La Musique en province
Monsieur,
La Revue, qui parle de tant de choses, et qui en parle si bien, s’occupe rarement de la province, surtout au point de vue des arts. Est-ce de sa part dédain de grand seigneur, et pense-t-elle, comme beaucoup de gens, qu’il n’y a d’activité intellectuelle, d’esprit, de goût et d’aimables loisirs qu’à Paris, et que hors de ce centre merveilleux tout est perdu fors l’honneur, l’ennui, l’agriculture et les mécaniques ? Est-il vrai, comme je l’entends dire depuis longtemps, qu’une nation compacte, de plus de trente millions d’habitans, est condamnée à recevoir d’une seule et grande cité, que les hasards de l’histoire lui ont donnée pour capitale, toute sa vie spirituelle ? La province ne peut-elle- avoir ses poètes, ses philosophes, ses peintres et ses musiciens, qui"ne sortent pas de la grande officine où s’élaborent presque tous les élémens de la civilisation nationale ? Enfin faut-il en croire un penseur allemand, qui a dit, il y a déjà une trentaine d’années, que la France lui faisait l’effet d’une grande ferme, d’un vaste atelier, chargés de pourvoir aux besoins matériels de Paris, le cerveau, le cœur de la nation ?
Soyez tranquille, monsieur, je ne veux pas, à propos de chansons, soulever le problème si souvent discuté de la centralisation et de ses abus. Si Paris est le foyer de la vie nationale, pour ne pas dire de l’Europe tout entière, ce n’est pas la faute de Rousseau, de Voltaire, ni de l’assemblée constituante. Après beaucoup d’autres écrivains, M. de Tocqueville a prouvé récemment, dans son livre ingénieux sur la France ancienne et moderne, que la centralisation administrative et judiciaire était l’œuvre séculaire de la monarchie. Ne voit-on pas, à partir de Philippe-Auguste et de saint Louis, tous les grands hommes d’état, tels que Louis XI, Henri IV, Richelieu et Louis XIV, s’efforcer de souder ensemble les différentes parties qui composent le territoire de la France avant la révolution de 1789 ? On pourrait affirmer que cette admirable unité de sol, de lois et de mœurs qui caractérise la France moderne est moins le résultat arbitraire de la politique qu’un fruit naturel de la race, et même qu’un développement régulier de la civilisation de l’esprit humain. À ce point de vue, Napoléon et la convention paraissent moins des novateurs.que des instrumens supérieurs du génie national.
Quoi qu’il en soit de ces hautes considérations, il est un fait constant qui frappe tous les étrangers : Paris est à la France plus que Londres n’est à l’Angleterre, plus qu’aucune capitale de l’Europe n’est au pays dont elle dirige les destinées. Ce n’est pas seulement le siège du gouvernement, d’où vient l’impulsion de la vie politique ; c’est vraiment le laboratoire de la civilisation nationale. « La France, a dit M. Proudhon, est le pays de l’Europe où se trouve le plus grand écart entre la civilisation et la barbarie, où la moyenne d’instruction est la plus faible. Tandis que Paris, centre du luxe et des lumières, passe à juste titre pour la capitale du globe, il est dans les départemens une foule de localités où le peuple, à peine affranchi de la glèbe, semble avoir rétrogradé jusqu’au moyen âge. » A part cette dernière critique, qui me semble exagérée, il est vrai qu’il existe une disproportion énorme entre le mouvement intellectuel de Paris et celui qui s’accomplit dans les provinces. Si Londres disparaissait tout à coup par un cataclysme, l’Angleterre ne serait pas atteinte dans la source de sa prospérité et de sa grandeur. Napoléon a pu prendre Madrid, Vienne et Berlin sans pouvoir subjuguer l’Espagne, l’Autriche et la Prusse. Il est même plus que douteux que si la fortune l’eût conduit jusqu’à Saint-Pétersbourg, il eût pu vaincre la Russie, tandis que, Paris une fois dans les mains des alliés, la France tout entière dut se soumettre à la loi du vainqueur.
Quelle que soit la cause de l’énorme distance qui sépare la civilisation de Paris de celle des plus grandes villes de province, telles que Lyon, Bordeaux, Marseille, Toulouse, Lille, etc., c’est un fait qui frappe tous les yeux, surtout en ce qui touche aux arts de l’esprit. Y a-t-il en province une littérature qui ait un caractère qui lui soit propre et qui ne soit pas une imitation plus ou moins déguisée des livres sanctionnés par le goût de la capitale ? Évidemment non. Il n’y a pas en France de littérature locale, fruit savoureux du sol qui le produit, comme elle existe en Angleterre, en Allemagne et en Italie. Aussitôt qu’un homme d’esprit se révèle dans un chef-lieu de département et montre quelques dispositions à chanter les bords du ruisseau qui l’a vu naître, on lui crie par-dessus les toits : — Votre place n’est pas ici, allez à Paris ! — Eût-il d’ailleurs le bon sens de résister à l’opinion qui le chasse doucement par les épaules hors de son lieu natal, comme Platon exilait les poètes de sa république, l’homme d’esprit ne tarderait pas à subir J’influence délétère du milieu où il se serait condamné à vivre. Rien, ne le soutiendrait dans sa laborieuse carrière d’homme inutile, et, après les premiers encouragemens de l’opinion qui voulait le couronner de roses en lui offrant un passe-port pour Paris, il ne tarderait pas à devenir l’objet de l’envie, ou, ce qui est pis, à s’attirer le dédain des hommes pratiques si nombreux en province. Les hommes pratiques, ah ! voilà ce qu’il faut à la province et ce qu’elle estime par-dessus tout. Depuis Marseille jusqu’à Lille et depuis Strasbourg jusqu’à Brest, on range parmi les hommes positifs, pratiques et utiles, tout individu qui a de l’argent d’abord, ou qui exerce une profession nécessaire à la conservation de notre pauvre machine. Soyez médecin, avocat, notaire, épicier, laboureur, soldat ou prêtre, vous serez un homme éminemment pratique, vous aurez une place dans la hiérarchie sociale et votre bonne part de la considération publique ; mais à quoi peuvent servir dans ce monde des rêveurs comme Homère, Virgile, Raphaël, Mozart, Rossini, Leibnitz, Kant ou Lamartine ? Si l’auteur des Méditations, le chantre immortel d’Elvire n’eût été pendant vingt-quatre heures à la tête d’une révolution et n’eût arrêté de sa parole éloquente les flots populaires, aurait-il trouvé autant de sympathie parmi les hommes positifs qui ont souscrit à son Cours de Littérature familière ? Je me permets d’en douter. C’est pour les hommes positifs, pratiques et utiles, qu’il s’élève dans ce moment une école d’art et de littérature dont le roman de Madame Bovary est un échantillon ! Chaque époque a sa physionomie morale, et chaque régime politique qui a passé sur la France a laissé dans les arts une trace de son influence. La Vestale de Spontini, c’est l’empire avec son emphase héroïque ; aujourd’hui nous avons les tableaux de M. Courbet et les chansons de M. Nadaud, — Brigadier, vous avez raison !
À un dîner que donnait un riche habitant d’une ville de province, je me trouvais à côté de l’un de ces hommes éminemment pratiques qui parlent avec un suprême dédain de la liberté et du gouvernement représentatif, dont la France, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, n’a perdu ni le goût ni le souvenir. La conversation roulant nécessairement dans le cercle étroit des affaires matérielles et des institutions utiles, mon voisin exprima son ravissement de voir enfin la nation débarrassée des soucis politiques qui, pendant trente ans, ont entravé son industrie et empêché l’accroissement de son bien-être. — Que nous veut M. de Montalembert, dit mon voisin, avec ses déclamations sur ce qu’il appelle l’abaissement de la génération actuelle ? Il regrette le temps où il pouvait prononcer de beaux discours à la chambre des pairs, et entretenir l’Europe de ses doléances politiques et religieuses dont nous n’avons que faire. Le temps des avocats, des poètes et des songe-creux est passé, et ne reviendra pas. Dieu soit loué ! s’écria-t-il avec une certaine animation, la société est entrée dans sa véritable voie. Elle s’occupe de son bien-être et ne perd plus son temps à faire des vers latins ni à lire des phrases plus ou moins éloquentes. L’utile seul est aimable, dit-il avec un entrain de bonne humeur et de visible contentement de soi-même.
— Monsieur, lui dis-je avec toute sorte de modestie, vous venez de commettre une légère inconséquence en empruntant à l’œuvre d’un pauvre poète du XVIIe siècle, d’un homme parfaitement inutile, le trait le plus piquant de votre argumentation. Dans le système que vous préconisez, et qui est aujourd’hui en plaine floraison, les vers français me paraissent aussi inutiles que les vers latins, dont la jeunesse positive qu’on élève dans nos lycées ne veut plus entendre parler. Prenez-y garde, monsieur, ajoutai-je, les hommes que vous qualifiez de songe-creux ne sont pas aussi, inutiles que vous êtes disposé à le croire. Il ne serait peut-être pas difficile de vous prouver qu’il n’y a pas sur cette table un seul objet matériel qui ne soit le résultat de quelque pauvre rêveur dédaigné par les hommes pratiques de son temps. Ne sommes-nous pas ici dans la ville même qui a vu naître Papin, un rêveur du XVIIe siècle, presque un contemporain de Boileau, qui a entrevu et pressenti la puissance infinie de la vapeur ? Savez-vous, monsieur, quelle est la source de cette civilisation matérielle qui se développe sous nos yeux et qui excite tant votre enthousiasme ? Ce sont les contes de fées, dont on va réalisant chaque jour les rêves divins.
Les théâtres de province sont dans un assez triste état. On y va peu, et à part deux ou trois grandes villes, aucune entreprise dramatique ne saurait exister longtemps sans la subvention que leur accordent les conseils municipaux ; encore cette subvention, qui s’élève parfois à des sommes considérables, né suffit-elle pas à prévenir les nombreuses catastrophes dont les pauvres artistes dramatiques sont fréquemment les victimes. À quelle cause peut-on attribuer l’abandon des théâtres par la population aisée des villes de province ? Faut-il y voir un affaiblissement du goût si naturel à l’homme, et particulièrement au Français, pour les plaisirs et les illusions de l’art dramatique ? A mon avis, la décadence visible des entreprises théâtrales en province, décadence qui préoccupe vivement l’autorité, tient à des causes diverses.
La société, je veux dire cette fraction de la classe aisée qui vit dans les loisirs et qui se compose en majeure partie des débris de l’ancienne noblesse, ne va presque plus au théâtre. Des scrupules religieux, qu’il ne faut pas confondre avec la religion elle-même, des habitudes casanières, une certaine morgue aristocratique, d’autant plus vive que l’aristocratie n’existe plus, et la facilité des communications avec la capitale, tels me paraissent être les principaux motifs de l’abstention de la bonne compagnie à l’endroit des théâtres de province. Pendant les trois quarts de l’année, on fait des économies, et l’on vient passer les trois autres mois à Paris, où l’on se dédommage amplement des privations qu’on s’impose en province. Par ces fréquens voyages vers le centre de tous les plaisirs intellectuels, le goût s’épure et devient nécessairement plus difficile. On ne se contente plus de la mise en scène et des artistes de la localité.
La lecture des journaux, des Revues et de certains livres, les visites, les plaisirs de la villégiature, la conversation, la chasse et quelques fêtes données au profit d’œuvres de bienfaisance, ce sont là les principales distractions de la bonne compagnie en province. Il faut ajouter aux causes qui éloignent du théâtre la partie distinguée de la société de province l’accroissement de ce genre d’établissemens publics qu’on nomme cercles ou clubs, où les hommes se réunissent entre eux, d’après certaines affinités de position, pour jouer, fumer et lire les journaux. Dans la moindre petite ville, on trouve de ces lieux quasi-publics où les hommes qui jouissent d’une certaine aisance vont passer presque toutes leurs soirées. Ils sont là dans un milieu commode, où l’absence des femmes, qui ne sauraient y pénétrer, leur permet de tout dire et de tout faire sans la moindre contrainte. Oserais-je vous dire toute ma pensée ? La vie des clubs et le cigare, qui en est le plaisir le plus délicat, me paraissent devoir être pris en grande considération par l’observateur de mœurs. À mon avis, ce sont là deux agens destructeurs de l’ancienne sociabilité française, en ce qu’ils tendent à séparer les hommes de la société des femmes, qui n’exercent presque plus d’influence sur le langage et les manières de la plus rude moitié du genre humain. Je ne veux pas médire d’un plaisir que je suis indigne de goûter, et qui est devenu presque universel en Europe ; mais je tiens seulement à constater ce fait : le triomphe du cigare dans les habitudes de la vie est un signe évident de l’affaiblissement de l’influence de la femme dans les mœurs européennes, et particulièrement dans la sociabilité française. Est-ce un bien, est-ce un mal que la propagation d’une jouissance matérielle, innocente, si vous voulez, mais égoïste et solitaire, qui s’est faite aux dépens du plaisir délicat de la conversation et des causeries intimes avec des femmes bien élevées ? Je pose la question sans la résoudre, ne voulant pas me brouiller avec la génération d’hommes positifs qui s’élève. Quoi qu’il en soit, les clubs, le cigare, la chasse et les chemins de fer font une rude concurrence aux théâtres de province. À ces causes de dépérissement des théâtres de province il faut encore ajouter, qui le croirait ? la musique.
La musique est de tous les arts celui qu’on cultive avec le plus de succès en province. Il ne s’y produit pas plus de compositeurs que de peintres ou d’écrivains originaux ; mais on y aime beaucoup la musique dramatique, particulièrement le genre de l’opéra-comique, et on commence à goûter aussi depuis quelque temps l’art plus élevé des Haydn, des Mozart et des Beethoven, des succursales du Conservatoire de Paris existent à Marseille, Toulouse, Lille, qui témoignent au moins de la bonne volonté de l’autorité pour un art éminemment pacifique et sociable. Des sociétés philharmoniques se sont établies depuis une vingtaine d’années dans presque toutes les grandes villes de France, et ces réunions d’artistes et d’amateurs de bonne volonté forment un centre d’activité qui est un palliatif, si ce n’est un remède, au fractionnement de la société, la grande plaie de la vie de province. On ne se doute pas à Paris quelle diplomatie il faut employer pour réunir dans une ville de province une cinquantaine de personnes appartenant aux différens groupes de la société. Dans cette nation démocratique ravagée par les révolutions, et qui n’est point sans doute au terme de ses vicissitudes, un homme qui s’est enrichi à vendre des sacs de charbon dédaigne de se trouver à côté de celui qui doit sa fortune à des sacs de farine ! C’est un phénomène curieux et attristant que de voir les effets de cette misérable vanité chez le peuple le plus humain et le plus sociable de la terre ; mais cette contradiction existe dans les mœurs actuelles de la France, tandis qu’en Allemagne, où règne encore une partie des institutions féodales, les hommes et les femmes de la plus haute aristocratie se réunissent avec bonhomie à d’humbles artisans pour exécuter ensemble les chefs-d’œuvre du génie. Moralistes politiques, expliquez-nous ce problème, si vous pouvez ! C’est dans les villes de Lille, Douai, Dijon, Caen, Le Mans, Angers, Niort, Tours, Orléans, etc., qu’on trouve les sociétés philharmoniques les plus florissantes. Elles y existent depuis une vingtaine d’années, et, grâce au dévouement de quelques dilettanti passionnés qui en font mouvoir les ressorts, elles ont pu résister au ver rongeur des vanités locales. Dans le centre et le midi de la France, on ne goûte et on ne comprend guère que la musique dramatique, et la chansonnette, qui est à la véritable musique ce qu’un vaudeville est à la poésie. Du jour où l’on a pu réunir en France dix personnes autour de quatre morceaux de bois exécutant de la musique sans paroles, on a vu s’accomplir un miracle de la civilisation. La race gauloise, fière, intrépide, rieuse et bruyante, comme dit quelque part un historien romain, n’était pas faite pour comprendre facilement une symphonie de Beethoven.
L’institution des sociétés philharmoniques dans les principales villes de France a beaucoup contribué à la propagation de l’art musical. Des écoles de musique élémentaire ont pu s’établir autour de ces centres d’activité artistique, et de nombreux professeurs de piano surtout se sont décidés à quitter le pavé de Paris, où ils végétaient, pour se fixer dans un chef-lieu de département dont ils font les beaux jours. Il n’y a pas de petite ville de quatre ou cinq mille âmes où l’on ne rencontre un professeur de piano ou de tout autre instrument, vivant honorablement du prix de ses leçons. Ce qu’il ne faut pas chercher en province, parce que cela est même rare à Paris, c’est un bon professeur de chant. Les artistes qui prennent ce titre ambitieux, fort difficile à justifier, ne sont guère que des maîtres de solfège qui enseignent à déchiffrer, tant bien que mal, le morceau en vogue de l’opéra du jour. Aussi toutes les personnes du monde qui chantent avec un peu de goût, et il y en a beaucoup dans la société de province, ont pris des leçons à Paris, où elles viennent renouveler leur répertoire pendant les trois mois d’hiver, qu’elles consacrent aux grands loisirs de la civilisation. J’ai entendu en province des femmes du monde chanter avec un goût parfait des morceaux de Lulli, de Rameau, de Gluck, de Monsigni, de Grétry, voire des motets de Palestrina et des duos de Clari ! tandis qu’au théâtre de la localité vous êtes condamné aux chefs-d’œuvre du répertoire courant, aux Fanchonnette, aux Reine Topaze, plus ou moins estropiés par de pauvres diables sans voix, sans tradition et presque sans talent.
Aux sociétés philharmoniques, qui sont la distraction des classes aisées, on doit ajouter certaines institutions populaires qui, sous le nom d’orphéons, ont pris un grand développement dans les villes de province depuis une dizaine d’années. C’est un fait à peu près incontestable que l’enseignement et la propagation de la musique dans les classes populaires sont l’un des bons résultats qu’on doive à la grande révolution française. Je ne veux pas dire qu’avant 1789 il n’existât pas en France un grand nombre d’institutions publiques telles que les maîtrises, par exemple, où la musique faisait partie de l’instruction gratuite qu’on donnait à de pauvres enfans du peuple. Ce serait mentir à l’histoire, et particulièrement à l’histoire de l’église, qui a réchauffe dans son sein, pendant la longue période du moyen âge, les élémens de cet art divin, dont elle a fait un ornement de son culte ; mais il est vrai de dire cependant que la sécularisation des connaissances humaines, qui forme le trait distinctif de la société moderne, est une conséquence des principes émis par la révolution, et que la musique a été comprise dans ce grand mouvement de rénovation morale qui est désormais un fait accompli. Depuis une trentaine d’années surtout, il s’est formé à Paris, en dehors de l’influence directe de l’administration municipale, un grand nombre de sociétés chorales qui sont le fruit de l’initiative intelligente d’un homme de bien, Wilhem. C’est en 1815 que Boquillon Wilhem conçut l’heureuse idée d’appliquer à la musique le mode de l’enseignement mutuel, qui avait été introduit récemment en France. Il essaya d’abord son système dans quelques pensionnats particuliers où il était professeur, et les bons effets qu’il sut en obtenir en très peu de temps attirèrent sur lui l’attention du conseil d’instruction primaire du département de la Seine. M. le baron de Gérando fit alors la proposition d’introduire l’enseignement de la musique dans les écoles primaires de la capitale, et Wilhem fut chargé de cette noble mission, dont il s’acquitta avec un zèle admirable et un succès qui a dépassé toutes les espérances. Il existe actuellement à Paris, indépendamment du grand orphéon municipal, qui se forme de la réunion de tous les élèves des écoles primaires de la ville de Paris, et que dirige M. Gounod, il existe, disons-nous, plus de quarante sociétés chorales libres ayant leurs statuts particuliers et se recrutant parmi les ouvriers de la grande cité. Les provinces ont suivi l’exemple donné par la capitale de l’intelligence. Les maires et les préfets de plusieurs départemens, parmi lesquels il est juste de citer en première ligne M. le préfet de Seine-et-Marne, ont pris ces sociétés d’orphéonistes sous leur protection. Ils ont ouvert des concours, institué des prix, et se sont fait un honneur de présider à ces luttes pacifiques, où il n’y a de vaincus que les dédaigneux et les indifférens. La France entière est remplie maintenant de pareilles sociétés chorales qui se donnent rendez-vous sur un point choisi du territoire pour y disputer le prix de l’art de bien chanter, comme cela se pratiquait, du temps des Minnesinger, par-delà les bords heureux du grand fleuve qui appartient à la race teutonique.
Dans le mois de juin dernier, le 28, c’est la ville de Bordeaux qui a été le théâtre où les sociétés orphéoniques du département de la Gironde et celles de plusieurs autres départemens circonvoisins se sont mesurées un cahier de musique à la main.
La séance s’est ouverte à midi dans la salle du beau théâtre de cette seconde et magnifique ville de France. Le jury, composé assez étrangement de quelques artistes de Paris, car la province en est encore à croire que tout nom qui brille un peu à Paris est de l’or pur, le jury donc a vu défiler devant lui d’abord la société lyrique de Bordeaux, puis les sociétés chorales d’Agen, d’Angoulême, de Choisy-le-Roi, les orphéons de Niort, Poitiers, Tours, Blois et Orléans, etc. « La musique, a dit M. le maire de la ville de Bordeaux devant cinq mille auditeurs réunis sur la place des Quinconces, est bien plus qu’une récréation pour l’esprit et un charme pour l’oreille, elle pénètre jusqu’au cœur, et c’est un élément de moralisation ; en un mot, la musique est par excellence humaine et civilisatrice. » Voilà d’excellentes maximes, et, pour qu’elles aient été professées par le maire d’une grande ville, c’est-à-dire par un homme essentiellement pratique et peu disposé à la rêverie, il faut que le diable se mêle de nos affaires, et que les choses n’aillent pas tout à fait comme on voudrait les faire aller. Enfin on a distribué les prix, dont les deux premiers ont été remportés par la Société chorale de Clémence Isaure de Toulouse, et par la Société de Sainte-Cécile de Bordeaux, composée de soixante-dix membres, sous la direction de M. Mézerai. La Société de Sainte-Cécile a produit un très grand effet ; mais il faut dire aussi que la plupart des choristes du grand théâtre de Bordeaux en font partie, ce qui change un peu le caractère des sociétés orphéoniques, qui, sont et doivent rester des associations de simples artisans.
La ville de Dijon, qui est l’une des plus intelligentes, où les arts et particulièrement la musique ont toujours été cultivés avec beaucoup d’ardeur et de succès, car Dijon est la patrie de Rameau, a ouvert pour la troisième fois la lice d’un concours des sociétés chorales. C’est le 16 août qu’a eu lieu cette fête de l’art dans l’ancienne capitale de la Bourgogne. Le jury, composé d’une manière encore plus étrange que celui de Bordeaux, a distribué un premier prix à la Société chorale de Bourg, la seconde médaille à l’Union chorale de Châtillon, et la troisième aux Enfans de la Loire. M. le maire de Dijon a prononcé aussi un long discours où l’on peut remarquer le passage suivant : « Il est vrai de dire que si les compositions de Rameau (notre illustre compatriote), malgré les beautés qu’elles renferment, sont généralement moins goûtées aujourd’hui qu’elles ne le furent autrefois, son Traité d’harmonie et sa découverte de la basse fondamentale ont conservé toute leur autorité. On a même reconnu que Rameau avait trouvé les lois de l’harmonie, comme Newton celles du système du monde. » — Avouez, monsieur, que le pays dont les magistrats parlent un pareil langage n’est pas encore entièrement perdu pour les muses ! Sans doute il ne faut pas trop s’exagérer le mérite absolu de pareilles associations, où la musique proprement dite ne joue qu’un rôle secondaire : il faut y voir un exercice libéral des classes ouvrières, qui aspirent à faire un bon usage des rares instans de loisir que leur laisse la nécessité de vivre en travaillant. Les masses chorales les mieux disciplinées, telles que la société de Cologne, celles si nombreuses de la Belgique, et le grand orphéon de la ville de Paris, qui est loin de les valoir, ne peuvent produire qu’un certain nombre d’effets de sonorité., dont le fréquent retour amène la monotonie : de l’ombre et de la lumière, des forte et des piano, mêlés à quelques combinaisons de rhythme, voilà à peu près quels sont les artifices que l’art peut employer dans un morceau d’ensemble destiné à être exécuté par des voix populaires.
Les Allemands, qui sont doués d’un instinct harmonique plus développé que les autres peuples de l’Europe, abordent, dans leurs chœurs populaires, des modulations ardues qui seraient même difficiles pour les choristes de l’Opéra. C’est toutefois un phénomène consolant que de voir ces sociétés chorales, formées par des ouvriers de bonne volonté qui aspirent à étendre la sphère de leurs jouissances morales, se multiplier et prendre racine jusque dans les moindres petites villes de France. J’ai pu entendre récemment l’orphéon d’un chef-lieu d’arrondissement chanter avec beaucoup d’ensemble et de justesse quelques morceaux faciles, à trois et à quatre parties, qui m’ont fait un vrai plaisir, tandis que la société orphéonique de Blois, qui s’est produite dans un concert public donné dans la grande salle des états du château historique, que tout le monde connaît, n’a pu chanter dix mesures sans détonner d’un demi-ton. À ce concert donné par la ville de Blois, où j’ai pris ma bonne part d’ennui à entendre clapoter sur un orgue dit d’Alexandre, je n’ai remarqué que quelques chansonnettes agréables de M. Nadaud, chantées avec assez de goût par un ides frères Lyonnet.
La conclusion de cette longue missive que j’ai l’honneur de vous adresser du fond d’une villa charmante, c’est que Paris, qui n’a pas été fait en un jour, comme on dit vulgairement, est plus qu’une capitale ordinaire. C’est le centre, le cœur et le cerveau de la nation, qui, en le perdant, perdrait toute son influence sur l’Europe et la civilisation du monde. La France ne pourrait donc pas chanter avec le Misanthrope :
Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallût quitter
L’amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
Reprenez votre Paris ;
J’aime mieux ma mie,
O gué !
J’aime mieux ma mie !
En faisant ce sacrifice, elle y perdrait le rang élevé qu’elle occupe dans la hiérarchie des peuples civilisés.
Agréez, etc.
P. SCUDO.