Calmann Lévy, éditeurs (p. 59-64).

DIMANCHE AU BOIS





Aux Acacias, en files serrées,
Se suivant ainsi qu’à l’enterrement,
Les voitures vont, solennellement,
Dans un poudroiement de vapeurs dorées.

Les pesants landaus, remplis d’étrangers
— Moustaches d’ébène ou moustaches rousses —
Croisent doucement, sans bruit, sans secousses,
Les victorias aux ressorts légers.


Les appels stridents de la trompe en cuivre
Éclatent du haut du mail, où l’on voit,
Tel qu’un vol d’oiseaux perchés sur un toit,
Un groupe de gens amusés de vivre.

Les saluts profonds comme des plongeons
S’échangent de l’une à l’autre voiture,
Tandis que dans l’air part à l’aventure
Le pif ! paf ! nerveux du tir aux pigeons.

C’est la fête calme et toujours réglée
Du grand monde et du demi-monde, allant
Traîner un ennui vague et nonchalant
Sous les frais arceaux de la longue allée.



Mais quand c’est dimanche, et qu’au ciel sans fond
S’étendent des bleus cendrés de turquoises.
On voit les bourgeois, avec leurs bourgeoises,
Sur les gazons clairs réunis en rond.


Le repas fini, bouteilles vidées,
Ils demeurent là, tout l’après-midi ;
Les hommes fumant d’un air engourdi ;
Les femmes causant, veules, débridées.

Le petit dernier dans son berceau blanc,
Sommeille, à l’abri des rayons barbares ;
Les garçons bruyants s’essoufflent aux barres ;
Les fillettes font sauter le volant…

Et sur tous ces gens — floraison humaine
Dont chaque gazon semble pailleté —
Comme un brouhaha, flotte la gaîté
Des cris contenus toute la semaine.



Parfois, vers le soir, dans le ciel brouillé
Des nuages gris frangés d’écarlate
Montent lentement : un orage éclate…
Voilà le terrain d’un coup balayé.


Tous, d’un même élan, grand et petit monde,
Sous l'averse brusque ont fui lestement,
Et c’est une course, un affolement
À travers le bois que la pluie inonde.

Les chevaux cinglés filent sans retard ;
Chapeaux sur le nez et nez sur leurs guides,
On voit les cochers, fantômes humides,
Disparaître au loin dans un fin brouillard ;

Comme des troupeaux surpris, les familles,
Jupons retroussés, ombrelles au vent,
Cherchent un abri proche et décevant
Sous le dôme vert des frêles charmilles.

Mais bientôt le ciel s’est rasséréné ;
Tout s’est apaisé, vent, tonnerre et pluie :
On sort de son gîte, on rit, on essuie
Le jupon de soie un brin chiffonné ;


Droit sur son épaule, ainsi qu’une plume,
Le père a posé l’enfant barbouillé…
Et l’on s’en revient, par le bois mouillé,
Vers le grand Paris dont le gaz s’allume.