La Muse gaillarde/Le Pays sans chemise

La Muse gaillardeAux éditions Rieder (p. 32-36).



LE PAYS SANS CHEMISE


À l’honorable Guyot-Dessaigne.


Il est une contrée omise
Sur la carte de l’univers,
Où les femmes sont en chemise
Même dans le sein des hivers.

Mais, par une étrange manie,
Bien qu’en montrant tous leurs appas,
Elles dérobent le génie
De leurs mollets sous de longs bas.


Ce sont d’irréductibles viandes
Qui cagnent comme des bassets,
Quand ce ne sont pas des limandes
Qui tiendraient trois dans deux corsets.

Il faut les voir à la lumière
De préférence, car leur teint
S’envole aussitôt en poussière
Au jour indiscret du matin.

Tout le long des lentes journées,
Dans un farniente sans pareil,
Elles restent emprisonnées
Sans se soucier du soleil.

Elles sont veules et ganaches,
Roulant un regard sans entrain
Dans leurs yeux — comme on dit — de vaches
Qui regardent passer un train.

Et puis ? Qu’est-ce qu’elles fabriquent ?
Me direz-vous. — Eh bien, messieurs,
Elles attendent et s’astiquent,
— Tels des soldats consciencieux.

Elles fument des cigarettes
Ou s’affalent comme un paquet,
Interrogent des pâquerettes
À l’aide d’un jeu de piquet.


La reine, une vieille matrone
Qui s’écroule de tous côtés
Et se dénomine patronne,
Préside aux jeux de ces beautés.

Et le roi ? car la souveraine
Est mariée. Oh ! le roi, c’est
Plutôt le mari de la reine,
Voire encor son premier sujet.

Et c’est là, vous pouvez m’en croire,
Le seul homme de tout l’État ;
Je ne cite que pour mémoire
Un très déplorable soldat

Sans fusil, qui lave et qui brosse,
Ministre de la propreté,
Qui travaille comme une rosse
Plutôt que comme un député.

Et le patron ? Quelles affaires
A-t-il ? Aucune. Il ne fait rien,
Il fume et boit des petits verres
Ou se promène avec son chien,

Sauf cependant quand il arrive
Quelque anicroche dans l’État ;
Il fait alors donner l’active
Et la réserve du soldat.


Lui-même se met de la fête
Et tout désordre disparaît,
Plus rapide qu’une tempête
Dans les entrailles d’un bidet.

Quand, troublant cette paix sereine,
Vient à passer un étranger,
À côté de leur souveraine
Les femmes viennent se ranger.

On l’environne, on l’importune ;
Alors lui choisit dans le lot
Une blonde ou bien une brune
Selon qu’elle fait mieux son blot.

Mais l’inexorable patronne,
Sur laquelle rien ne prévaut,
Prélève pour les frais du trône
Tout d’abord un modeste impôt.

Puis, ensuite, elle l’abandonne
À celle qu’il veut… adopter
Et qui devient sa cicerone
Pendant le temps qu’il doit rester.

Celle-ci, rendons-lui justice,
Lui fait voir tout, lui montre tout,
Accède à son moindre caprice
Et le promène un peu partout.


Elle va lui cueillir des roses,
Revient le flatter de la main,
Fait des mines et prend des poses,
Batifole comme un gamin,

Va, roule, virevolte, tangue,
À seule fin de l’amuser ;
Et puis n’épargne pas sa langue
Pour peu qu’il désire causer.

Lui, pour prix de ses bons offices,
Lui donne alors quelques ducats :
Ce sont ses petits bénéfices
Qu’elle éparpille dans ses bas.

Puis il regagne la frontière.
Elle, l’engage à revenir ;
Des fois même, cette bergère
Lui laisse un léger souvenir

Qui, pour le reste de sa vie,
Va mettre ses jours en danger,
Et lui fera passer l’envie
D’aller dans ces lieux voyager.