La Mystification fatale/Première Partie/XIV


Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 54-58).


§ XIV. — Stratagème de Nicolas Ier.


De sa part aussi Nicolas répond, sans nommer Photius, par une circulaire ou lettre adressée le 1er juillet 867 à Hincmar, archevêque de Reims. Photius avait commis la faute, parmi les accusations sérieuses regardant les diverses coutumes de l’Occident, de toucher aussi à quelques-unes d’un ordre très inférieur, qui ne méritaient pas de sa part une telle attention. Nicolas y oppose ses observations. Nous n’avons pas à nous occuper ici de la valeur des unes ou des autres, mais uniquement de celle qui regarde notre sujet : de celle de la Procession.

Les Grecs, y dit Nicolas, nous accusent de professer que le St-Esprit ne procède point du Père. Ceci est faux. Ce dont se sert Photius comme d’un moyen d’argumentation, Nicolas le représente comme avancé en chef direct d’accusation. Et voilà ce dont il s’agit. À part l’âpreté des expressions, voilà ce que Photius entend dire. L’attribut (ou fonction), qui n’est pas commun à toutes les trois Personnes de la Sainte Trinité, ne peut appartenir qu’à une seule, autrement on pourrait soutenir que le Fils fut engendré, non seulement du Père, mais aussi du St-Esprit. Donc, dit-il, à l’interlocuteur qu’il se suppose, et non à Nicolas, qui ne s’était aucunement compromis personnellement sur ce sujet ; donc l’attribut de l’émanation (προβολη processio) ne peut appartenir qu’à une seule des trois personnes. À laquelle direz-vous qu’elle appartient ? au Père seul ? mais alors vous abondez dans notre sens, vous avez condamné votre nouveauté. Au Fils seul ? mais alors vous en excluez le Père contre l’énonciation de l’Évangile. En d’autres termes plus polis : si ce principe que j’invoque, que chacun des attributs reconnus de la Sainte Trinité ne peut appartenir qu’à une seule des trois Personnes, — ou que chacune des Personnes de la Sainte Trinité a son attribut exclusif, qu’elle ne partage pas avec les autres, — si ce principe est inébranlable, songez bien que votre doctrine doit aboutir fatalement à exclure le Père de l’attribut de l’émanation. Si vous n’y pensez pas, et je l’admets très volontiers, c’est par une heureuse inconséquence que vous y échappez. Voilà le sens de cette remontrance de Photius. Je ne me mêle pas d’apprécier la valeur de ces argumentations théologiques ; mais Nicolas qui voulait se gagner, comme soutien pour ses projets, l’irritation et l’indignation des Occidentaux, leur dit faussement que les Grecs les accusent de professer expressément et décidément que le St-Esprit ne procède point du Père : quod Spiritum Sanctum non ex Patre procedere fateamur. Ce qui était comme si Photius les eût accusés de renier l’Évangile. (Ffoulkes, Christ. divis., pag. 15, note 446, pag. 76, note 253, pag. 401, note 1239.)

Tel est le texte de cette lettre, donnée par Baronius (ad ann. 867), qui dit l’avoir copiée sur l’ancienne édition de Rome, conforme à celle de Paris. Mais les éditeurs postérieurs, voyant l’absurdité d’une telle invective, ont pensé que cela devait être la faute des anciens copistes ou éditeurs, et qu’ils devaient corriger le texte, pour l’adapter aux idées reçues. Ils ont donc mis dans la bouche de Nicolas, que les Grecs accusaient les Occidentaux de professer que le St-Esprit procède du Père et du Fils : Quod Sanctum Spiritum a Patre et Filio procedere dicimus ; ce qui était vrai, mais pour les Occidentaux seuls, surtout ceux du Nord, et non pour Nicolas et les Romains. Cette correction fautive, quoique faite sans malice, n’est donc qu’une altération arbitraire du texte primitif. La leçon donnée par Baronius est authentique et génuine. Baronius, fort content d’avoir découvert une chose qui devait aggraver la position des Orientaux, comme lançant des accusations absurdes et calomnieuses contre les Occidentaux, y a tenu bon, et a soutenu la vérité du texte primitif qu’il produisait sans s’apercevoir des conséquences de ce qu’il faisait.

Ces éditeurs correcteurs n’ont point compris la manœuvre de Nicolas, et s’ils l’eussent même comprise, ils se seraient bien gardés de la démasquer. Nicolas ne pouvait, en s’adressant aux Occidentaux du Nord, leur dire : les Grecs nous font une coulpe à Nous de Rome et à Vous des Gaules, de ce que nous professons que le St-Esprit procède du Père et du Fils, et se compromettre ainsi, non seulement envers les Orientaux, mais aussi envers les Italiens, chez qui cette invention Gotho-Vandale n’avait point de cours, mais, profitant perfidement de l’équivoque, auquel pouvait se prêter l’argumentation de Photius chez des gens inattentifs, il inventa, comme venant des Grecs, l’accusation absurde que Gaulois et Italiens professaient que le St-Esprit ne procède pas du Père, partant que c’était du Fils seul, et ainsi, indisposait Gaulois et Italiens contre les Grecs. Il en avait grand besoin, surtout en ce qui regardait les Gaulois, qu’il savait grandement irrités contre lui, à cause de ses attentats contre l’indépendance de leurs églises, et tout prêts à s’entendre avec Constantinople, pour avoir un soutien contre ses usurpations. Nous avons au reste déjà parlé de ceci. Voilà le mystère de cette apparente faute du code original, mais qui n’en était pas une. Ils ont voulu le corriger et le réformer, et ils n’ont fait que le déformer. C’est le même phénomène que celui des actes des conciles de Tolède, dont nous avons parlé au commencement de notre travail. Égarés par le spécieux de cette correction fautive, Zernicavius et son traducteur Eugenius, Kara-Theodori, Sophocles Œconomos, et dernièrement Valetas, ainsi que tant d’autres avant eux, ont par erreur inculpé Nicolas, d’avoir professé la double procession.[1] La vérité est que Nicolas, occupé de faire accepter, par les Occidentaux, les pseudo-décrétales, se souciait fort peu au fond du cœur, soit de l’une, soit de l’autre croyance sur la Procession. En ce qui regarde notre sujet, il suffit d’avoir démontré que, dans cette question, il n’a point trébuché.

  1. Pericopen hanc : ει δέ τις μετ’ εκεινους — χωρίον, quae Nicolaum primum respicit, Allatius contra Creyght, pag. 231—232, in medium profert ita disserens : Post Benedictum ad Nicolaum descendens, qui post eum pontificatum inierat, aeque atque neque de nomine illi esset notus nomen obticescens, eum secreto nec palam populo id dicere asseverat (Photius) : « Quod si quis post eos, et ad omnia audendum projecta lingua : neque enim aperto capite contra optima Deoque gratissima niti audebat ; sed nec tremendum fidei in ore omnium circumduci solitum (?) sententiae suae tegumentum praetexens, dictum piissimum et maxime honorandum Ecclesiarum opus attondit vel laesit : neque enim mei propositi est sceleratas actiones edicere ; ipse sciverit ; quinimo amare jam novit, miserandum in modum pœnas illic persolvens occultae audaciae — sed ille tacet, licet invitus ; proptereaque in silentii receptaculum projiciatur. » — « Testis locuples Photius, Nicolaum separatim ab aliis, nec sonora lingua, aut id exprimente Spiritum ex Filio procedere censuisse ; et tu (Creyght) ab ipso Nicolao nuper introductam impietatem declamas ?… Si sub lingua et non aperto capite pronuntiabat, non ergo symbolo addiderat, quod in ecclesiis sonora voce cantillabatur. Nec poterat Photius id de Nicolao ad liquidum explorata veritate pronuntiare, cum originem tanti sceleris juxta cum ignarissimis sciret ; nec ipsum puduit fateri quod nesciebat. » Deinde adducit Photii verba : Και τίνες εμάχοντο. His confirmantur quae scripsit Baronius ad a. 883, n. 35 : « Quisnam autem Romanorum pontificum primus id statuerit, ut reciperetur symbolum cum iisdem duabus dictionibus Filioque, scimus viros doctos in his investigandis plurimum laborasse et ad tempora Nicolai vel circa id retulisse. Verum si id fuisset, certe Photius altius in ipsum Nicolaum pontificem declamasset, qui ea in Symbolum intulisset ; sed cum duabus epistolis acerbissime in Rom. Ecclesiam invehatur, nunquam eum eo nomine sugillat, quod ea in Nicæenum symbolum intulisset. »