La Muse gaillarde/Poète et laboureur

La Muse gaillardeAux éditions Rieder (p. 277-280).



POÈTE ET LABOUREUR


« Qu’yvraie, qu’aubifoins, que ponceaux inutils. »
(Agrippa d’Aubigné.)


Un poète, le nez au vent,
Musait par la campagne,
Enthousiaste, épris, rêvant
De rimes… en Espagne.

Heureux homme sous le ciel bleu
Qui, dans son hérésie,
Croyait que rien ne mène à Dieu
Sinon la Poésie !


Il déclamait, hurlait ses vers,
Plein du sacré délire,
Et semblait prendre l’Univers
À témoin de sa lyre.

Que chantait-il ? La Liberté…
La divine Eurythmie,
Et la Justice et la Beauté,
Et l’amour de sa mie…

Il vous avait déjà pondu
Cent poèmes de verve,
Sans compter ceux, bien entendu,
Qu’il tenait en réserve,

Tout en regrettant de n’avoir
Que les siennes oreilles
À qui dire son gay savoir,
Ses rimes non pareilles…

Quand au milieu d’un champ, voici
Qu’il vit un vieux bonhomme
Labourant et peinant ainsi
Qu’une bête de somme.

« Par les neuf Pucelles ! té vé !
Justement sur ma route
Le Ciel met l’auditeur rêvé !
— Dit-il. — Mon brave, écoute :


« Que diable ! tu vas t’essouffler,
Laisse un temps la charrue ;
Elle ne va pas s’envoler
Telle une jeune grue…

« Je veux te dire une chanson
Belle entre les plus belles,
D’autant qu’elle est de ma façon :
M’en diras des nouvelles… »

— Garde-la pour toi, répondit
Le vieillard en colère, —
Hors de ma terre, gueux, bandit
Et gibier de galère.

« Les poètes et leurs chansons
Rendent les champs hostiles ;
Ne font pousser dans les moissons
Que des fleurs inutiles.

« Va, si tu veux, à d’autres sots
Débiter tes sornettes ;
Je n’ai que faire de ponceaux
Et de casse-lunettes.

— Oh ! — dit le poète — là… là…
Rassure-toi, bonhomme ;
Si tu n’as peur que de cela,
Tu peux dormir ton somme.


« Ne crains rien pour ton champ, l’ami,
Et, pour Dieu ! ne déplore
Ces quelques fleurettes parmi
que mes vers font éclore.

« Elles sont dans les épis d’or
La grâce qui scintille,
Et tu peux en orner encor
Le doux front de ta fille. »