La Musique hongroise et les Tziganes

Revue des Deux Mondes tome 28, 1878
A. de Bertha

La musique hongroise et les tsiganes


LA MUSIQUE HONGROISE
ET LES TSIGANES

A vrai dire, il est presque impossible, pour qui n’a pas une connaissance approfondie de la musique hongroise, de s’expliquer le talent des tsiganes. Même en les entendant exécuter des morceaux connus, tels que des valses ou des marches, on est distrait par tant de particularités caractéristiques, qu’on se trouve fort embarrassé de les apprécier selon les lois ordinaires de la musique. La vue d’un orchestre qui joue sans musique écrite, la sonorité inusitée de leurs instrumens, de la petite clarinette en mi-bémol, du tympanon (tsimbalom), datant du moyen âge, leur entrain infatigable, dont on déplore l’absence bien souvent chez les musiciens stylés, tout cela occupe l’observateur et l’empêche d’analyser ses sensations. Ajoutons maintenant à ces surprises un élément tout nouveau pour les Occidentaux, la musique hongroise, qui, pour le rythme et l’accent, diffère essentiellement de la musique des peuples indo-germaniques, et l’on comprendra comment a pu naître à l’égard des tsiganes la confusion la plus étrange. On est arrivé à croire que, lorsqu’ils ne jouent pas leurs arrangemens de morceaux d’opéras ou de danses, composés par les moyens connus, ils improvisent ensemble, instantanément, et on donne même à ces prétendues improvisations le nom de « musique tsigane. »

La vérité, c’est que les tsiganes se contentent de jouer la musique hongroise. Les bohémiens de la Russie, les gitanos de l’Espagne, les gypsies de la Grande-Bretagne, quoique issus de la même race que les tsiganes hongrois, ayant le même passé impénétrable que ces derniers, étant même restés avec eux en rapport suivis, — pour le choix de leurs chefs (vaïdas) par exemple, — ne connaissent pas et n’ont jamais connu de pareilles improvisations, et ne possèdent pas de mélodies d’une allure semblable. Ils s’identifient partout avec leur entourage : on les trouve donnant en spectacle les charmes de leurs femmes dans le sensuel empire des tsars, s’occupant de nécromancie dans les pays superstitieux du midi de l’Europe ; nulle part ils n’ont l’orchestre restreint, mais complet, qu’ils ont en Hongrie, parce qu’ils n’ont rencontré nulle part un besoin de musique aussi impérieux et aussi développé que chez les Hongrois.

Mais, répondent les apologistes des tsiganes, ne serait-il possible qu’à leur arrivée en Occident les bohémiens russes, les gitanos, les gypsies, aient eu tous cette même musique et qu’ils l’aient abandonnée peu à peu, n’ayant pas trouvé un sol favorable à leur art, tandis qu’aux tsiganes il était facile de la cultiver au sein d’un peuple qui pendant des siècles n’a pas quitté la garde de son épée ? C’est ainsi que chez les Romains le domaine de l’art était réservé aux Grecs : le génie hellénique s’est en quelque sorte rajeuni à Rome dans toutes les branches de l’art, il s’est rendu nécessaire à la vie publique ; à côté de lui, il n’est pas resté de place pour un art national, romain. Il en a été de même en Hongrie. Pourquoi les Hongrois, guerriers et législateurs, auraient-ils repoussé la musique tsigane, qui pouvait les enflammer à la lutte avec ses héroïques accens, les soulager dans leurs détresses par sa mélancolie pénétrante ? Quelle entrave à son développement pouvait-elle rencontrer dans un pays où les tsiganes étaient beaucoup plus libres que partout ailleurs et où ils-étaient les seuls musiciens ?

Deux faits indiscutables réduisent à néant cette insinuation, qui a pour but de mettre en doute l’existence de la musique hongroise. D’abord, pour que la comparaison fût admissible, il faudrait prouver qu’avant l’arrivée des tsiganes il n’y a pas eu de musique nationale chez les Hongrois, comme il n’y a pas d’art antérieur aux artistes grecs à Rome ; ensuite il faudrait pouvoir signaler des différences caractéristiques entre la poésie hongroise et la musique jouée par les tsiganes. Or d’une part nous savons qu’Attila lui-même, le farouche ancêtre du peuple magyar, aimait à entendre ses musiciens pendant qu’il prenait son frugal repas, — que plus tard Arpad, le conquérant de la Pannonie, de l’empire morave, faisait toujours ses premières libations avec l’eau du Danube puisée dans un cor renversé, — qu’enfin au tournoi des chanteurs à la Wartbourg, en Thuringe, ce fut Klingsor de Hongrie qui remporta le premier prix de la lutte poétique. Quand, sous le roi Sigismond, les tsiganes paraissent, on n’en parle pas d’abord comme de musiciens ; ce sont les trouvères du pays, les héguedeuches, et des Italiens attirés par la munificence d’un Mathias Corvin qui remplissent les églises et les salles de fêtes de leurs chants. Tout cela prouve qu’en Hongrie on n’a jamais négligé la musique, et que les tsiganes se sont trouvés en présence d’un art relativement avancé et ayant ses racines dans le sol du pays. Il est difficile de croire que les Hongrois, très attachés à leurs coutumes, aient abandonné leur musique pour accepter celle d’une race qui n’était employée qu’aux métiers les plus vils, qui est l’incarnation de la fantaisie la plus échevelée, du vagabondage, incessant, et qui forme le plus complet contraste avec le caractère magyar.

La contre-épreuve, fournie par la littérature hongroise, tant ancienne que moderne, est encore plus concluante, si possible. Nous voyons d’abord que l’école dite populaire, qui joue en Hongrie le rôle des romantiques français, et qui adopte la prosodie propre à la musique, a réussi en peu de temps à faire oublier les œuvres écrites en vers métriques ou alexandrins. Attribuer ce résultat au génie seul d’un Petöfy, d’un Arany, serait téméraire ; il est dû plutôt au tact heureux avec lequel ces poètes ont donné pour vêtement à leurs inspirations les rythmes les plus conformes à la langue, et par là à la musique hongroise. Leur action sur la littérature a été ainsi, après les épopées hexamétriques de Vörösmarty, les odes de Berzsenyi, un retour aux sources primitives du sentiment national, on pourrait même dire du sentiment de la race finno-ougrienne entière à laquelle appartient le peuple hongrois, sentiment dont l’expression préhistorique est le Kalevala, l’épopée finnoise, écrite en pieds choriambiques, ce rythme étrange ( — uu —) que Petöfy, Arany, ont fait renaître, et que nous retrouvons à chaque instant dans la musique jouée par les tsiganes, — dans la musique hongroise.


I

L’existence de la musique hongroise ayant été ainsi constatée en dehors de toute intervention des tsiganes, elle nous apparaît comme un art très complet, quoique peu développé. Elle contient — : assurément en raccourci, — toutes les manifestations d’une école musicale, et possède les germes des formes les plus abstraites et du travail le plus sévère. Cette diversité surprenante constitue son attrait principal ; elle lui a permis de satisfaire aux exigences multiples de son étroite liaison avec la fortune tourmentée du peuple hongrois ; elle lui donne un aspect changeant à volonté, dont on ne se lasse jamais, tant les contrastes les plus violents s’y succèdent inattendus, inépuisables. Cependant, comme la musique de toute nation au début, la musique hongroise ne consiste que dans des phrases détachées d’un développement plus ou moins ample, dont le caractère est vocal ou instrumental, intime ou théâtral, timide ou menaçant, selon le milieu social où elles sont nées. L’enchaînement de ces phrases combiné avec goût constitue le premier mérite des tsiganes. ils les présentent dans l’ordre des pièces composant les suites de Bach et Händel : une espèce de prélude d’abord, un air large ensuite, puis quelques dessins mouvementés, pour finir par un allegro qui s’accélère de minute en minute. Sauf quelques exceptions, le ton reste le même dans tous ces morceaux, dont le peu de cohésion s’oppose à toute modulation compliquée. Le mode majeur n’en est pas autant banni que de la musique slave, il alterne avec le mineur d’un morceau à l’autre, de même que la gravité des cordes basses avec l’éclat de la chanterelle.

Cette ordonnance naïve, mais judicieuse, ne date que d’à peu près quarante ans : depuis que les chansons, les danses populaires se sont vues admises à L’honneur d’être jouées par les tsiganes. Jusqu’alors ils s’étaient renfermés dans l’exécution des morceaux graves, guerriers, s’adressant à la noblesse seule, qui formait seule le gouvernement et l’armée. C’était l’époque héroïque de la musique hongroise. Quelques grands seigneurs, ne voulant pas abdiquer leur nationalité à la cour séduisante de Vienne, où régnaient des mœurs étrangères, vivant retirés dans leurs vastes terres, repoussant toute idée de progrès, protestaient ainsi sourdement contre le despotisme qui envahissait la Hongrie sous les traits de la civilisation occidentale. Il n’y avait plus de chef pour se ranger sous sa bannière ; les longues guerres malheureuses avaient découragé les plus ardens ; on n’avait d’autres ressources que les stériles discours à la table verte des diètes, ou le maintien religieux de tout ce qui venait des ancêtres, fût-ce la coutume la plus baroque, la plus ruineuse. Avoir un poète attitré, qui était très souvent en même temps le fou du château, entretenir une bande de tsiganes qui suivait partout le maître, et dont les familles campaient à proximité pour pouvoir profiter de toute bonne aubaine, tel était le devoir de chaque gentilhomme hongrois qui aimait son pays ; tel était le seul moyen de sauver le génie persécuté de la nation ! Aussi est-il difficile à un Hongrois de ne pas s’attrister en pensant à ces orgies sans fin, où s’engloutissaient des fortunes entières, où des folies sauvages s’emparaient des assistans, mais où s’étaient réfugiées la poésie, la musique nationale d’alors. Voilà l’image de l’auditoire pour lequel Lavotta, Csermak, Bihary devaient composer leurs plus beaux hallgató-notas, morceaux pour être écoutés ! Voilà pourquoi ces compositions, — des adagios, en hongrois lassu (lachechou), suivis d’une courte coda plus animée : tzifra ou fris (friche), — ne racontent que des passions impersonnelles. La femme, l’amour, n’y paraît que discrètement. Cependant au commencement des fêtes on n’excluait pas le beau sexe ; chefs de famille et matrones se tenant par la main et précédant les couples de la jeunesse traversaient majestueusement les salles sur le rythme bien cadencé d’un palotas (palotâche, ce qu’on entend dans les palais), et inauguraient la réunion, que les dames devaient bientôt quitter pour laisser libre cours aux discussions politiques, noyées dans le vin, enveloppées dans la fumée des chibouques. C’est là qu’on décidait qui serait député aux prochaines élections, comment on renouvellerait le personnel de l’administration départementale, et, pour soutenir ses candidats ou combattre les adversaires, c’est là qu’on improvisait les kortes-notas, les chansons de l’électeur, dont le sel contribuait puissamment à l’issue favorable du vote. Alors on se lançait dans les toasts les plus interminables, vrais programmes politiques, qu’on applaudissait ou interrompait bruyamment, et que les tsiganes saluaient de leur fanfare ; alors chaque convive demandait son air favori, que le chef de la banda, — le primas (primâche), — ne lui joue jamais assez fort… il faut qu’il mette son violon tout près de l’oreille pour que les sons l’assourdissent, que l’ivresse de la musique soit plus foudroyante ! Et les écus de couvrir le tsimbalom, et les bank-notes de s’accrocher au bout de l’archet !

La guerre de sept ans, les dernières luttes contre les Turcs sous l’empereur Joseph II, et le long duel du monde avec Napoléon apportèrent à ces fêtes de sanglantes interruptions. Adieu les verres, adieu la musique ! il faut ceindre le cimeterre paternel ; la noblesse s’organise en insurrection, les paysans s’enrôlent comme volontaires. Pour en grossir le nombre, on envoie dans les campagnes des enrôleurs, généralement de vieux caporaux, couverts de bouquets, de rubans, qui, la bouteille à la main, vantent l’agréable existence des houssards. Quand rémunération de toutes les grandeurs qui attendent le brave, le tableau saisissant des horreurs commises par l’ennemi, l’excitation la plus ardente à la défense du roi et de la patrie, n’obtiennent pas le succès espéré, alors on a recours au grand moyen : on fait jouer par les tsiganes des verbunkos, airs de danse rappelant le rythme des marches, que l’enrôleur à bout d’argumens accompagne fièrement du cliquetis de ses éperons, sachant d’avance qu’aucun jeune Hongrois ne résistera à cette séduction suprême.

Une fois au régiment, le soldat n’était pas absolument privé de la musique hongroise, quoique le commandement eût été confié à des officiers allemands et l’orchestre à des chefs et des musiciens de Bohême. Les généraux, connaissant le penchant irrésistible de leurs hommes pour leur musique nationale, regardaient d’un bon œil les chefs d’orchestre militaire qui appropriaient les mélodies jouées par les tsiganes aux besoins de l’armée. C’est ainsi qu’a été composée la célèbre marche de Rádkoczy, la personnification musicale de la Hongrie. D’après les investigations les plus minutieuses, ce morceau date de 1809, année où une musique militaire l’a joué pour la première fois à Pesth. On ne connaît pas le nom du chef d’orchestre qui l’a fait jouer, mais il est certain qu’il la tenait du grand Bihary, le fameux tsigane qui plus tard devait charmer les diplomates au congrès de Vienne. Il est donc probable que les élémens musicaux si extraordinaires de cette marche viennent de Bihary, tandis que sa forme parfaite lui a été donnée par le kapellmeister inconnu, mais assurément très savant, qui l’a arrangée pour la musique de son régiment. Quant à son titre de « marche de Rákoczy » (c’est le nom du dernier prince hongrois rebelle contre la maison des Habsbourg), il a dû spontanément venir aux lèvres d’un Magyar mécontent, et on l’aura prudemment toléré dans ces temps menaçans, comme une concession faite par la cour aux aspirations nationales. La complainte sur Rákoczy et ses généraux existe, mais elle n’a aucune ressemblance avec la marche en question.

Cependant les hallgató-nótas des nobles et les marches, les verbunkos, des soldats n’épuisaient point les ressources de la musique hongroise. Le petit peuple, quoique vivant en servage, était en Hongrie moins paralysé par la misère qu’ailleurs, grâce au sol prodigieusement fertile du pays et à l’indulgence des maîtres. Malgré les corvées et la dîme, il lui restait encore assez de vigueur pour chercher l’expression de ses passions dans la poésie ou la musique. Les veillées en hiver, pendant lesquelles s’égrène le maïs ou se file le chanvre, les siestes après le coucher du soleil en été, quand il est impossible de rester dans les maisonnettes surchauffées des villages, quand les rues étroites et les jardins exigus se remplissent de monde cherchant la fraîcheur : ces heures de délassement de la population campagnarde font naître mille chansons nouvelles. Improvisées par quelque jeune gars amoureux, par quelque paysanne au cœur tendre, on les redit le lendemain, on les rectifie, on les imite, les colporte, et finalement on les oublie, si par hasard le dimanche suivant, au cabaret, un malheureux tsigane, raclant son pauvre violon, ne les recueille pas et, faisant œuvre d’homéride, ne les conserve pas pour les temps futurs. Ces chansons, dont les paroles et la musique sont presque toujours inventées par le même individu, retracent dans leur petit cadre (elles se composent ordinairement de quatre vers, de seize mesures au plus), avec des traits caractéristiques, toutes les phases et tous les drames de la vie de famille. La jalousie des époux, l’opposition entre le penchant des enfans et la volonté des parens, les misères des orphelins, les cruautés de leurs belles-mères, y sont racontées par les victimes : puis ce sont les soupirs des amoureux sans espoir, les plaintes des soldats quittant leur foyer, les regrets des abandonnés, des délaissés. Il n’y a pas moins de chansons d’un caractère gai, où le sentiment de la nature, les expansions d’une race primitive, la critique des faiblesses humaines, trouvent leur plaisante expression. Au contraire la légende n’y joue qu’un rôle tout à fait effacé.

Pour achever le tableau de la vie du peuple magyar et pour compléter l’indication des sources d’où jaillit sa musique, il nous faut encore parcourir les vastes plaines de la Basse-Hongrie, les pusztas (poustas) de l’Alföld, écouter à l’entour des fermes disséminées (des tagnas) le pipeau des pâtres (le tilinko), les chansons des gardeurs de troupeaux. Elles se distinguent par un dessin mélodique d’une hardiesse extrême, et nous servent de transition pour arriver aux tsardas, à ces auberges mal famées que l’on trouve le long des routes, et dont nous voyons la copie assez exacte au Champ de Mars. Par le dehors, elles ressemblent aux habitations des paysans hongrois, par l’intérieur, à tous les cabarets du pays ; mais les hôtes qu’elles hébergent méritent de nous arrêter un instant.

C’est là que campent les betydres, les rôdeurs de la pousta, les pauvres garçons (szegény legények), comme les appelle le peuple d’un euphémisme indulgent. Ayant plus ou moins de peccadilles sur la conscience, ces jeunes gens quittent leurs famille, leurs maîtres, et vivent, — surtout vivaient avant les chemins de fer et la nouvelle organisation de la Hongrie, — dans ces auberges pour se soustraire aux poursuites de la justice, qui ne pouvait les atteindre que difficilement, tant la population les craignait, les protégeait. Ils n’avaient qu’à dire qu’ils fuyaient la conscription de l’armée autrichienne, et toutes les sympathies leur étaient acquises, avant 1848 par haine de la noblesse, qui était exempte du service, après la révolution par patriotisme. Guerroyant contre les pandours des comitats, contre les gendarmes étrangers, ils représentaient l’indépendance dans un temps où le pays en était privé ; aussi gardaient-ils, malgré leurs méfaits, une auréole de poésie, qui se reflète dans maintes chansons où ils apparaissent dédaigneux de la mort, fidèles à leurs amours, attachés à leurs montures, le plus souvent volées, comme à des frères d’armes. C’est à la tsarda qu’ils se donnent rendez-vous, c’est là que leurs femmes ou leurs maîtresses viennent les rejoindre après leurs exploits plus ou moins avouables. Généralement les goussets bien garnis, ils y font bonne chère et étouffent leurs remords dans le vin, dans la musique des tsiganes, qui, dominés par la terreur, accourent du village au premier appel et jouent tout ce qu’on leur demande, s’efforçant de retenir les improvisations farouches des terribles fils de la pousta. Une fois apprises par les tsiganes, elles sont bientôt connues de toute la contrée sous le nom de « chansons des betyáres, » et on les reconnaît sans peine à leurs allures provocantes, à leurs rythmes précipités, dont l’âpreté sauvage dénonce tout de suite leur origine. Nous avons dit qu’il y a un demi-siècle et même moins les tsiganes ne jouaient que pour la noblesse, et une musique exclusivement appropriée à son goût et répondant à ses besoins. Il nous reste à indiquer les causes qui ont modifié leur physionomie musicale. Rivés aux fluctuations de la vie du peuple magyar, les tsiganes se transformaient à mesure que ce dernier perdait son aspect primitif. Et, comme la transformation des Magyars s’opérait de deux manières, par l’abolition des privilèges et par l’introduction de la civilisation occidentale, la musique des tsiganes subissait, elle aussi, deux influences analogues, celle de l’élément populaire et celle de l’élément étranger. Comme le thermomètre suit les progrès de la chaleur du jour, la musique hongroise gagnait en mouvement, en éclat, à l’éclosion de chaque idée libérale d’un Paul de Nagy, et essayait une nouvelle forme après chaque tentative civilisatrice du comte Széchenyi, dont la voix prophétique venait de faire retentir la célèbre phrase : « La Hongrie n’est pas le passé, elle est l’avenir ! » C’était le temps où Ruzsicska faisait représenter à Kolosvar en Transylvanie le premier opéra hongrois, où fut créé le népszinmu, le drame populaire, dont les personnages appartiennent toujours aux dernières classes, et dans lequel les chansons populaires, chantées par les solistes ou en chœur, alternent, comme dans l’opéra-comique, avec le dialogue. Les esprits clairvoyans comprenaient dès lors qu’un pays ne peut devenir florissant si tous ses enfans n’ont pas le même intérêt à sa grandeur. L’abolition des privilèges, l’égalité politique, étaient réclamées avec une insistance croissante, et l’on s’attachait avec ardeur à étudier les aspirations du peuple et ses besoins. C’est ainsi qu’on a découvert, en quelque sorte, la richesse des chansons populaires, des népdalok, et qu’on les a mises à la mode. Elles sont devenues très recherchées par l’aristocratie et ont envahi bientôt le répertoire des tsiganes, qui, après les avoir transcrites pour leur orchestre, les plaçaient dans les hallgató-notas entre les adagios et les codas, ou les substituaient aux premiers ; mais l’économie du morceau, son homogénéité, ayant beaucoup perdu par cette intercalation, ils ajoutaient plus tard une chanson vive à la fin de la coda, ce qui leur procurait aussi un finale proportionné aux trois morceaux précédens. Cet heureux équilibre entre la musique purement instrumentale de la noblesse et les transcriptions des airs populaires n’a pu se maintenir longtemps : les événemens politiques l’ont détruit comme ils l’avaient établi. Le grand agitateur Louis Kossuth et son parti préparaient un dénoûment terrible : les réformes devenaient insuffisantes, on voulait la révolution ; pour y amener le peuple, il fallait le flatter par tous les moyens. Après ses chansons, dont les meilleurs poètes imitaient la forme, on adopta sa danse peu compliquée, naïvement sensuelle, entraînante, et pour lui donner presque une signification politique, un jeune membre du parti libéral, aujourd’hui ministre très populaire, le baron Bêla Wenkheim, l’a baptisée csárdás (tsardache, ce qu’on danse à la tsarda), voulant créer ainsi la contrepartie du palotâche des réactionnaires. Inutile de dire que les tsiganes s’en sont emparés immédiatement, et, ce qui est plus fâcheux, en ont fait le morceau capital de leur programme, en abandonnant de plus en plus les anciens airs, dont l’allure majestueuse répondait mal au tempérament enfiévré d’une génération qui s’apprêtait à bouleverser la vieille constitution de son pays.

Parallèlement à cette effervescence populaire grossissait le courant d’opinion qui ne voyait le salut de la patrie que dans l’imitation servile et précipitée des coutumes étrangères, et cherchait à transformer selon le modèle de telle ou telle nation même le peu qui était original et viable en Hongrie. Cette fureur d’innovation ne respectait ni la littérature ni la musique ; les musiciens devaient prendre pour modèle Rossini ou Schubert, les poètes Walter Scott, Béranger ou Henri Heine. L’effet désastreux d’une pareille tendance se faisait moins sentir dans la littérature, où le goût du public, élevé dans le commerce des auteurs latins, discernait plus aisément les innovations bonnes ou mauvaises ; mais en fait de musique elle désorientait le sentiment national. Ce fâcheux entraînement pouvait aboutir à la destruction de la musique hongroise, car il était favorisé par le corps enseignant, qui, composé exclusivement de Tchèques et d’Allemands, n’avait aucun intérêt à cultiver l’art autochthone selon le caractère de son génie, et ne cessait de prêcher le cosmopolitisme de la musique. Tout au plus s’il consentait à composer dans ses momens perdus quelques morceaux imitant le style hongrois, mais n’ayant au fond rien de commun avec sa prosodie et sa structure harmonique. Voilà l’origine de certains airs joués par les tsiganes, qu’on est surpris de voir figurer sous le nom des chansons hongroises, et dont le rythme rappelle vaguement les mélodies italiennes ou les danses allemandes.


II

Après avoir énuméré les ressources que la musique hongroise pouvait mettre à la disposition des tsiganes, il nous sera plus facile de préciser la part qui revient à leur propre mérite dans le succès qu’ils obtiennent à Paris. Nous avons déjà parlé de la combinaison qu’ils ont trouvée pour l’enchaînement des morceaux aussi différens de caractère que de mouvement ; il nous reste à signaler la manière ingénieuse dont ils ont composé leur orchestre. Le quatuor des instrumens à cordes en fait l’élément principal ; il lui donne un coloris classique et rend les variations, les improvisations des exécutans possibles et musicales malgré leurs hardiesses ; il expose et accompagne le chant et peut à la rigueur fonctionner seul. Pour en relier les quatre parties, qui ne sont pas toujours bien près les unes des autres et ne frappent pas toutes les notes nécessaires des accords, et aussi pour remplacer les instrumens à vent, les tsiganes ont adopté le tsimbalom, le piano primitif, dont les arpèges font longtemps vibrer les harmonies. C’est la clarinette qu’ils chargent de doubler le chef, le premier violon, et, n’ayant pas besoin de grandes sonorités, ils ont laissé de côté les cuivres et les timbales.

Leur mémoire tient du prodige ; elle leur permet d’aborder sans préparation n’importe quelle composition hongroise, ancienne ou moderne. Leur chef se contente d’indiquer a mezza voce les premières notes d’un morceau quelconque, et toute la banda aussitôt le saisit et l’accompagne dans le ton voulu, à partir de la mesure suivante, circonstance qui ordinairement déroute l’auditeur ; il croit entendre des phrases d’un rythme inégal, ne comptant pas pour une mesure le commencement de la mélodie, joué par le violon. Du reste, quand on demande aux tsiganes un air déterminé, cet inconvénient disparaît immédiatement ; tous l’attaquent à la fois et avec beaucoup de vigueur, sachant d’avance le ton dans lequel le chef a l’habitude de le jouer.

Mais la vigueur de leur interprétation n’est pas due à la netteté de leur souvenir seulement ; soit espoir du gain, soit satisfaction de l’orgueil d’artiste, soit besoin d’être en communication magnétique avec leur auditoire, ils se surpassent s’ils ont à obéir à une volonté exprimée, au contraire des artistes véritables, qui depuis le temps d’Horace préfèrent donner ce qu’on ne leur demande pas. Peut-être faut-il voir dans cet abandon de toute initiative personnelle un vestige de la servitude que les tsiganes enduraient dans leur patrie mystérieuse. En tout cas, ils en ont gardé l’esprit de caste : les enfans des chefs deviennent chefs à leur tour sans contestation de la part des autres membres de l’orchestre, qui sont souvent plus forts que leurs jeunes primas inexpérimentés. — La vanité les excite beaucoup à l’émulation ; personne ne veut jamais interrompre son jeu ; ils jouent toujours tous, et suppléent aux combinaisons orchestrales par des piano imperceptibles, des forte puissans, et exagèrent les contre-temps du rythme choriambique par des points d’orgue démesurés pour reposer l’oreille dans un accord bien attaqué. Leur accompagnement manque de mouvement et d’indépendance ; mais, comme ils emploient toujours des harmonies se changeant très rapidement, l’uniformité qui pourrait en résulter est moins sensible et donne un caractère sérieux même aux mélodies dont le dessin n’est pas assez élégant. En fait d’accords dissonans, ils n’usent que de la septième diminuée et très rarement de la dominante avec une quinte augmentée. Signalons encore appoint de vue musical la gamme mineure hongroise, qu’ils font figurer dans leurs traits à chaque instant ; elle mérite l’attention des hommes du métier à cause de sa construction diatonique singulière (do, ré, mi-bémol, fa-dièze, sol, la-bémol, si, do, par exemple).

Quant à leur mécanisme, il ne faut pas oublier que les tsiganes, vivant autant que possible en dehors de la société, ont une horreur insurmontable pour tout ce qui est méthode, tradition. Leurs parens leur enseignent à jouer de leurs instrumens dès le bas âge. Ils font leur apprentissage en ouvriers plutôt qu’en artistes, n’ambitionnant pas plus de virtuosité qu’il n’en faut pour jouer dans la banda la plus voisine. Une fois à l’orchestre, ils exécutent leurs parties avec entrain, n’obéissant qu’à leur instinct musical, puisque les chances d’avancement sont presque nulles. Il est excessivement rare de les voir s’adresser à un professeur non tsigane, et il est avéré que même ces exceptions restent sans résultat. Ils jouent avec beaucoup d’habileté et d’imprévu, arrondissant les phrases, détaillant les broderies, mais le soin et l’égalité leur manquent généralement. Leurs compositions instrumentales, peu nombreuses en raison de leur ignorance, n’abordent jamais les formes développées, et, évitant tout effort d’invention originale, visent surtout à mettre en évidence le talent de l’exécutant ; tandis que, dans leurs chansons, sur des paroles tsiganes ou hongroises, ils aiment à donner libre cours à leur tristesse séculaire, que le retour fréquent des intervalles chromatiques exprime d’une façon saisissante et presque douloureuse.

Aussi est-il naturel qu’ayant pu apprécier et leurs facultés spéciales et leur peu d’aptitude au perfectionnement, on se demande avec une certaine hésitation : Quel sera l’avenir des tsiganes ? pourront-ils toujours captiver l’intérêt du public ? Nous craignons que le temps ne se charge de répondre négativement. Oui, ils auront beaucoup de succès, tant qu’ils seront les seuls détenteurs de la musique hongroise, et tant que cette musique ne sortira pas de son état nuageux. Mais il est à espérer pour la Hongrie qu’elle trouvera un jour des débouchés pour les produits de son génie particulier, comme elle en a déjà trouvé pour les produits de ses plaines fertiles et ses montagnes remplies de minerais, et qu’en attendant sa musique nationale s’affranchira des tâtonnemens, se fortifiera et grandira pour atteindre les sommets où. sa littérature et sa peinture sont déjà parvenues.

Beaucoup d’indices annoncent que ce temps n’est plus loin. Un grand nombre de compositeurs hongrois sont nés dans ces vingt-cinq dernières années, qui se sont partagé la tâche du défrichement et ont abordé successivement les différentes branches de la musique. Déjà Erkel, Mosonyi, Doppler, avec leurs opéras dans le genre sérieux et bouffe, Beliczay, Zsazskovszki, avec leurs messes, Abrányi, Bartalus, Joachim, Liszt, Székely, Zimay, avec leurs morceaux pour piano, violon ou chant, ont prouvé à l’envi combien est perfectible la mélodie hongroise populaire, éclose sur des lèvres simples, comme une fleur sauvage sur le bord des routes. La nouvelle génération, profitant de leurs efforts, continue vaillamment l’œuvre commencée et cherche avec une ardeur infatigable à retrouver la formule magique dont se servaient Haydn, Beethoven, Schubert, pour faire sortir du sol hongrois leurs inspirations les plus originales et les plus suaves. Un conservatoire, fondé par le gouvernement à Bude-Pesth, comptant dans les rangs de ses professeurs des célébrités comme Robert Volkmann, des écoles libres de musique disséminées dans les villes les plus importantes du pays, des associations philharmoniques, des orphéons, des publications musicales périodiques, propagent le sentiment de l’art élevé, purifient le goût, tiennent en éveil le public avide de nouveautés. Dans ces conditions, peut-on traiter de chimère la ferme conviction où sont les musiciens hongrois que, dans une époque plus ou moins éloignée, la musique aura sa quatrième école, l’école hongroise ? Faut-il taxer d’utopies les aspirations de tant d’esprits généreux voués avec désintéressement à leur patriotique travail ?

La France, l’Allemagne, l’Italie, ne possédaient pas plus d’élémens musicaux que n’en possède aujourd’hui la Hongrie ; si elles peuvent aujourd’hui s’enorgueillir de leurs immortels chefs-d’œuvre de musique religieuse, dramatique et instrumentale, c’est grâce à la persévérance et à l’abnégation de leurs compositeurs, qui employaient toute une existence à faciliter à leur art un pas en avant. En imitant ces nobles exemples, les artistes hongrois pourront aussi espérer de forcer un jour l’admiration des hommes. Au milieu de leurs triomphes, ils se souviendront de ceux qui, alors déjà presque oubliés, les ont indirectement aidés dans la création de leurs œuvres, et se rappelleront surtout avec reconnaissance les tsiganes, ces pères nourriciers de leur art. Les tsiganes probablement n’existeront plus à ce moment-là. Assimilés aux autres habitans de la Hongrie, distancés par les musiciens de profession, ne pouvant plus satisfaire les exigences croissantes du public, ils seront morts de civilisation, de travail, de liberté. Cependant leur nom restera gravé dans le cœur des Hongrois : ils ont respectueusement recueilli la musique nationale, quand dans les grands cataclysmes de la patrie elle était abandonnée de tout le monde ; ils l’ont gardée intacte, respectée jusqu’à l’arrivée de ses vrais champions ; ils ont bien mérité de la Hongrie !


A. DE BERTHA.