La Mystification fatale/Deuxième Partie/V


§ V. — Liturgie de saint Marc. — Épître du clergé d’Achaïe. — Concile de Ctésiphone. — Liturgie Éthiopienne.


L’invocation à la Ste-Trinité qui se trouve dans une très-ancienne liturgie attribuée à saint Marc a été falsifiée par l’interpolation du Filioque dans l’édition de la bibliothèque patrologique de Cologne (tom. X), comme il est prouvé par celle de Paris 1624 (au tom. II), par celle de 1644 (au tom. XII, pag. 278) et par celle de Lyon où cette addition est incarcérée entre deux crochets, pour montrer que c’est une falsification. Que répond à cela M. Laemmer (chap. 28) il nous cite l’arrêt d’un Bellarmin et d’une autre personne inconnue affirmant l’un et l’autre, que ce ne fut jamais l’usage des Latins de corrompre les saints livres mais bien celui des Grecs. Répondez pour le cas présent. L’endroit de la liturgie duquel nous parlons est-il falsifié oui ou non ? Cette espèce de réponse est un aveu de défaite énoncé de très-mauvaise grâce. Pendant tous les siècles qu’a duré cette divergence, aucun auteur parmi les Latins ni parmi les Grecs gagnés dans leur désertion à la profession du dogme carolin, aucun dis-je, n’a fait mention de ce passage au soutien de son assertion. La falsification doit être relativement bien moderne.

Mais écoutez Ciel et Terre ! Les Latins n’ont jamais rien falsifié, dit Bellarmin, lui qui, dans son ouvrage des auteurs ecclésiastiques, est forcé d’avouer que les siens avaient falsifié un passage d’un ouvrage de saint Jean Damascène ayant trait à cette même question de la procession, passage dont nous nous occuperons plus loin. On pourrait composer un ouvrage suffisamment nourri pour signaler la foule des falsifications qu’ont commises les Latins dans toutes les questions de leur différend avec les Grecs. On pourrait en faire un autre autant, pour ce qui regarde leurs différends avec les Protestants. Je laisse à part celles que les ultra-papistes ont commises dans leurs différends avec les Jansénistes et les Gallicans. Qu’a fait, d’ailleurs, Bellarmin lui-même, lorsqu’il était membre de la commission pour une nouvelle édition correcte de la traduction des Saintes-Écritures par saint Jérôme, laquelle se trouvait dans un état déplorable et remplie non seulement de fautes, mais d’altérations qui constituaient de véritables falsifications ? Lui et ses collègues furent loin de remplir loyalement la mission dont ils était chargés ; bien plus, dans cette œuvre de falsification, Bellarmin ne se contenta pas du rôle de fauteur, mais devint aussi acteur et fut obligé d’avouer lui même cette turpitude dans sa lettre à Luc Bruges, lorsque celui-ci dénonça au public ces prévarications[1].

L’épître attribuée au clergé d’Achaïe sur le martyre de saint André, porte au commencement une profession de foi sur la Ste-Trinité, où la troisième personne est qualifiée de αληθινον πνευμα αγιον το εκ του Πατρος εκπορευομενον και εν τω Υιω διαμενον, verum Spiritum Sanctum qui procedit e Patre et manet in Filio. Vers la fin du XV siècle, un certain Bonitius Mambritius y intercala frauduleusement le e Filio ; il a été suivi par Ludovicus Andrucci Sant’Andrea dans son édition faite à Rome en 1731, mais dans toutes les autres éditions la traduction est conforme au texte original. M. Laemmer invoque à son appui Baronius, qui, d’après son habitude, se range du côté des faussaires. Baronius dit que les expressions de l’original constituent un grécisme, grecismum irrupsisse. Quelle misère ! Pourquoi donc ne traduisez-vous pas le grécisme par un latinisme ? Si cette lettre avait été écrite originairement en latin, vous seriez admis à nous dire qu’un grécisme a été commis dans la traduction grecque, mais puisque au contraire c’est une traduction faite du grec en latin, vous devez avouer que l’on a commis non un latinisme, mais une fière et flagrante falsification. (Baronius ad Martyres, XXX Novembre, note A.) Voir d’autres détails dans la Patrologie grecque de Migne (vol. II, pag. 199 et suiv.)

En l’an 420, un concile local se réunit à Séleucie et y décréta vingt-deux canons de discipline ; ces canons furent confirmés dans un autre concile tenu en l’an 420, à Ctésiphone de Mésopotamie ; mais les actes de ce dernier synode passaient pour perdus, lorsqu’au dernier siècle on les a découverts traduits en syriaque et enrichis, au deuxième canon, du Filioque qui y est énoncé très-explicitement : « Et in Spiritum Sanctum Paraclitum (vivum de Patre et Filio) in una Trinitate. « Mansi juge que cette incise est une falsification. (Concil. Collect., tom. III, pag. 1166 et tom. IV, pag. 1.) Héfélé approuve son jugement dans son Histoire des Conciles. (tom. II, pag. 281.)

Dans la traduction latine du rituel de l’Église Syriaque, composé par le patriarche Severus, le symbole se trouve falsifié. Comment se peut-il, fait remarquer à ce sujet Zernicavius, que le Filioque se trouve en crédit chez les Syriens vers le milieu du VII siècle, époque où vécut ce patriarche, tandis qu’il ne fut introduit en Occident que vers la fin du VIII ? Le traducteur Eugenius y fait, dans une note, la remarque que cet argument ne vaut rien, puisque cette nouveauté avait cours en Occident, dès le VI siècle. M. Laemmer s’empare aussitôt de cette observation et la fait sienne[2], mais il se tait sur le reste de la note, où il est prouvé qu’il ne s’agit point de Severus patriarche d’Alexandrie, mais d’un autre, son homonyme, patriarche d’Antioche qui a fleuri commencement du VI siècle. (Zernicavius pag. 119.) Quoi qu’il en soit de l’auteur ou de la date, ce rituel fut falsifié dans le passage en question, probablement lors de l’occupation de la Syrie par les Croisés ; il est probable que cela se fit sur la base d’une autre falsification, dont on ne peut préciser la date[3].

Dans le symbole contenu dans la liturgie éthiopienne publiée en langue latine, à Rome, à Paris et en Éthiopie, on a commis la même falsification en y interpolant le Filioque ; cette falsification a été dénoncée et démontrée telle par Job Ludolf le Saxon. (Zernicavius pag. 269.) M. Laemmer ne le contredit pas, mais il y ajoute son refrain habituel, c’est-à-dire : que par d’autres passages de la même liturgie, il résulte que la seconde procession y est expressément professée[4]. À quoi on peut ainsi répondre : si ces passages se prêtent à une telle interprétation, qu’était-il besoin d’en falsifier le texte authentique ? C’est néanmoins de ces rituels falsifiés que la Propagande a de nos jours inondé l’Abyssinie[5].


  1. Sed scias velim Biblia Vulgata non esse a nobis accuratissime castigata. Multa enim de industria justis de causis pertransivimus quae correctione indigere videbantur… In hac tamen pervulgata lectione sicut nonnulla consulto mutata, ita enim alia quae mutanda videbantur consulto immutata relicta sunt. Voici ce que nous lisons à ce sujet, dans Janus, le Pape et le Concile : Le synode de Trente avait déclaré que la traduction de saint Jérôme devait être le texte biblique authentique de l’Église d’occident ; mais il n’existait encore aucune édition de la Bible latine authentique, c’est-à-dire approuvée par Église. Sixte V entreprit de la donner, et elle parut entourée des anathèmes et des moyens de répression consacrés et depuis longtemps stéréotypés. Sa bulle déclarait que cette édition, corrigée de sa main, devait être seule employée et faire foi, comme la seule vraie et authentique, sous peine pour chacun d’être mis au ban de l’Église ; tout changement, même d’un seul mot, entraînant la peine de l’excommunication.

    On s’aperçoit après qu’elle est pleine de fautes ; on y trouve environ deux mille inexactitudes faites par le pape lui-même. On propose de publier une interdiction de la Bible sixtine ; mais Bellarmin conseille d’étouffer le mieux possible le grand danger où Sixte V avait mis l’Église ; on doit, d’après lui, retirer tous les exemplaires, réimprimer sous le nom de Sixte V la Bible corrigée à neuf, et dans la préface avancer que des erreurs s’étaient glissées par la faute des compositeurs et le manque de soins. — Bellarmin lui-même fut chargé de mettre ce mensonge en circulation, mensonge auquel le nouveau pape prêta son nom pour la rédaction de la préface. Le jésuite-cardinal s’est vanté lui-même dans sa propre biographie, d’avoir rendu ainsi à Sixte-Quint le bien pour le mal, puisque le pape avait fait mettre à l’index l’œuvre principale de Bellarmin, les Controverses, pour n’y avoir défendu que la puissance indirecte du pape sur la terre, et non sa puissance directe.

    Mais alors se produisit une nouvelle mésaventure. Cette biographie qui était conservée à Rome dans les archives des jésuites, fut connue dans la ville par quelques copies. Aussitôt le cardinal Azzolini, proposa de mettre l’écrit au pilon, de le brûler, et d’enjoindre le plus profond secret, attendu que Bellarmin injuriait trois papes, et en représentait même deux comme des menteurs, Grégoire XIV et Clément VIII.

  2. XV. In Severi Patriarchae Alexandrini Rituali Syrorum Symbolum Constantinopolitanum cum additamento Filioque legitur. Monacho Baturinensi id magnopere displicet. Unde exclamat : Αλλα πως αν επι της απο Χριστου Ζ’ Εϰατονταετηριδος, πιστευσειε τις επιπολασαι παρα Συροις την τοιανδε προσθηϰην, ην ϰαι παρ’ αυτοις τοις Λατινοις, περι που το τελος της Η’ αναφυεισαν ισμεν ϰαι ϰαινοτομηθεισαν ; (= At quomodo iam saeculo VII auctum esse potuit symbolum apud Syros, cum apud ipsos Latinos nondum auctum fuit, nisi iam demum post octavum elapsum saeculum ?) Fundamentum huiusmodi obiectionis apparet in errore historico niti ; res namque exploratissima est, additionem circa annura 600 factam fuisse.
  3. Sur l’aversion des Chrétiens de Tyrie contre les Croisés, leur éloignement des us et coutumes des Francs, et la réprobation manifestée par eux des dogmes occidentaux, y compris celui du Filioque, voir les dépositions des historiens latins de cette époque : Jacques de Vitry évêque latin d’Acre, Sanudo Torcello de Venise et Mathieu Pâris, cités par Zernicavius (vol. II, pag. 563—65.) Comment donc ces Chrétiens auraient-ils pu, dans de telles dispositions d’esprit, supporter le Credo frelaté des Latins ? J’emploie ce terme, car aucune autorité ecclésiastique compétente, c’est-à-dire ni le patriarcat d’Antioche dont relevaient les Syriens, ni aucun concile œcuménique ne l’avait décrété ou admis. Les Croisés ont pourtant réussi à introduire leur levain chez les Maronites ; les autres conversions d’Uniates d’Antioche et de Syriens sont d’une date très-récente.
  4. XVI. In Liturgia Aethiopica, Romae Aethiopice, Parisiis autem Latine edita, idem Symbolum Constantinopolitanum cum additamento exstat. Latinos ita corrupisse censet Sernikavius, testimonium iactans Iobi Ludolfi. Verum hic ipse testatur

    a) Aethiopes in Liturgia sua Spiritum Sanctum aeque Spiritum Filii ac Patris, necnon personam per se subsistentem esse haud aegre fateri.

    b) eosdem uti S. Scripturae verbis : „Qui egreditur a Patre et sumit de Filio“ (Ioann. XV, 26 ; XVI, 14), nec ultra rimari velle.

    c) Aethiopes pro voce : processit, communiter uti : progerminavit, ortus est.

    d) in confessione Tzagazaabi legi : Qui germinavit vel processit a Patre et Filio.

    Igitur verba, de quibus quaeritur : et Filio, constat omni iure esse proprio loco inserta.

  5. Pour en finir avec la question de la croyance des sectes orientales séparées de l’Orthodoxie, rapportons ici le témoignage du savant Renaudot, autorité sans pareille en cette matière : In eo autem Symbolo, ut olim Christiani omnes, ita sectae Orientales paucis syllabis exceptis conveniunt. Pariter etiam non modo inter se ipsae, sed cum Graecis consentiunt, in exagitanda additione a Latinis facta circa Spiritus Sancti processionem, per illa verba qui ex patre filioque procedit.

    Eam quippe additionem condemnant, non modo quasi temere factam, et absque legitima autoritate contra Constantinopolitani Concilii et aliorum definitionem, sed etiam quasi novum dogma contineat, de processione sancti Spiritus a Patre et Filio, de qua nihil Symbolo adjectum velint : si quid alibi explicationis gratia addendum sit, nihil aliud quam scripturae verbis dicitur, qui a patre procedit et a filio accipit, ut in Liturgia Syriaca Dionysii : aut sicut in alia Jacobitis quoque propria Mathaei Pastoris. Ipse a te, o Pater, ab aeterno procedit et a filio tuo quae essentialia sunt accipit. Illius igitur additionis causa, accusantur Franci, hoc est Latini a Severo Episcopo Aschmonin, et Ebnassalo Collectionis Principiorum fidei cap. 24. in quo adversus eos, contra hanc additionem disputat, ut Petrus Melichae Episcopus, de sectis : Paulus Seidae sive Sidonis in Tractatu de eodem argumento : Abulbircat duobus in locis, non modo ubi loquitur de sectarum differentia, sed in expositione Symboli, ut etiam Autor scientiae Ecclesiasticae. Cum vero multae ejusmodi expositiones extent in Codd. Mss. breves aliae, et quasi simplices Paraphrases prolixiores aliae, vix ulla talem observationem adversus Latinos non habet. Neque ipsius symboli antiquum aliquod exemplar, aut recentius, cujus aliqua autoritas censeri possit, hanc additionem Latinorum more factam exhibet, nisi interpolatum manu recenti, ut sunt edita officia ad usum Maronitarum, ex quibus nulla adversus communem usum Orientalium testimonia duci possunt. Occurrunt enim codices aliquot non valde antiqui, sed sinceri, pro ipsis Maronitis scripti, diu postquam ad Ecclesiae Romanae unitatem redierunt, in quibus haec additio desideratur. In Euchologiis Melchitarum Arabicis Symbolum descriptum est, ut vulgo apud Graecos legitur : et in Spiritum sanctum Dominum ; vivificantem ; qui e Patre procedit. Ita quoque in ejusdem Euchologii Melchitarum Arabici editione Fanensi an. 1514. Ut in antiquissimo Syriaco Codice Mediceo Collectionis Canonum. De Nestorianis certum facit consensus codicum illorum qui preces continent, eos sequi pariter Graecam lectionem : ita quoque Coptitae. Nam in Codice qui Theotokia et diversas alias orationes Coptice et Arabice scriptas continet, Symbolum legitur absque additione, ut in aliquot aliis, tam antiquis quam recentioribus exemplaribus.

    Temere igitur omnino Abrahamus Echellensis in Notis ad Praefationem Arabicam Nicaeni Concilii, in editione magna Parisiensi cum aliis ejus de hoc argumento opusculis recusam, scripsit. Symbolum Nicaenum cum particula, filioque, expresse habetur in editione Coptitarum cujus extat exemplar in Bibliotheca III. viri D. Gilberti Gaulmini. Temere, inquam, omnino, nam Codex Regius fuit olim Gaulmini, cujus omnes manuscripti in Regiam Bibliothecam translati sunt. Quod si ut idem Echellensis subjungit, habetur eadem additio in Maronitarum exemplaribus, emendata illa fuerunt procul dubio per recentiores manus, ut in editione Liturgiae Aethiopicae, post Novum Testamentum factum est, et in omnibus ferme libris aliis qui aut Romae, aut sub Romanorum Censorum oculis editi fuerunt. Nihil est enim certius, quam ignorari penitus illam additionem ab Ecclesiis, quae a Romana eam non acceperunt. Frustra etiam invocabuntur adversus hanc observationem indubitatam, testimonia quae postea adjungit Abrahamus, ex autoribus quos nemo praeter eum unquam aut vidit, aut appellavit, et quos recentissimos esse dubitare non possumus. Unum habemus codicem ex quo excusari aliquatenus posse videretur, et is est Collectionis Canonum Coptitarum amplissimae, in quo legitur Symbolum, cum additione verborum, filioque. Verum annotat simul scriptor, illud esse secundum Francorum Codices ; qua sola nota testatur, eadem verba a popularibus suis Christianis ignorari. Attamen licet ea sit Orientalium opinio, in sua traditione fundata, quod nihil Symbolo adjiciendum sit, ignorant tamen contentiosam, illam omnem Graecorum posteriorum de hoc argumento Theologiam, breviterque admodum in ea versati sunt.