La Muse gaillarde/Le Miracle du Val-André

La Muse gaillardeAux éditions Rieder (p. 256-260).



LE MIRACLE DU VAL-ANDRÉ


Huit baigneurs pêchaient, à mer basse,
Des crevettes sur un îlot,
Près des côtes, quand — ô disgrâce ! —
Ils furent surpris par le flot.

Cinq d’entre eux gagnèrent la terre
En se mouillant légèrement ;
Seules, trois miss de l’Angleterre
Crurent mieux d’agir autrement.


Elles pouvaient faire de même
Pourtant, en se troussant un peu.
Mais, quoi ! leurs mollets de carême
Ne sont visibles que pour Dieu.

Ces trois shokingnables donzelles
Restèrent donc sur cet îlot,
Et, voyant tant d’eau autour d’elles,
Crièrent : « Au feu ! » Aussitôt

Sur la côte, on donna l’alarme
Et l’on fit sonner le tocsin.
Il vint du pompier, du gendarme
De tout pays circonvoisin.

Que pouvaient faire les gendarmes
En cette triste occasion ?
Et les pompiers ?… Verser des larmes ?
Vaine superfétation !

Par malheur, la mer était forte.
Un vent du tonnerre d’Auteuil
Augmentait la marée, en sorte
Que l’îlot sombrait à vue d’œil.

Des matelots pleins de courage
Tentèrent vingt fois d’approcher,
Vingt fois tinrent tête à l’orage,
Mais ils durent y renoncer.


On essaya de maints cordages
Et de va-et-vient de secours
Trop courts — c’est la loi des cordages —
Et la mer qui montait toujours !…

Voilà qu’une vieille biguine
Dans le silence piaula
Que l’unique grâce divine
Pouvait sortir ces miss de là.

Alors, quelqu’un de l’assistance
Alla prévenir le recteur,
Le seul qui, dans la circonstance,
Lui paraissait à la hauteur.

« Est-ce que ces miss en détresse
Logent à la Communauté ?
Dit-il, — c’est ça qui m’intéresse, —
Ou bien à l’hôtel à côté ? »

Sur la réponse affirmative
Qu’elles n’étaient pas d’à côté,
De suite, il s’empresse, il s’active,
Et se met deux sous de beauté :

C’est dire qu’il revêt sa chape,
Qu’il prend sa crosse de gala,
Son anneau béni par le pape,
Bref, se met en grand tralala.


Puis, à la façon coutumière,
Il forme une procession :
C’est d’abord la croix, la bannière
Des majeures occasions.

Un abbé prend le reliquaire
Où se trouve, — c’est évident, —
Sinon un des clous du Calvaire,
Un doigt de pied de saint Brandan.

Suivent les lévites, les vierges,
Et les clients du Saint Hôtel,
Maniant chapelets et cierges
Et s’évertuant vers le ciel.

Enfin, quelques vieilles momies
Ferment le cortège sacré,
En récitant les litanies
Qui sont d’usage au Val-André.

Lorsque chacun fut à sa place,
La procession s’ébranla,
Au milieu de la populace
Curieuse de ces cas-là.

Elle arriva sur la falaise
Qui domine le noir îlot
Où gémissaient nos trois Anglaises
En proie à la fureur des flots.


Il était temps. Déjà les crabes
Leur rongeaient mollets et genoux…
Le recteur émit des syllabes
D’une langue inconnue à nous.

Et devant ces flots en démence,
Avec un geste non pareil,
— Celui de Josué, je pense,
Quand il arrêta le soleil, —

Il somma la mer souveraine
De se retirer subito,
Sans qu’elle rouspète, sous peine
De l’excommunier tantôt.

Dans l’instant, une ultime lame
Engloutit nos miss tout à fait…
Seigneur, prends pitié de leur âme,
Et de la mienne, s’il te plaît !