Texte établi par Pierre Gustave BrunetJ. Gay et Fils (p. V-XII).

NOTICE SUR P. LE LOYER

ET SUR SES OUVRAGES


Pierre Le Loyer, sieur de la Brosse, est un des plus singuliers de ces écrivains à idées bizarres, à conceptions étranges, qui furent assez communs au seizième siècle. À cette époque, la pensée religieuse et philosophique, si longtemps paralysée, reprenait son essor ; la littérature participait à une semblable indépendance. On voulait du nouveau ; on courait après le paradoxe ; une vaste érudition ne servait souvent qu’à enfanter des productions ridicules. Le Loyer se distingua dans cette carrière, et il aborda sans hésitation des genres fort différents les uns des autres. Ce polygraphe a laissé un nom assez connu des amis de l’histoire littéraire, mais ses écrits, devenus rares, sont fort oubliés de nos jours ; la plupart d’entre eux ne méritent guère d’ailleurs d’être retirés des ténèbres où ils sont plongés ; quelques lignes, voilà tout ce qui doit leur revenir. Deux d’entre eux, la Néphélococugie et le Muet insensé, que nous mettons à la disposition de quelques curieux, peuvent encore être lus avec intérêt. Disons d’abord que né à Huillé, dans l’Anjou, en 1550, Le Loyer, après avoir étudié à Paris et à Toulouse, obtint au présidial d’Angers une charge de conseiller ; il l’occupa jusqu’à sa mort, survenue en 1634.

En 1576, jeune encore, il publiait à Paris, chez Abel l’Angelier, un volume qu’il intitulait : L’Érotopegnie, ou Passe-temps d’amour, ensemble une comédie du Muet insensé ; trois ans plus tard il faisait reparaître les mêmes productions, mais sous un nouveau titre : Œuvres et Mélanges poétiques, ensemble la comédie Néphélococugie, ou la Nuée des cocus (Paris, J. Poupy, 1579, in-8o, 8 ff., 256 pages et 6 ff.), volume rare, qui s’est payé 68 et 79 fr. aux ventes Nodier et Bertin, 163 fr. à la vente des livres de M. H. de Ch. (Chaponay), en 1863, et qui, cette année même (1869), revêtu d’une reliure de Bauzonnet, a atteint à la vente de M. le baron Pichon, le chiffre énorme de mille francs[1]. – On y trouve les Amours de Flore, six idylies, où une érudition mythologique s’étale beaucoup trop, deux bocages de l’Art d’aimer (l’un de 127 strophes de quatre vers, l’autre de 156), 71 sonnets que l’auteur qualifie de politiques, on ne sait pourquoi, la qualification de satiriques, de prophétiques, ou d’énigmatiques aurait mieux convenu ; 25 épigrammes (plusieurs sont imitées de l’Anthologie) terminent cette collection de poésies qui présentent aujourd’hui assez peu d’intérêt, quoiqu’elles ne soient pas dépourvues d’une certaine originalité. Mais ce qu’il a laissé de plus remarquable, c’est la Néphélococugie, production très-gaie, trop gaie peut-être, et qui dut faire rire aux larmes tous les bons pantagruelistes. On y voit une imitation d’Aristophane, de ses parabases et de ses épirrhèmes et surtout de la comédie des Nuées. Ce dialogue, coupé par des chœurs, avec strophes, antistrophes, apostrophes et épodes, est une œuvre qui reste seule en son genre dans la littérature moderne. Il serait inutile d’en offrir l’analyse, puisque nous allons l’offrir aux lecteurs ; ils apprécieront tout ce qu’elle a de piquant et d’original, et ils excuseront quelques libertés de langage, dont personne ne songeait à se scandaliser au dix-septième siècle. On observera que les deux vieillards, malheureux en ménage, sont Thoulouzains, et comme, dans les sonnets que nous avons signalés, il s’en trouve sept dirigés contre Toulouse et ses habitants, il faut en conclure que Le Loyer gardait une vive rancune à cette ville où il avait fait ses études de droit.

La Néphélococugie, que nous mettons sous les yeux de quelques curieux, est une œuvre fantastique et railleuse. Les malheurs des époux trompés n’ont jamais été l’objet de plaisanteries plus mordantes et plus bouffonnes. C’est d’Aristophane que Le Loyer s’est inspiré ; il a emprunté quelque chose aux Nuées, quelque chose aux Oiseaux, et il a produit une œuvre qui n’a pas, ce nous semble, son pendant dans quelque langue que ce soit. En un mot, c’est une débauche d’une imagination spirituelle et d’une verve infatigable. Deux vieux cocus, Génin et Cornard partent pour le pays des Cocus (des coucous) et, avec Jean Cocu, qu’ils y rencontrent, ils bâtissent une ville en l’air, afin de se soustraire à Priape qui leur fait une guerre continuelle. Les hommes sont enchantés de cette résolution, et tous viennent se faire recevoir parmi les Cocus.

Pierre de Larivey, un des meilleurs écrivains comiques du xvie siècle, passa pour avoir pris part à la Néphélococugie, et La Croix du Maine, dans sa Bibliothèque françoise, le désigne même comme en étant l’auteur.

Notre auteur était doué d’une vaste érudition : il avait étudié le grec et l’hébreu, mais sa science était confuse, mal digérée, et il était complètement dépourvu de critique, défaut qui était d’ailleurs celui de presque tous les savants du seizième siècle. Il ne se bornait pas à composer des poésies, il écrivit sur la démonologie ; c’était un travers de l’époque : Bodin, de Lancre et bien d’autres traitaient ce sujet qui était alors fort du goût du public. Les possédées, les sorcières se trouvaient de tous côtés on avait beau exorciser les unes, brûler les autres, il s’en présentait des quantités toujours croissantes. Le Loyer retrait une multitude de récits qui font sourire de nos jours, mais que les contemporains lisaient avec effroi, et il en forma un volume intitulé : Quatre livres des spectres ou apparitions et visions d’esprits, anges et démons se montrant sensibles aux hommes (Angers, 1586, in-4o). Neuf ans plus tard l’ouvrage reparut, avec des additions considérables : Discours et histoires des spectres ; on compte plus de 1000 pages dans ce gros livre, et il est probable que l’éditeur parisien, N. Buon, qui le mit au jour, s’en défit rapidement. La Sorbonne donna son approbation officielle à cet ouvrage « pour l’instruction des bons catholiques contre les pernicieuses et erronées opinions des anciens et modernes athéistes, naturalistes, libertins, sorciers et hérétiques. »

Mais le monde surnaturel cessa bientôt d’occuper Le Loyer ; il porta ses regards sur un tout autre sujet, sur les migrations des anciens peuples, et il exposa ses idées dans un ouvrage qu’il fit paraître en un volume in-8o, à Paris, en 1620 : Édom, ou les colonies iduméanes. Ce n’était d’ailleurs que l’abrégé d’un travail bien plus étendu et formant dix gros volumes qu’il avait à peu près terminés lorsque la mort vint le frapper et qui sont heureusement demeurés en manuscrits. Il s’agit de démontrer que les familles de l’Idumée, partant de la Palestine, se sont répandues dans l’Asie mineure et dans l’Europe ; elles ont laissé des traces de leurs établissements, des vestiges de leur passage dans les noms d’une multitude de lieux. Pour arriver à ce résultat, Le Loyer torture les noms hébreux, il les contracte, les mutile ou les étend, les consonnanees les plus fugitives, les rapports les moins apparents, les anagrammes lui paraissent des preuves irrécusables. D’après lui Édom ou Ésaü est évidemment le même qu’Endymion, et il a donné son nom à l’Isaurie ; son épouse, Ahalibe, a été l’origine de la dénomination que porte le fleuve de Lubinie. Le lac de Garde ne se retrouve-t-il pas dans Gaatham ? C’est surtout lorsqu’il s’agit de l’Anjou, de son pays natal, que l’écrivain redouble d’idées étranges. Le village d’Huillé a pour étymologie l’Ahale ou l’Ohole d’Ézéchiel qui est Ada ou Gadda, femme d’Ésaû. Le bourg d’Ignerelles, près Huillé, c’est incontestablement la même chose que Ain Ha Rouel, ou la fontaine d’Hercule. N’est-il pas certain qu’Hadar, fils de Madian, a donné son nom au hameau de la Tabarderie ? Le Loyer se trouve lui-même mentionné dans la Bible et dans l’Iliade. Son nom doit se traduire par Issachar ; c’est donc à lui que s’adresse la bénédiction de Moïse, et il reçut le mandat spécial d’expliquer au monde l’origine des nations. Le nom, le prénom, le pays, la province, le village de l’auteur d’Édom, sont indiqués en toutes lettres et sans équivoque dans un vers de l’Odyssée (l. V, v. 185) ; trois lettres numérales restent en dehors dans ce vers prophétique : elles indiquent la date 1620, c’est-à-dire l’année même où parut le volume qui renferme tant de belles choses. On nous dispensera sans doute de nous étendre davantage sur ce tissu de divagations que l’auteur regardait comme son chef-d’œuvre, et qu’il adressa au roi Jacques Ier, en émettant dans son épitre dédicatoire le voeu que le fils de Marie Stuart et ses sujets revinssent à la foi catholique. Jacques 1er  eut la bonté de lui répondre par une lettre de félicitations. Charles Nodier a consacré à ce tissu d’extravagances un chapitre de ses Mélanges extraits d’une petite bibliothèque.

Passons légèrement sur un autre ouvrage de notre auteur : Les Méditations théologiques sur le cantique de la Vierge Marie (Paris, 1614), une traduction française de la Cité de Dieu de saint Augustin, restée inédite, une épopée non achevée (et aujourd’hui perdue) dont Thierry d’Anjou était le héros, et d’autres compositions qui attestent du moins l’ardeur que Le Loyer apportait au travail.

Signalons parmi les ouvrages qui fournissent quelques détails sur ce personnage excentrique les Mémoires dé la Société d’agriculture, sciences et arts d’Angers, tome IV, la Bibliothèque française de l’abbé Goujet, tome XV, les Mélanges extraits d’une petite bibliothèque, par Ch. Nodier, p. 323, la Bibliothèque poétique de Viollet Le Duc, tome I, p. 323, enfin une notice de M. Albert, insérée dans le Moniteur de la librairie (janvier 1844) et dans le Bibliothécaire, journal fondé par M. Quérard, tome 1, pages 10-17. — Les Annales poétiques, tome XII, renferment aussi quelques extraits des poésies de Le Loyer. Il est fait une mention succinte des ses productions dramatiques dans l’Histoire du théâtre par les frères Parfaict, tome III, page 375, et dans la Bibliothèque du théâtre françois, t. I, p. 209.

G. B.
  1. Ce volume se compose de quatre parties : 1o Mélanges, 144 pages ; 2o Le Muet insensé, comédie, 74 p. ; 3o La Néphélococugie (de 1578), 156 p. ; et enfin, 4o Les folastries ou Esbatz de jeunesse, 34 pages. On trouvera ces folastries à la suite du Muet insensé qui est sous presse en ce moment.