothique espagnol se pouvait-il mieux exprimer que par ce rejet mirifique ? Le vieux Maître me rit au nez. Il y mettait bien de l’esprit, et, m’étant senti patauger, je ne respirai que vengeance, jusqu’au jour où, la plume trempée dans le plus indélébile des fiels, j’eus élaboré les premiers vers du petit poème de mon dépit, commençant par cette déclaration de principe :

L’étudiant Martin (Polycarpe), serviette
Sous le bras…

Mon professeur reçut le coup sans sourciller. Mais cet usage valeureux des Droits de la Rythmique pittoresque obtint un vif succès auprès de mes camarades, et c’est ce qui finit par nous enlever tout bon sens. Nous nous mîmes à polissonner par tous les versants du Parnasse contemporain pour en dénombrer les incongruités. Hugo et Gautier passèrent vite au rang de perruques, il nous fallait d’autres piments. Nous fîmes venir de Paris le volume des Fleurs du Mal, puis les Gueux de M. Richepin et ses Blasphèmes, qui paraissaient, puis M. Rollinat, dont les Névroses venaient d’être jugés durement par M. de Pontmartin, ce qui leur fît un titre. Croira-t-on qu’il me reste dans la mémoire des strophes entières de la Vache au taureau et de la Belle Fromagère, pas mal de vers du sonnet des Larmes, du sonnet Tes père et mère et un assez grand nombre de chansons « touraniennes » pour donner la réplique à M. Auguste Gauvain ? Mais c’est Baudelaire qui enfonça la griffe. Ni Leconte de l’Isle, ni Heredia, ni même Mallarmé ne poussèrent aussi profond.

Soit qu’une jeune professeur laïc arrivé du quartier Latin m’eût appris le tour et le biais, soit que les hauteurs modérées du baudelairisme fussent moins propres à décourager l’ambition, c’est d’alors que date ma métromanie véritable. Elle n’a pas cessé, si elle a pu languir et ralentir un peu, et je la compare à ces maux dont il faut s’arranger pour vivre, puisqu’on ne peut pas en mourir.

À Paris, durant quatre ou cinq années d’absorption philosophique à peu près totale, ces études abstraites ne purent dissiper la douce hantise du rythme, elles lui fournirent même de l’aliment. Je peux dire qu’à cette époque j’ai rimé tout ce que j’ai pensé. Sans doute, il n’est pas de plus haute matière poétique ! Ni de plus aisément gâchée. Un esprit jeune est plus touché des vues extrêmes que des vues profondes. Si la mode s’en mêle, il est presque perdu. J’en puis apporter un souvenir exemplaire tiré d’un temps où j’avais médité jusqu’à l’ivresse les magnifiques analyses d’Aristote sur la contemplation considérée comme le bonheur suprême. D’après le Maître, le bonheur varie comme la faculté de contempler ; plus on l’exerce, et plus on est heureux, non par un accident mais par la vertu de la theoria elle-même, le bonheur en soi s’identifiant presque avec la contemplation. Toute la doctrine des énergies conquérantes de l’esprit est en germe dans cette vue des activités sublimes de l’âme, tout le progrès intellectuel et scientifique de l’Occident en est dérivé ; mais ces belles pages étaient mal lues d’une génération pénétrée de Kant et de Schopenhauer, bernée par Leconte de Lisle et les Parnassiens. Aristote me conduisit droit au Bouddha à peu près comme y sont conduits de nouveau les Allemands et même, si j’en crois de curieuses notes de M. Bernard Fay, certains poètes d’Amérique touchés de néo-classicisme qui tournent aux fakirs. C’est un beau contresens, mais il ne peut pas étonner. J’ai encore en mémoire de vieux péchés rimés qui enveloppaient la théoria d’Aristote d’une espèce de châle hindou :

L’idée impersonnelle et désintéressée
Purifiera vos cœurs de tout désir amer…

Le journalisme, où je débutai beaucoup trop tôt, me souffla des petites ballades de circonstance, consacrées aux beaux crimes des faits-divers, Gabrielle Bompard, l’huissier Gouffé, et leur malle sanglante en eurent l’étrenne, je crois. Tout m’était un prétexte à la vaine chanson. Seule l’action politique par la concentration qu’elle exige et sa tension nerveuse, et sa prise sur l’être réel, devait raréfier la veine trop facile qu’elle eut, plus tard, la propriété de presser et de stimuler. Mais en ces jours de haute absurdité juvénile, je peux dire que, ni de veille ni de songe, les notoires poètes contemporains ne cessèrent de bourdonner à mon oreille un petit air de musique persécuteur. Ainsi hanté, sollicité, ne trouvais-je la paix qu’en leur répondant par des variations de mon cru. Non pas pour répéter. Non pas pour pasticher. Moins encore pour parodier, bien que je fusse à tout instant sur le bord du pastiche et de la parodie. Le mot exact serait : pour les continuer peut-être, et faire bêtement comme eux.

Ceux qui jouaient du mot, jonglaient de la syllabe, se pavoisaient d’allitération et de consonances, me soufflaient le plus naturellement du monde une énumération des villes et villages de la banlieue.

Ni Sceaux, ni Fontenay-aux-Roses,
Ni Bagnolet, ni Robinson
Ni les Lilas, hélas, ne sont…


et ceux qui joignaient à ce joli petit fracas la richesse des rimes, l’enchaînement servile des images verbales, une préciosité fantasque et forcée, me susurraient des gentillesses comme ceci :

Ô belle reine du désir,
Fleurs de Golconde, fruits d’Ophir ;
Saphirs ni gemmes éternelles
N’étincelleraient pas si clair
Ni si profond, ni si amer
À la place de vos prunelles :

Ces deux merveilleux soleils noirs
Es cieux moirés, semés d’espoir,
Les cieux de vos œillades, virent
Et vos grands cheveux déployés
Sont l’espace où les cœurs noyés
En soupirant vers vous chavirent.

Plus tard, lorsque j’eus les secrets du Codex symboliste a mixture baudelairienne, une certaine lune levée sur Notre-Dame et le Père-Lachaise, mais considérée d’un balcon suspendu sur la Halle-aux-Vins, s’entendit appeler :

La lune ophéliaque au délire savant


et l’alexandrin commença par m’apparaître un irrésistible progrès sur Jean Reboul et sur Anaïs Segalas. Il y avait du goût, comme disait Claudine.

Faute de m’en bien souvenir, je ne dirai rien d’un peu net d’une certaine évocation d’impératrice de crépuscule sous le nom de Titania, arrangée au goût shelleyen de la reine Mab, car Shelley s’attrapait plus facilement que Shakespeare. Entre temps une promenade dans l’ouest m’ayant conduit à Préfailles, face à Noirmoutiers, les flaques de mer descendante m’inspirèrent divers sonnets fleuris de questions saugrenues :

Quelle nymphe soupire au fond de cette eau morte ?

Un soleil couchant sur Biarritz eut pareille fortune. En ce temps-là, il fut décent de faire l’idiot en vers. La nullité du sens faisait valoir la monture des mots à laquelle on mettait son soin. Comme Verlaine, Tadhade, Banville avaient remis en honneur la forme fixe de la ballade, j’en avais rimé plus d’une, j’en fis beaucoup d’autres hors de propos et sans propos. Plus haut, plus beau, plus difficile que la Ballade, le Chant royal me parut avoir la vertu de rehausser des matières plus communes encore, et je m’y distinguai comme les camarades. Le triolet, honneur de Philoxène Boyer, ne fut point négligé :

La belle qui rôdez la nuit
À pas lents sur des airs de danse
De danses lentes et d’ennui…

Bref, peu d’hommes auront rimé autant, et sur plus de riens. Au fur et à mesure que les vanités s’entassaient dans mes tiroirs, les rectifications que la vie apportait à l’esprit malheureux qui les inspirait, la haute idée que je me reformais de la poésie, la rencontre de Mistral, de Moréas, d’Anatole France, celle de La Tailhède et de Le Goffic, habités de vraies muses, mes lectures et récitations des Anciens et des maîtres français, Villon, Ronsard, Malherbe, La Fontaine, la réflexion et enfin l’âge faisaient une justice non partielle mais totale de ces pitoyables échos. Je m’adonnais avec passion à la critique littéraire. En exerçant sur moi les premières rigueurs, j’obtenais une singulière liberté d’esprit pour aller jusqu’au bout de mes opinions sur autrui. Il n’est jamais mauvais que le juge saisi sache d’expérience le mécanisme du péché et montre aux délinquants comment ils s’y sont pris.

Mais je ne puis m’empêcher de me demander par quel mirage tant d’écrivains secondaires, de la deuxième moitié du xixe siècle, auront pu exercer une action si vive sur notre jeunesse ! Comment d’aimables poètes mineurs ont-ils laissé en nous cette longue et durable trajectoire chantante ! Sans doute, un trait leur est commun : une mise en œuvre, une exploitation réglée de tout ce qu’ils avaient de particulier et de personnel. Ces messieurs songeaient moins à réaliser leur pensée avec justesse, harmonie, convenance, qu’à graver leur chiffre. D’autres maîtres et pères avaient fait bon et beau ? Ces messieurs faisaient surtout « leur ». Ainsi le voulait la routine romantique. De ces ouvrages destinés à les faire reconnaître d’entre tous les autres, le premier effet devait être de défier la contrefaçon, puis de susciter d’utiles contrefacteurs. Mais les auteurs de ce calcul n’avaient pas réfléchi qu’ils étaient nombreux, qu’ils avaient suivi les mêmes cours et que les différences, de l’un à l’autre, étaient minces. Ils étaient condamnés à donner naissance à des composés où la disparate du fond n’était rien à la monotonie des manières, les influences se fondant au point de faire évanouir tous les tien et les mien frivoles dont chacun se montrait moins faraud que jaloux.

Il n’y a plus aucun orgueil à me déclarer l’auteur d’un de ces petits ramas monstrueux, ouvrage très heureusement inédit, s’il n’est pas tout à fait détruit. La lune et le soleil ne se battaient point là-dedans, mais toutes les formules et toutes les manies, les réminiscences sans choix et les tics sans mesure, tels qu’ils sévissaient près de moi. Deux ou trois milliers d’alexandrins, si je ne me trompe. Thème fourni par M. Edmond Schuré dans son volume des Grands initiés : les amours improbables de Pythagore et de la prêtresse Theoclea. Ma première partie avait nom L’Âme sombre et la deuxième L’Âme claire. J’en étais à la troisième, prénommée L’Âme en feu, dont je fus dégoûté par un poète parnassien que je rencontrai au café :

— Votre division est vicieuse, dit-il. On eût compris qu’une âme rouge donnât naissance à une âme bleue, puis à une âme verte et violette, ces qualifications se suivant, toutes empruntées au monde de la couleur ; mais que peut être le rapport logique de l’ombre à la clarté, de la clarté au feu ?

Ce raisonnement acheva de me fixer sur le Parnasse de 1868 et sur mon poème de 1891. J’avais barbe au menton et mes vingt-cinq ans approchaient. Je fis un feu de joie de Theoclea et de quelque dix ou quinze mille autres vers de toute longueur et cadence, dont je ne regrette pas un.

Mais j’aurais regretté de froncer le souverain sourcil de Jean Moréas. Il y avait deux ou trois ans que je voyais régulièrement chaque soir l’Athénien, honneur des Gaules et me gardais de lui montrer ces copeaux de mauvais lyrisme. J’avais fait exception en faveur du petit poème Pour Psyché qui avait été imprimé dans l’année. Moréas avait jugé que « ce n’était pas mal », la juste indifférence du ton complétant au vif la pensée. Loués soient les dieux immortels qui placèrent sur mon chemin le génie rare, le puissant esprit inventeur et conservateur de ce nouveau Malherbe, en qui la faculté du juge égalait le don du poète ! On se le représenterait mal en tyran des mots et des syllabes. Personne n’était moins puriste, ni plus éloigné du purisme. L’originalité de Moréas en critique était de considérer avant tout la conception, la pensée : forte composition et juste cadence. Que de fois il a daigné dire à d’ambitieux rivaux, trop bornés pour concevoir même le sens de ses paroles, que le litige entre eux et lui portait sur une question d’ordonnance. Son souci de l’essentiel passait vite sur les détails et, comme il convient, les réglait sommairement tous. Ainsi l’ordre intellectuel rejoignait le moral. Il disait : « C’est sérieux, » ou : « Ce n’est pas sérieux. » Glorieux d’apparence et d’allure, ceux qui parlent de sa vanité l’auront mal connu. Il était si désintéressé, si droit, si vrai, si libre qu’on cédait naturellement au désir de le prendre pour arbitre contre soi-même. Je n’ai connu personne de plus attentif à ne jamais laisser d’illusion aux jeunes esprits sur leur degré de chance et d’espérance de cueillir le rameau d’or. Mais ce qu’il trouvait « bien » balayait préventions, systèmes, partis pris. Dix ans peut-être après l’épreuve malheureuse de ma Psyché, je me laissai aller à lui réciter la petite chanson anacréontique qu’on ne sait quel démon m’avait emporté à traduire après Ronsard, Remi Belleau et Henri Estienne :

Aux taureaux Dieu cornes donne
Et sabots durs aux chevaux…

Sur le trottoir que nous longions, Moréas s’arrêta vivement, il me pria de répéter. Le sourcil haut, l’œil en fleur et les lèvres jointes moins de contentement que de surprise, ne m’ayant pas cru capable de mettre sur pied deux bons vers, il me dit les trois mots inouïs : « C’est très bien. » J’avouai une autre odelette d’après le même original : Ce taureau-ci, mon enfant…, inscription pour un marbre d’Europe, dont je ne retrouve dans ma mémoire que ce premier vers, orné des compliments généreux que le poète réitéra. Comme son amitié d’esprit comportait autant de conscience que de politesse ; il se fit un devoir, après réflexion, d’ajouter que j’avais « beaucoup mieux à faire » : ce qui devait s’entendre de solide critique ou de politique sensée. Je n’interprétai pas autrement ce propos de l’homme divin. Mais, plus que son conseil, sa noble poésie inculquait la sagesse du désespoir. À quoi bon rimer et rythmer ? Il y avait les Stances, il y avait les Sylves, il y avait la délicieuse Eriphyle.


IV

« Le vrai seul. »

Qu’est-ce que la sagesse ? Celle-ci opéra et n’opéra point. En m’obligeant à modérer un vieux goût de petits fredons inutiles, elle imposait quelque silence à la rage des bouts rimés, mais elle ne prévoyait pas combien ce silence rendrait sensibles et distinctes d’autres modulations venues de l’air intérieur où baignait ma pensée profonde. Ainsi fut découvert un nouveau monde de poèmes qui ne ressemblaient guère à ce qui m’avait poursuivi et même étourdi un peu trop longtemps.

M’excusera-t-on d’oser faire le récit minutieux d’une évolution si chétive. Elle est d’un temps où c’est à peine si je m’en rendais compte. J’arrivais à ce point central de ma vie où la littérature fut obligée de se moquer de la littérature en s’appliquant aux arts de l’action. Ce que j’avais acquis de facilité ou de rapidité dans l’usage de la pensée et de la plume n’était plus rien qu’une arme à la défense de la patrie. Je servais les idées que je savais être vitales et qui, comprises un peu plus tôt, auraient épargné beaucoup de sang et de larmes aux hommes de France et d’ailleurs.

L’activité pratique avait son effet naturel, elle me rapprochait des choses vivantes et des êtres de chair et d’os : ainsi pâlirent et s’évanouirent peu à peu mes fantômes de la caverne, seules formes qu’évoque la jeunesse enivrée et que la vie réelle sait mettre en fuite. Où M. Zola, naturaliste grossier, disait aux jeunes gens : « Faites du reportage », l’expérience philosophe se contente de conseiller un peu de mouvement hors de soi : voilà qui apprend à penser, à sentir, et à dédaigner la broutille.

Les conditions nouvelles avaient raréfié l’occasion de céder au goût du rythme et du chant. Elles ne les supprimaient pas toujours. Comment y échapper complètement ? Les philosophes qui ont cru que l’idée de l’utile chasse l’idée du beau ne se trompent-ils pas ? L’existence de lutte et d’effort passionné ne conduit pas nécessairement à sourire du culte des arts. « Ô belle vierge, disait Pythagore, demandez à l’abeille industrieuse si les fleurs ne doivent servir qu’à faire des bouquets. » Hé ! à la sortie de sa ruche, le miel bien distillé, le bâton de cire formé, est-ce que l’idée vierge n’a pas le droit de prendre à son tour l’offensive sur l’avare sagesse ? La vie extérieure n’a jamais épuisé la fleur d’aucune fleur. Chaque fond de calice garde un résidu précieux de parfum et de rêverie. Il faut en faire des bouquets, ou rien : que l’utilitaire prononce.

Il y a autre chose, qui dut venir deux ou trois lustres après le joyeux sacrifice de Theoclea. Un homme ayant couvert la moitié du chemin, quand il sent s’éloigner les figures de la jeunesse et parvient à l’avant-dernier tronçon de la voie, peut être surpris par quelque passion tardive, de l’espèce de celles qui ne pardonnent point et dont il ne saura pas sourire vingt ans plus tard. Que ce soit à midi ou à la neuvième heure, d’autres bouquets vont se former avec des fleurs improvisées, rapides, impérieuses que chargent de sombres odeurs. Ainsi pressée par l’astre, la passion n’en est plus à dicter son poème, car, à la lettre, elle l’arrache, dans sa fureur de se montrer au vrai, de s’exprimer tout droit, non sans se déchirer sur le vœu chimérique d’une perfection digne de l’objet ! Il arrive alors que l’effervescence emporte tout sans vain souci des violences ni des faiblesses. Le désir de polir et de mesurer fait gémir des journées trop courtes et de l’art trop long. Mais la nature de la poésie n’a point trop à se plaindre de ces combats de la hâte avec le scrupule. Au contraire, ils la favorisent. Car, si elle est élan, enthousiasme et ravissement, elle est aussi limite et cadence, coupure et arrêt, chute et frein.

La poésie aime l’obstacle, l’art s’affine sur les difficultés à résoudre. Que ce soit la Passion ou l’Action qui le discipline, l’homme y gagne plus qu’il ne perd. Le fait est que, sans les circonstances qui, depuis tant d’années, se disputèrent mes minutes et me mesurèrent mon loisir, j’entrevois sur quelle interminable recherche de l’indicible j’aurais eu à languir indéfiniment, à la poursuite de quelle idée tortue ou de quelles vues compliquées j’aurais été en proie des semaines d’années ! Mais j’étais journaliste, responsable d’une œuvre, serviteur d’une action, la cause et la pensée venaient donc avant toute chose. Cette maison guerrière que nous avons fondée depuis un quart de siècle aurait très justement trouvé simoniaque l’usage habituel des plumes et de l’encre pour des frivolités étrangères à la controverse, à l’enseignement au combat. Donc, premier résultat heureux, obligation de limiter et de circonscrire la marge étroite abandonnée au déduit du poème. Obligation de ne céder qu’au nécessaire irrésistible. Obligation de ne composer que de tête, et la tête affranchie des travaux quotidiens, une fois la tâche finie. C’était un frein solide. Mais voici l’aiguillon.

Il n’est pas très facile de le faire voir à quiconque n’a pas pratiqué le journalisme quotidien, ni subi notre discipline de production forcée, ni dû écrire en hâte, chaque soir ou chaque matin, ces espèces de lettres circulaires nommées des articles pour commenter le fait du jour ou en tirer la moralité. La tâche est très particulière. Avec de vifs plaisirs, elle comporte des obligations assez lourdes : il faut vite voir l’essentiel, le définir et le qualifier dans un style voisin de celui des dépêches et des faits-divers, non sans avoir à s’avouer, à demi-voix, que ce brouillon cursif ne peut être exact, n’étant pas tout à fait complet. Cela traîne plus qu’un remords. L’amer regret de ne pouvoir tout dire, si l’on ne veut se résigner à ne dire qu’un peu, conduit tout droit à dire mal, ce qui est trop souvent mon cas. Au reste, l’action a sa loi. Elle appelle, elle souffle, elle impose même ces enchevêtrements, ces répétitions, ces à peu près, qui sont les maladies de la prose rapide : quand la formule tend au but, quand l’oreille et l’esprit sont éveillés au point sensible, peu importe le sacrifice d’élégance, il est jugé plus que payé. Le trait part comme il peut. Qu’il soit dirigé où il faut, qu’il touche assez souvent pour ne pas faire regretter les autres faiblesses du tir, il reste à peine à voir si la beauté et la dignité des idées n’auront pas à souffrir d’un choc en retour implicite et mystérieux. Mais il y a toujours un pénible moment à passer.

Ce moment-là commence quand le reste finit. Les pâleurs du petit matin découlent lentement sur la vitre nocturne, les bruits s’apaisent dans l’atelier de composition. Les formes de plomb descendues, les lampes éteintes, les dossiers vidés, reclassés, pour peu que le numéro du lendemain demande les moindres préparatifs, la minuit est passée de cinq ou six heures. On part, on sort, enfin ! Rendu à la fraîcheur de la rue solitaire, l’écrivain las retrouve dans l’air vif qui fouette sa marche[3], un afflux sanguin qui le renouvelle de la tête aux pieds. Alors il s’aperçoit du bizarre accompagnement que lui font dans la demi-ombre les formes inquiètes de tout le monde de pensées belles et hautes qu’il a oubliées au fond de l’encrier : ce qu’il aurait dû dire et ce qu’il n’a pas dit, ce qu’il a dit tout de travers et qu’il ne rattrapera plus ! Ô lignes immuables d’un irrémissible discours ! Le travail matériel a pu les dénaturer ; mais, lui, a eu le tort de les lâcher à l’état brut. Maintenant, debout devant lui, elles composent une sorte de tribunal devant lequel il comparait, accusé, presque criminel. S’il est mortifié de la virgule omise, de l’accent mal placé, il souffre d’une bien autre angoisse de l’intelligence et des nerfs lorsque, ayant conscience d’avoir rencontré, çà et là, la pensée utile ou le fait probant, il sent aussi qu’il en a manqué l’expression par le choix hésitant de termes impropres ou parce que le mot, même juste, n’a pas été muni de la nuance de son rythme, car si la raison doit convaincre, c’est le rythme qui persuade… Je ne décris pas une tare d’exception, il ne s’agit pas du mal de Flaubert et de Baudelaire. Des écrivains que leur journal fait aller vite, s’ils aiment l’art, s’ils sentent l’honneur de la langue, pas un n’ignore cet amer retour de la pensée, cette douleur du cœur qui ne s’est pas traduit, faute d’avoir trouvé sa parole et son cri.

C’est alors que jaillit la consolation divine des vers. Tout d’abord je m’en redisais de connus, tirés des œuvres de nos maîtres et de nos frères. Mais s’ils me semblaient faibles, ils ne m’étaient pas supportables, et, par leur perfection, les plus beaux avivaient mon mécontentement. Il fallait autre chose. Sur ces confins légers des nuits et des matins, où tout semble renaître, était-il déplacé de désirer plutôt des vers qui fussent, eux aussi, en voie de naître et de grandir, des vers à prendre et à reprendre, à user, à rouler, semblables au galet qu’arrondissent les mers chantantes ? La marche fait jaillir les idées en tumulte. N’est-il pas délassant de les distribuer en cadences libératrices qui aident à l’élasticité physique du pas. N’est-il pas doux d’inscrire une sentence exacte au milieu de l’orbe choisi ? Contre l’informe et le bâclé, contre le vague et le diffus de l’heure précédente, c’est le repos le plus puissant. Chaque vers frais éclos, étant redit à demi-voix, j’y savourais le vrai bonheur de mettre enfin d’accord l’idée avec la chose, d’adapter, d’ajuster les mots au mouvement et, donnant une forme et un corps à des rêves, de les graver sur une matière qui ne fuie pas. Même s’ils sont suivis avec art et science, les beaux mystères de la langue des poètes ont la vertu fréquente d’ajouter aux idées d’un rimeur isolé le chœur universel de l’expérience de tous : les moindres paroles y gagnent on ne sait quel accent de solidité séculaire, l’antique esprit qu’elles se sont incorporé multiplie leur saveur et leur résonance, leur portée d’ensorcellement.

À composer ainsi l’homme remonte à son ciel et à son soleil, il a la joie de voir ses objets rétablis à leur vrai palier et rien ne manque à leur cortège de cette imagerie visuelle et sonore qui leur est nécessaire pour se manifester. Le tout au maximum de la facilité et du naturel : si la Rime et le Rythme sont des aide-mémoire qui se passent de l’écriture, le Vers qu’ils engendrent possède un pouvoir décisif pour filtrer, tamiser, automatiquement l’adventice et l’impur de toute pensée.

À tête reposée et froide, ce puissant moteur de la vie et de l’être peut être encore être pris pour un simple et beau passe-temps. Dans le feu du travail, dans la joie de la marche, Rime et Rythme apparaissent des organes de la plus haute nécessité : poursuivi par l’échec d’une prose figée et morte, l’écrivain redressé pour un plus bel effort ne se sent plus jouer mais agir, peiner et créer : par la rame et la voile, sous les signes célestes, il se figure aider à la consommation de tous ses destins.

Emporter dans sa tête un certain nombre de ces ébauches, d’abord informes, aspiration confuse à un conglomérat de sonorités et de rêves tendus vers un beau sens plutôt pressenti que pensé ; puis, quand les mots élus abondent, en éprouver la densité et la vitesse au ballet des syllabes que presse la pointe du chant ; en essayer, autant que le nombre matériel, le rayon lumineux et l’influx magnétique ; voir ainsi, peu à peu, s’ouvrir et se former la gerbe idéale des voix ; élargir de degrés en degrés l’ombelle odorante ; imposer la hiérarchie des idées qui sont des principes de vie ; lever en cheminant les yeux vers le ciel nu, ou garni de pâles étoiles, pour y goûter le sentiment de la légèreté du monde et de la puissance du cœur ; marcher cependant, avancer, gagner d’un pas à l’autre le but, l’abri, le lit profond, le sommeil secourable et sûr, terme du demi-songe ambulant qui répare et réconcilie : est-il un bienfait comparable ; l’artisan qui s’est cru vaincu peut-il ambitionner un plus doux renouveau de courage et de foi ?

Dans ce refuge de poésie entr’ouvert de la sorte en « fin de journal » aucun mal ne peut pénétrer. Mais ses délices assurées échappent aux recherches, à la volonté, au système, presque au désir ; il en est d’elles comme de ces rosées suprêmes que le sort épanche ou refuse de la même manière que la fortune et le bonheur. C’est le défaut de ce remède sans pareil, c’en est aussi la force : il n’accourt pas à tout appel. Mais tout appel venu de lui revêt un caractère d’obligation : le rythme naissant du poème porte un impératif qui ressemble au besoin, au devoir, à l’amour. Sans crainte d’outrer la comparaison, je dirai qu’il paraît dans l’âme comme la tentation d’un acte de vertu. Le diable vient du dehors et nous parle à l’oreille. Mais ce bon démon-ci prend une route inverse et semble s’élever des méandres du cœur à l’audience du pur esprit.


Charles Maurras
  1. Copyright by Charles Maurras, 1924. Tous droits de traduction, adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, y compris la Russie.
  2. L’accent de neizou doit être mis sur la première syllabe : ou est atone.
  3. Depuis l’assassinat de Marius Plateau, ces conditions ont un peu changé, en raison de la garde constante qu’a bien voulu nous faire une magnifique jeunesse.