La Muse folle de Lamartine

Renée de Brimont
La Muse folle de Lamartine
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 132-172).
LA
MUSE FOLLE DE LAMARTINE
L’ALBUM DE SAINT-POINT — LETTRES INÉDITES EN VERS

Quidquid tentabam scribere versus erat,
(OVIDE.)


Alors qu’une jeunesse nouvelle, révélée dans la violence, marche, âpre et hâtive, vers de nouveaux destins, les choses de naguère ont revêtu, semble-t-il, un prestige plus raie ; elles nous attirent et nous émeuvent davantage, par leur grâce aujourd’hui désuète. Et sans doute faudrait-il quelquefois reculer d’un peu, soulever un coin de voile, respirer une cendre parfumée, pour bien mesurer ce qui nous sépare comme ce qui nous rapproche des hommes disparus, de ceux qui ont enchanté leur siècle ou participé à son histoire.

Saint-Point, en Bourgogne, au fond de sa fertile vallée, conserve si parfaitement la mémoire da maître que de telles impressions m’assaillaient durant les beaux jours de septembre vécus sous le toit familial.

Disparate, le manoir auquel Lamartine, à son retour d’Angleterre, ajouta une aile et une tourelle de style « oxfordien, » mais charmant dans son arlequinade. Un jet d’eau retombe à bruit perlé au milieu de la pelouse, devant le péristyle égayé de fleurs grimpantes ; de nobles arbres ombragent la négligente courbe des allées ; ici rêve un petit étang dont l’eau disparaît çà et là sous des bouquets de nénuphars ; plus loin paissent des vaches, points mouvants blancs et roux sur l’uniforme prairie verte ; à l’autre bout du parc le clocher de la vieille église qui rehausse le village s’effile entre deux sapins rivaux, et la tombe du poète est face au cimetière, contre le chemin caillouteux. Des mortes reposent à côté du grand mort : sa mère, sa femme, sa fille enfant, sa nièce Valentine, la touchante vestale de son culte, celle qui réchauffa de tendresse les années cruelles et qui ferma des yeux où tant d’éclairs avaient passé. Un buste orne l’étroite chapelle ; sur le marbre l’artiste a tracé ces mots : « La gloire des grands hommes appartient à tous, leurs douteurs sont à ceux qui les aiment. »

Mais on évoque les ombres aux lieux mêmes de leur vie et, chez lui, dans l’appartement ensoleillé plein de choses fidèles, j’imaginais bien la haute silhouette élégante de Lamartine. Lit à baldaquin, bahuts, fauteuils, menus objets personnels se souviennent, immuables. Au pinceau de sa femme sont dus les médaillons, figures de poètes célèbres, qui décorent la cheminée ; aux murs tapissés de perse rayée du cabinet de travail sont accrochés des portraits, des vues familières. Le bureau porte son encrier, ses plumes d’oie, les tablettes de bois verni, pupitres légers qu’il posait, pour écrire, sur ses genoux.

Une chambre démeublée sépare des salons ces pièces réservées. L’actuelle châtelaine de Saint-Point, ma cousine, y a classé les manuscrits et les correspondances qu’elle possède encore ; c’est là qu’un soir de furetage j’entr’ouvris certain cahier vêtu de carton brun, pieusement gardé dans notre famille. J’ai dénoué le ruban qui en retenait les pages et j’ai lu :


Un jour viendra qu’ouvrant mon secrétaire,
Des papiers du défunt préparant l’inventaire,
Un vieux tabellion, besicles sur le né,
Entr’ouvre votre lettre et recule étonné :
« Mes yeux, me trompez-vous ?... Je connais récriture !
C’est lui-même !... c’est lui !... »


Car le feuillet jauni sur lequel courent ces vers, signés Montherot, est précédé d’un feuillet plus mince, couvert d’arabesques plus délicates : l’écriture de Lamartine. Et il suffit de feuilleter plus avant pour s’apercevoir qu’on tient une correspondance qu’échangèrent le poète et l’un de ses beaux-frères, que cette correspondance est en vers et qu’elle décèle à toutes pages une intimité gaie, libre, délicieuse.

L’album de Saint-Point n’a jamais été, comme le recommande une note de la première page, « confié à personne » ou « communique à d’autres qu’à des amis. » Depuis la mort de M. de Montherot, qui en avait réuni les documents, il dormait... depuis un demi-siècle.

Ce ne fut donc pas un vieux tabellion qui rouvrit, en cette soirée d’automne, dans la chambre pensive, le reliquaire où subsiste un peu du cœur de Lamartine et d’où soudain il me sembla qu’un rire juvénile, qu’un rire insoupçonné s’exhalait... Rire de jeune homme, rire dont nul n’avait capté l’écho, rire humain d’un dieu, rire enfin dont on réalise qu’il nous manquait, puisqu’à l’entendre, on éprouve plus d’émotion peut-être qu’à lire une Harmonie échappée aux éditeurs.

Dans un tel sentiment, j’ai cru pouvoir invoquer le droit de prescription contre les scrupules du bon et charmant esprit que fut François de Montherot, mon arrière-grand-père, et recopier feuille à feuille ce recueil privé qui suggère, imprévue, fantasque, substituée pour quelques heures furtives à celle du prestigieux poète, l’image d’un malicieux étudiant.)


François de Montherot a épousé, en secondes noces, l’an 1821, Marie-Suzanne-Clémentine de Lamartine.

Le mari de Suzanne paraît être celui des beaux-frères du poète avec lequel ce dernier a le plus d’affinités. Ce n’est vraisemblablement pas de lui que par le Lamartine, ce jour de spleen à Saint-Point où il se voit avec découragement « poursuivi jusque dans sa chambre par des beaux-frères et des enfants criards. »

Mme de Lamartine, la mère, note dans ses cahiers inédits « la figure assez agréable » et « la bonne santé » de son gendre. Tout concorde à faire apparaître Montherot comme le type accompli du gentilhomme provincial au début du XIXe siècle, dont Lamartine fut lui-même un exemplaire éblouissant. L’un est à l’autre une sorte d’ombre portée. Issu comme Lamartine d’une famille où se rencontrent la robe du prêtre et celle du magistrat, l’épée du soldat, la plume du lettré, les corbeilles du vigneron, comme lui Montherot est élevé chez des religieux qui perfectionnent dans son cœur la discipline morale, la fidélité légitimiste de leurs parents, en dépit de la Révolution. Comme lui, il respire, adolescent, les souffles nouveaux, dévore les auteurs prohibés, les rimeurs légers, les apôtres de la liberté de pensée. Il sera comme lui maire de son village, et charitable, désintéressé ; comme lui membre de plusieurs académies de province ; comme lui pèlerin passionné des pays latins et des rives orientales. Il a des attaches dans la diplomatie où Lamartine n’aura qu’à se montrer pour séduire. Comme tout esprit cultivé du temps, il fait des vers. Tout ce qui, chez le grand homme, se marque d’un trait éternel, est répété chez Montherot par un pointillé en grisaille.

Il n’en reste pas moins, par définition, l’aimable homme, évoquant ce personnage obligeant et raisonnable des comédies de Molière et de Marivaux, de bonne compagnie, de bon conseil qui, à l’heure opportune, apporte le contrepoids d’une autorité bien équilibrée. Grand amateur de peinture, ami des livres, François de Montherot laissera une belle galerie de tableaux et une importante bibliothèque dont il relie lui-même quelques ouvrages préférés. Ce sont parfois les siens [1].


En 1826, Lamartine a trente-six ans. Il a publié ses premiers poèmes avec un retentissement considérable.

Derrière lui, sa jeunesse tiraillée, incertaine, où les influences se heurtent, où le génie cherche sa voie, où il s’ignore encore comme ceux qui le chérissent le plus !


Libéré des êtres et des lieux qu’il n’a pu chanter avec tant de sincère amour qu’une fois hors de leur étreinte, il est de nouveau dans cette radieuse Italie qu’il n’a visitée d’abord, jadis, qu’en manière de diversion à une passionnette. On le séparait de Mlle Henriette P..., fille d’un fonctionnaire de Mâcon, la belle « walseuse » qu’il célèbre dans ses Mémoires en disant que « tout son corps était une danse, » et on l’envoyait bien loin, sous un ciel indulgent... s’éprendre de Graziella. Il a gardé de ce voyage initial un souvenir exalté, malgré les contraintes, la tutelle d’un ami, les difficultés pécuniaires. C’est que l’Italie est le lieu du monde qui convient le plus exactement à sa nature morale et physique, à laquelle la stimulation des paysages spirituels et d’une ardente lumière est à peu près indispensable pour s’épanouir. Il est retourné à Naples dès son mariage, dont on peut dire qu’il fut un mariage de raison beaucoup plus qu’un mariage d’amour, mais qui lui assure un bonheur sérieux et calme.

Il a reçu le poste d’attaché d’ambassade, et cette nomination a mis un terme à l’incertitude de ses vœux, car il hésitait entre plusieurs carrières.

Au pays même des Muses, sous le soleil qui semble dorer et mûrir la pensée mieux que partout ailleurs, Lamartine aborde une période qui restera unique dans sa vie. Sûr de soi, non pas comme Gœthe à qui son jeune triomphe apollonien semblerait parfois l’apparenter, mais avec une sorte d’ingénuité, de nonchalant détachement, il jouit d’une renommée « européenne universelle, » selon l’expression de M. de la Maisonfort [2]. Il a transformé en verbe lyrique l’âpre et stérile tristesse dans laquelle il se rongeait muettement, il l’a transformée aussi en or, cet or qui glissera de ses doigts plus aisément encore que de sa plume les mots ailés :


Chacun de ses « hélas ! » lui vaut une pistole !


constate Montherot, fraternellement satisfait. Aussi est-il presque heureux, presque insouciant... Les années qu’il passera en Toscane vont miraculeusement enrichir et prolonger cet état d’esprit. Il en parlera bien souvent plus tard, et toujours comme de la « délectation de sa jeunesse ! »


Et voilà qui nous ramène à l’album de Saint-Point, puisque la correspondance y débute par une lettre datée de Florence.

Mais tout d’abord, il nous faut supposer, — et nous le pouvons assez sûrement, — un entretien antérieur où Lamartine et Montherot se seraient égayés aux dépens des romantiques et de leur goût descriptif, comparant leur manie de faire rimer des chiffres ou des noms propres au procédé de Boileau, particulièrement dans les Épîtres. « Le salon de Mme X, » poème romantico-descriptif, signé des deux beaux-frères, n’est qu’une parodie inspirée, — nous apprend une note au bas de la feuille manuscrite, — par la lecture de la Muse française.


Sur ses gonds bien huilés le double battant s’ouvre,
Le noble intérieur du salon se découvre

Aux yeux de l’étranger muet d’étonnement
Qui grave en son esprit ce bel appartement...


Suivent des descriptions du mobilier : fauteuils, chaises, etc.

Tel est le jeu. Tous deux y ont pris tant d’agrément qu’ils ont juré, en se séparant, de ne s’écrire qu’envers et en vers de cette sorte. L’auteur du Crucifix et de la Mort de Socrate, certain de retrouver, quand il le voudra, sa Muse élégiaque et purement drapée, l’attife en soubrette :


Je veux qu’elle s’amuse !


s’écrie-t-il [3]. Elle garde néanmoins du style :


En vain au ton commun il veut plier sa Muse,
La Mase, l’isolant des rimeurs d’aujourd’hui,
Révèle le poète et chante malgré lui,


riposte son correspondant. Mais elle est dépourvue d’austérité et ne recule pas toujours devant les mots. C’est presque Mimi-Pinson ; cependant son cœur n’est pas républicain. Pas encore !...

Au moment d’écrire sa première lettre, Lamartine s’est ressouvenu de la IVe épître de Boileau, adressée au Roi pendant la campagne de Hollande :


ÉPÎTRE II


Florence, 27 septembre 1826.

Si je vous répondais, où diable vous écrire ?
Vous qui, des bords fangeux où l’Océan expire
Remontez en huit jours aux sommets où le Rhin
Dans un lit de granit a creusé son chemin.
Et, brisant le rempart de sa rive jalouse
Du fracas de ses eaux vient étourdir Schaffhouse !
Si mon vers paresseux vous cherche à Rotterdam,
Vous avez déjà fui les canaux d’Amsterdam,
Si je cours après vous jusques à Bâle en Suisse...
Mais il me cuit encore de mes rimes en cuisse
Depuis que dans Paris nos rimeurs délicats
Ont proscrit de nos vers notre moitié d’en bas !
Changeons donc de sujet et parlons d’Italie !
De ce nom plus brillant notre langue embellie
En sons plus caressants coulera dans mes vers
Où vos noms allemands s’encadraient de travers.

Je viens de visiter les montagnes de Lucques ;
Ah ! le mot est écrit ! Il faut rimer en ucques ?
N’importe ! Dût ce mot des rimeurs redouté
De mon style si doux déparer la beauté,
Dût le pédant Auger [4] en faire la grimace,
C’est le nom du pays, que veut-il que j’y fasse ?
A Vallombreuse, un jour, n’avez-vous pas été ?
Huit jours passés déjà j’y suis aussi monté ;
Quinze Bénédictins m’en ont ouvert la porte.
Je comprends qu’on y vienne et non pas qu’on en sorte,
Car, quand un pauvre diable ennuyé des humains
A, pendant soixante ans, battu les grands chemins.
Quand il n’attend plus rien qu’une heure après une heure,
Il ne saurait, ma foi, mieux choisir sa demeure.
D’admirables sapins, que Dieu même a plantés,
A cent pas du couvent montent de tous côtés ;
Quelques rochers abrupts en pyramide obscure
S’élèvent au milieu de leur sombre verdure ;
Un temple décoré des chefs-d’œuvre de l’art
Par sa forme gothique enchante le regard ;
On entend jour et nuit (ces mots sont pour la rime),
Des harpes de David rouler l’écho sublime.
Et l’âme, s’arrachant aux choses d’ici-bas,
Monte au ciel avec eux et n’en redescend pas !
Pour moi qui, fatigué d’une route effroyable
Arrivais avec soif et d’une faim du diable.
J’attendais, je l’avoue, avec anxiété
Qu’on sonnât après Vépre un Benedicite.
Le frère cuisinier ne se fit pas attendre :
On me servit le pain, le vin, le poulet tendre,
D’excellents champignons, dont le chapeau pourpré
Au chapeau cardinal peut être comparé
El dont une limpide et suave friture
Assaisonnait ce goût que leur fit la nature.
Vous savez qu’en ces lieux où le pâle olivier
Répand à flots dorés l’huile au sein de l’huilier,
Des cent mille ragoûts qu’inventa la cuisine
L’huile est le plus divin, mais... quand l’huile est divine !
Après avoir bien bu, mon cher, et bien dîné,
Et m’être quelque temps dans les bois promené,
Je rentrai solitaire en cette solitude
Et je voulus un peu m’amuser à l’étude.

Mais hélas ! le Prieur, bon vieux Bénédictin,
S’occupait peu, je crois, de grec ou de latin,
Et la bibliothèque, avec ordre rangée,
Par les rats du couvent était un peu rongée !
J’en recueillis pourtant quelques rares débris ;
C’était des saints du lieu les mystiques écrits,
Qui, reliés jadis en parchemins solides,
Tout brillants en dehors, dedans étaient tout vides !
Mais, parmi ces monceaux de papiers griffonnés,
De légendes sans noms, de missels blasonnés,
Je tombai par hasard sur un petit volume
Que le ver des greniers depuis longtemps consume
Et qui, digne d’un sort et d’un jour plus brillant,
Malgré ses trois cents ans me parut excellent.
C’était… Vous allez rire ! Eh bien ! riez à l’aise :
Les Méditations… mais de sainte Thérèse !
J’en fus vraiment charmé ; les femmes de ce temps
Valaient bien, j’en conviens, celles de dix-huit cents !
Quelle verve ! Quelle âme ! Et quel divin génie !
Platon n’est pas plus haut dans la sphère infinie
Quand, nous parlant du diable en enfer enfermé :
« Le malheureux, dit-elle, il n’a jamais aimé ! »

Mais c’est assez parler de ces sujets sublimes.
Prenons un vol plus bas et tempérons nos rimes.
J’allais monter trop haut ; prenons un ton plus doux.
Disons en quatre mots : Comment vous portez-vous ?
Tant de chemin de fait, tant de bouteilles bues,
Tant de monts mesurés et tant de villes vues
Ont-ils diminué ce royal embonpoint
Dont vous vous plaignez tant ! dont je ne me plains point ?
………………….
Adieu donc une fois, deux fois, trois fois, c’est fait !
Je signe et je paraphe et l’ouvrage est parfait.
Si je ne laisse pas, jusque sur mon adresse,
Couler envers nombreux les ondes de Permesse !
Le temps n’est pas bien loin où, pour un pareil coup,
Messieurs de l’Institut m’auraient vanté beaucoup,
Alors qu’aux yeux d’Auger c’était chose divine
Que de chanter en vers virus, bubon, vaccine !
Si mon épître alors avait frappé leurs yeux,
Ce chef-d’œuvre nouveau m’eût ouvert les sept cieux !


C’est à Lucques, comprise ainsi que Parme et Modène dans le ressort de la Légation de France, que le jeune secrétaire d’ambassade a rejoint son ministre, le marquis de la Maisonfort. Lamartine dit lui-même sans détour que, « dans ce séjour enchanteur, la politique, tout à fait nulle, n’est que prétexte aux fonctions et aux appointements de la diplomatie. » « A Florence, dit-il encore, la vie est un peu moins oisive. » Et il s’occupe de poésie, « comme respiration de l’âme [5]. » La poésie n’émane-t-elle pas de lui presque naturellement ? II semble que ce soit en vers qu’il songe tout d’abord à s’exprimer. C’est en vers qu’il correspondait avec Mlle Pascal, et l’on découvre dans ses lettres à Virieu et à Laurent de Jussieu plusieurs passages rimes à la manière plaisante. Peut-être donc, s’il ne s’agissait avec Montherot d’une convention formelle, adopterait-il quand même ce mode d’entretien épistolaire, faute d’avoir le temps d’écrire en prose ! Du moins pouvons-nous ainsi conclure de ses lamentations, quand il lui faut suppléer le Ministre et expédier des rapports à Paris.

Il donne au cours de sa Correspondance maintes descriptions de promenades dans la campagne, suivi de ses chiens, montant un des chevaux qu’il a fait venir de Paris, ou l’un des étalons offerts par le bey de Tunis et qu’il dresse aux Caséines. Après avoir expédié quelques dépêches « très insignifiantes et très spirituelles » de M. de la Maisonfort, il s’en va écrire « à l’ombre d’un caroubier, dans son jardin, ses Harmonies Poétiques » ; enfin, il se délasse de « ces notes pieuses adressées à Dieu dans la langue des Psaumes » en composant, sans ratures, sans mise au net, quelqu’une des épitres à son beau-frère que nous devions trouver revêtues du cachet de la poste, dans l’album brun.

M. de la Maisonfort, — Lamartine en parle avec sympathie intellectuelle, reconnaissance et insécurité, — lui fait la vie très douce. Cet homme qui écrit des vers, lui aussi, l’a reçu, « non en secrétaire, mais en poète, comme les hommes d’Etat d’Italie auraient reçu Torquato où l’Arioste à la cour de leur Prince, avec cette cordialité sans morgue qui nivelle, dans la confraternité des lettres, les supériorités de rang et de grade [6]. »

Lamartine est tantôt à Lucques, tantôt à Florence où il aime à rêver, au fond de son jardin, sur la terrasse d’où il aperçoit le monument funèbre de la villa Torregiani, sorte de cénotaphe élevé à la mémoire d’une morte. Tantôt il habite Parme, où il rencontre Marie-Louise, « jeune captive, ravie par l’Achille moderne, » Chryséis allemande dont, bien entendu, il excuse la tiédeur à l’égard de Napoléon et dont il surprend, ce qui ravit son goût de l’idylle, les amours avec M. de Neipperg.

Il est aussi à Modène, qui serait pour lui sans grand charme, s’il n’y avait la duchesse, « digne mirage d’Eléonore, idole du Tasse [7]. »

Heureux introducteur d’une gloire naissante, M. de la Maisonfort présente Lamartine à la cour de Florence. On sait quelle amitié eurent pour lui le grand-duc Léopold et sa femme et quel accueil il reçut d’eux. Le poète, qui aime les grands comme il aime les petits, d’un cœur largement ouvert, est assez tiède pourtant quand il parle du grand-duc : à travers ses réticences courtoises, il le juge avare et solennel. Mais il s’enthousiasme pour la grande-duchesse qui, de son côté, le considère « non pas comme un diplomate, mais comme un homme qui mettrait... de l’idéal partout. »

Lamartine retrouve la coterie grand-ducale à Livourne où les princesses (la grande-duchesse et sa sœur) profitent de la familiarité des bains de mer pour entrer quotidiennement dans sa maison ; les enfants princiers jouent avec sa fille « dans le jardin, sous les orangers, à la fraîcheur du jet d’eau. »

Leur intimité n’est interrompue qu’officiellement par l’épisode assez fâcheux du Dernier chant de Childe Harold. Un duel entre le poète et le colonel Pepe régla l’incident le plus courtoisement du monde ; Lamartine se montre, en cette seule fois, meilleur diplomate que durant toute sa carrière.

Il s’accommode de ses charges, bien que, la première année, ses illusions sur leur utilité ne paraissent pas grandes. Mais en octobre 1826, une circonstance survient qui transforme la situation. Le marquis de la Maisonfort est obligé de se rendre en France. Pour parer à son absence, qu’on croit devoir être brève, Lamartine est nommé, par M. de Damas, chargé d’affaires et investi des responsabilités de la Légation. Or, le retour du ministre est différé de semaine en semaine, de mois en mois ; puis on apprend sa mort, et, jusqu’à ce qu’un nouveau chef soit désigné, Lamartine garde son poste : cet intérim aura duré près de deux années.

Ce qui est évident, ce qui se dégage de toute la correspondance de Lamartine à cette époque et des épîtres mêmes dont nous nous occupons ici, c’est que le départ de M. de la Maisonfort lui procure, — et seulement alors, — l’indépendance et l’activité qui pouvaient lui faire prendre son rôle au sérieux. Il quitte une allure négligente et légèrement sceptique ; il s’anime, il travaille ; ses forces vives affleurent. Être « oublié à son poste » n’est heureusement pas, dans son esprit, y rester inaperçu.

Il ne faut donc nullement se méprendre au ton désinvolte sur lequel il discourt, dans l’épître suivante, des vanités du monde, et persifle sa propre personne s’apprêtant pour aller remplir une fonction officielle. Sa lucidité lui laisse toujours voir le fond des choses, mais les choses ont une saveur qui lui plait.


ÉPÎTRE II

Firenze, 23 marzo.

…………………
Que faites-vous là-bas, le pilon à la main,
Battant et rebattant votre vieux parchemin ?
Quoi ! n’entendez-vous pas, du haut de votre rue
Le zéphir du printemps qui dissipe la nue,
L’avalanche qui tombe au pied du Mont Cenis
Et qui rend les chemins de Rome tout unis ?
Voilà le champ qui germe et le ciel qui s’essuie.
Prenez souliers à clous, bâton et parapluie.
Et par un beau matin venez vous promener.
Jusqu’aux bords où l’Arno que je vois décliner.
Passant sous mon palais sans que rien le détourne,
De détours en détours, tourne jusqu’à Livourne !
Quel plaisir vous aurez de Gêne à Chiavari !
Santa Margarita ! Le golfe de Sestri !
Carare et Lucque enfin dont les Alpes riantes
Recouver les partout de forêts verdoyantes
Sont le plus doux séjour qu’au milieu de l’été
Au poète trop gras la nature ait prêté !
…………………
Venez donc : vous aurez, en attendant, ici,
Bon feu, bon lit, bon hôte, et bonne chère aussi ;
Nous irons le matin errer sous les Cascines ;
Ou bien philosopher sur de vertes collines.
Ou, le lapis en mains, couché sous l’olivier,
Observer la nature et la versifier !

Quel plaisir, quand on est détrompé de ce monde,
Quand la jeunesse a fui comme une eau peu profonde,
Quand on se moque au fond des mille vanités,
Qu’en vers (rimes, dit-on), Salomon a chantés,
Quel plaisir de s’asseoir au flanc d’une colline
Avec de vieux amis, Virieu, Lamartine,
Ou tel autre animal qui, des hommes lassé.
Hors de la sphère active à la fin s’est placé,
Et, bornant tous ses sens au sens philosophique,
Unit à vos ennuis son ennui sympathique !
Quel plaisir (mais il faut le répéter trois fois,
Sans quoi, du lecteur coi l’haleine est aux abois),
De parler à loisir pendant que le jour baisse,
De passé, d’avenir, de vertu, de sagesse,
De sottises, de vers, de musique, de tout,
Et de dire à la fin dans un même dégoût :
« Voilà donc ce que c’est que l’homme et que la vie !
Voilà donc ces sujets de regrets ou d’envie !
Voilà donc !... » Mais, messieurs, allons-nous en dîner,
Car le jour sur Prato commence à décliner,
Et Ave Maria, cette heure du silence,
Sonne de tous côtés dans les tours de Florence !
Adieu donc ! Je m’en vais endosser le harnois,
Et, pour représenter le plus puissant des rois,
Sur un maigre mollet qu’un faux mollet décore
Mettre un long caleçon qui le grossit encore,
Puis tirer sur le tout une paire de bas
Trop étroits pour le haut, trop larges pour le bas ;
Puis chausser de travers deux pantoufles pareilles
Dont la boucle d’or faux unit les deux oreilles,
Puis coiffer un chapeau dont, par plus d’un affront,
La corne officielle a fléchi sur mon front ;
Puis, revêtant l’habit dont la trame un peu plate
De ma promotion atteste encor la date,
Faire dire aux badauds charmés de mes succès [8] :
« Pour porter l’uniforme il n’est tel qu’un Français ! [9] »


M. de Montherot, qu’enhardit l’enjouement de son beau-frère, réplique par une épigramme :


Air de Beaumarchais : Mes bons amis.

Sur sa maigreur
L’harmonieux auteur
Se plaît à badiner lui-même.
Pour l’imiter
Osons le plaisanter :
Trois instruments sont son emblème.
— Je crois vous voir ainsi :
De corps très aminci,
Moins bien jambé que jamais ne le fûtes...
Qui vous verra
S’étonnera,
Et qui vous entendra
Dira :
C’est une harpe sur deux flûtes !


Libre de mener les jours à son gré, Lamartine les mène superbement. Sa prodigalité, son goût de l’hospitalité n’ont jamais été à pareille fête. Si la société la mieux choisie reçoit les honneurs de la Légation de France, si les ducs d’Istrie, de Dalmatie, les Borghèse, les Boutourline, les Bombelles, les Montebello, les Saint-Aulaire, les Castellane s’y rencontrent, ses amis intimes s’attardent chez lui en des séjours prolongés et sont les témoins de son existence enchantée. Il accueille aussi des confrères poètes : Manzoni, Casimir Delavigne [10].

Mme Delphine Gay, qui deviendra Mme de Girardin et se liera avec Lamartine d’une véritable amitié, séjourne à plusieurs reprises en Italie. Il lui adresse, à Rome, l’Harmonie de la Perte de l’Anio, dont on fait une lecture enthousiaste chez l’ambassadeur.

Dans le cahier brun, cette Harmonie est classée sous le n° 17. Montherot, installé à Mâcon, dans la chambre même de Lamartine, lui mande à ce sujet :


Mâcon, le 28 mars 1827.


Me voici de nouveau dans la chambre pourprée,
Où ma Muse badine, un jour bien inspirée,

Vous offrit un présent par vous bien accueilli
Et bien payé surtout. Il me valut Milly !
Milly ! Sublime chant ! Ravissante Harmonie !
Sur un ton plus touchant jamais votre génie...
Etc. Mon cher, supposez, s’il vous plaît,
Un passage brillant et fameusement fait.
…………
Je viens d’aller, guidé par l’amour filial,
Offrir à mon grand-père un bonjour matinal ;
Il lisait dans son lit, appuyé sur son coude,
Le Journal de l’Étoile, où l’indiscret Genoude
De vos vers sur Tibur orne son feuilleton.
... Une dame d’ici (je vous tairai son nom),
Écoutait lire hier dans notre compagnie
Les vers intitulés : Dix-septième Harmonie.
…………
La dame écoutait bien, attentive, attendrie.
Elle dit à la fin : « Oui, l’idylle est jolie :
Mais j’ai prêté l’oreille et n’ai rien entendu
Qui peut se rapporter à cet agneau perdu ! »

L’hermite de Fontaine [11], en son humeur sévère,
A trouvé cet agneau peu digne de son père ;
Il vous l’a dit, d’un ton plus brusque que poli.
C’est hier seulement que j’ai lu Tivoli.
Faut-il que je le blâme ou bien que je le loue ?
Je suis embarrassé, mon ami, je l’avoue.
Moins cruel que Virieu, je dis d’un ton plus doux :
J’avais espéré mieux du sujet et de vous.


Le meilleur ami de Lamartine n’a pas trop le préjugé de la gloire ; il ne s’en fait pas le courtisan ; il n’aime pas la Perte de l’Anio, et il le dit ; il n’aime pas davantage Tivoli, pièce de vers composée à propos de la catastrophe subie par cette ville, et sur laquelle le poète a compté pour pallier le mauvais effet du Dernier Chant de Childe Harold. Montherot est, à cet égard, de l’avis de Virieu. A celui-ci, Lamartine a répondu : « Je suis confondu de ce que tu ne trouves pas mes vers sur Tivoli à ton plein gré. Je trouve que c’est le seul morceau par lequel je voudrais lutter avec Lord Byron : « Italie, Italie ! » mais on se trompe sur soi-même. Alors, demande à Montherot trois cents à quatre cents vers que je viens de lui adresser sur le séjour de notre enfance. Ils me plaisent moins ; peut-être vous plairont-ils plus. »

Ces trois à quatre cents vers ne sont autres que Milly, et l’on voit avec quelle modestie il s’exprime à leur égard.

Lamartine, en effet, ne parvient pas à considérer que sa mission en ce monde soit uniquement de le chanter. Un pressentiment l’avertit qu’une vocation moins facile l’appelle à des cimes dont il ne sait pas encore le nom, mais où ne figure plus, le Parnasse. Sans cesse et inexplicablement, — si on ne l’explique ainsi, — il lutte contre la consécration définitive par où ses admirateurs couronnent en lui le divin musicien, l’ineffable joueur de flûte...

Bref, autour de lui, la collaboration critique est permise. Il fait songer à un lion qui laisserait peigner sa crinière par des enfants !

On a remarqué, au début de l’épitre du 28 mars, une allusion qui se rapporte à Milly. Le précieux album contient la première mise au net qu’en fit Lamartine pour M. de Montherot, qui, n’eût-il point d’autres titres à notre sympathique intérêt, est bien assuré désormais de le mériter grandement. Il ressort des épîtres suivantes qu’il fut l’incitateur de la célèbre Harmonie par une lettre écrite de Mâcon, le 15 décembre, lettre non contenue dans l’album, mais où très certainement il rappelait la demeure ancienne ; et tout porte à supposer que les vers sur Milly, dans la pensée de Lamartine, du moins lorsqu’il commença de les écrire, ne prétendaient qu’à l’effusion intime et privée par laquelle il répondait à son parent :


Pourquoi le prononcer, ce nom de la patrie ?
Dans son brillant exil, mon cœur en a frémi !


Une brusque émotion le saisit ; l’inspiration descend ; les images magnifiques palpitent autour de lui, s’abattent sur le feuillet blanc qu’elles transfigurent, font enfin, d’une simple lettre, un chant qui ne cessera plus de résonner...

Mais Lamartine, en 1827, ni son beau-frère, n’en augurent point ainsi.

Le poète a transcrit gon dernier vers :


L’adieu, le seul adieu qui n’aura point de larmes...


Non sans maugréer un peu, car il y en a trois cent trente, et il doit écrire beaucoup, dans le même temps, pour son service de chargé d’affaires. Il a mis huit jours à venir à bout de sa copie ; celle-ci terminée, il rime une épître bouffonne pour annoncer l’envoi à Montherot, puis, au dernier moment, recule devant la dépense qu’il lui ferait faire (c’était alors le destinataire qui payait les frais de son courrier) ; il attend donc paisiblement le passage de quelque commis-voyageur pour Lyon.


ÉPÎTRE III


Florence, 26 janvier 1827.

Voici, mon cher ami, quelques vers en réponse
A ces vers inspirés par « la chambre d’Alphonse, »
Vers fameusement faits et que jamais Berchoux [12],
Qui prend l’accent des dieux pour célébrer les choux,
N’aurait pu retrouver sur sa lyre enfumée
Qu’ennyvrait du rôti l’odorante fumée !
On dirait, oui, ma foi, que, du fond des enfers,
La Muse qui flétrit la Pucelle en ses vers
Dans un jour de gaîté, remontant sur la terre.
Vous souffla l’abandon et l’esprit de Voltaire
Quand, de l’alexandrin ce grand rimeur lassé
Chez son libraire Caille était lundi passé !
…………
Mais voici d’autres vers écrits d’un autre style ;
Puissiez-vous en trouver quelques-uns de Virgile !
Je les fis l’autre jour à votre intention ;
Acceptez-en, mon cher, la dédication.
Qu’une fois votre nom consacre mon génie.
C’est une ode, une épître ou bien une harmonie,
Peu m’importe le nom, pourvu que ces vers-ci
Soient marqués au vieux sceau de l’utile dulci !
J’aurais dû, bien plus tôt, vous en faire l’hommage,
Mais trois cent trente vers à copier ! L’ouvrage
A fait pendant huit jours, du jour au lendemain,
Tomber et retomber la plume de ma main !
Ah ! vous ne savez pas, durant mon ministère,
Que d’encre à consommer, que de lettres à faire
Pour dire noblement à monsieur de Damas
Qu’il gèle dans Florence ou qu’il ne gèle pas,

Qu’au dernier bal de cour déshonorant la France,
Je fis par un faux pas manquer la contredanse,
Ou qu’on a remarqué qu’au cercle accoutumé
Le ministre d’Autriche était fort enrhumé !
Mais enfin, m’y voilà ! Dans ma large écritoire
Je vois l’encre fumer sous son écume noire
Et ce vil instrument qui supplée à la voix,
La plume du dindon, frémit entre mes doigts !
Mon prologue est fini. J’écris ; vous allez lire.
Farces de Carnaval, fuyez loin de ma lyre
Et ne profanez pas plus longtemps à nos yeux
Cet organe divin que nous devons aux dieux !
Mais on peut un moment permettre la folie.
………….
Tel pendant que le dieu qui commande au tonnerre
Boit aux pieds de Junon le nectar à plein verre
Et laisse reposer, pendant qu’il fait l’amour,
Tous ces pauvres humains si contents d’un beau jour,
On voit son fier oiseau, cet Aigle aux serres saintes,
Se coucher un moment sur ses foudres éteintes
Et, retenant l’orage encor flottant dans l’air,
Avant de le lancer jouer avec l’éclair !

P.-S. — Mais je ne pensais pas que le paquet trop gros
Pèserait à la poste au moins cinq à six gros !
Je vous épargne donc un surcroît de dépense.
J’attendrai pour mes vers une autre circonstance,
Un paquet, un courrier, ou bien l’occasion
D’un voyageur en soie en route pour Lyon ;
Et s’il met, cher cousin, les vers dans sa valise.
Au moins, je n’aurai pas la crainte qu’il les lise !


M. de Monlherot répond :

(Sans date).


Est-il vrai qu’à Berchoux Alphonse me préfère ?
Il m’assigne une place à côté de Voltaire !
De Voltaire ? C’est fort ! Mais l’éloge est joli :
Peut-on n’être pas vrai lorsqu’on est si poli ?
Vers fameusement faits !... Oh, l’aimable hémistiche !
De mon propre mérite il faut que je m’entiche :
Des vers ! des vers ! Je sens ma fièvre redoubler...
« Je t’en avais comblé, je veux t’en accabler ! »
Puissé-je être inspiré comme au quinze décembre !
C’est très douteux. J’écris aujourd’hui dans ma chambre...


Et quand Lamartine, la semaine suivante, n’ayant vu poindre aucun voyageur en soierie, se résigne à expédier Milly par la poste, il s’en excuse :


Le 1er février, Florence.

« Je suis bien fâché de vous coûter trois ou quatre francs de port, mais j’ai pensé que vous payeriez volontiers cinq francs un volume où il n’y aurait que quatre cents bons vers ; si ceux-ci sont passables, ils valent le port ; sinon, rendez-les moi en même monnoie.

Aussitôt lus et copiés, envoyez l’original ou la copie à ma mère à qui je les annonce ; lisez-les à Virieu et n’en donnez à personne : ceux-ci doivent rester pour nous seuls.

Faites-moi l’amitié aussi de m’y faire rigoureusement de votre propre main les corrections qui vous sembleront nécessaires pour votre goût propre, et non pour le goût du prochain, et communiquez-moi ces critiques ; j’en ferai usage dans ce cas-ci et successivement pour toutes les Harmonies. J’en ai au moins deux volumes en portefeuille.

Adieu, mon cher, à revoir. Votre frère et ami,

LAMARTINE. »


M. de Montherot a reçu Milly et les recommandations qui l’accompagnaient. Il admire l’un et tient compte des autres. Il en tient compte avec une conscience et une application extrêmes. L’autographe de Lamartine, contenu dans le recueil, en peut témoigner ; son écriture est, en maints endroits, surchargée par celle du censeur et de multiples renvois proposent les modifications qui semblent les plus judicieuses au futur lauréat de l’Académie de Mâcon.

Je pensais donner à cette place une transcription intégrale du curieux document, texte et annotations. Les dimensions d’un article ne s’y prêtent malheureusement pas et il me faut encore priver le lecteur, ici du moins [13], de l’amusante épitre qu’adressera Montherot au poète pour justifier une à une les critiques et les corrections qu’il a cru bon de proposer. L’épitre débute ainsi :


Occupons-nous de vous. Dix-neuvième Harmonie !
Trois grands jours à Nogent, invoquant mon génie,

J’ai voulu corriger, changer, mais vainement.
Classique professeur, critiquons gravement...


La comparaison des textes de l’album avec l’édition définitive des Harmonies permet de constater qu’à diverses reprises l’auteur s’est rangé aux critiques de son beau-frère [14]. Il a tenu bon, pourtant, contre l’addition d’une vingtaine de lignes par lesquelles celui-ci souhaitait que fût étendu l’hommage filial rendu au chevalier. « Ma variante, note Montherot au bas de la page ajoutée par lui à Milly, ne fut pas admise par l’auteur. Ces vers, surtout les derniers, n’étaient pas dignes de lui. Cependant, il m’en fit compliment. Aux quatre vers trop froids sur son père, il en ajouta quatre beaux rappelant le 10 août, où son père avait risqué bravement sa vie. »

« Cependant, il m’en fit compliment... » C’est exact. Quand Lamartine reçoit de Montherot un petit cours de prosodie, il le remercie avec un élan tel qu’on pense d’abord à de l’ironie. Il n’en est rien ; le poète, quelle que soit du reste la mesure dans laquelle il observera les critiques, leur fera place et, loin de trouver hardi le critiqueur, se loue de ses bons offices et le félicite de son éloquence :


ÉPÎTRE IV


Florence, 28 février 1827.

Ma foi, j’ai trouvé mon Sosie !
Et quand je lis ces vers aux miens entrelacés,
Je reconnais ma poésie.
Je pense les avoir tracés.
A mes vers incomplets ajoutez-les sans crainte ;
Je les signerais volontiers.
Je vous croyais très fort en romance, en complainte,
Mais vous avez grandi, sur ma foi, des deux tiers !
A Florence, à Paris, à Pékin comme à Rome,
A sa toise, mon cher, on mesure chacun ;
Et l’on dit gravement, en parlant de quelqu’un :
« Il est à mon niveau, donc il est un grand homme. »

Quand vous aurez fini de battre une peau d’âne
Pour habiller les vers de quelque pauvre oison [15]
Sans crainte que je vous condamne
Critiquez-moi, mon cher, sur Rime et sur Raison
Et je ferai raison sur Raison et sur Rime,
Si vous avez raison dans cette neuve escrime.
…………
Ma femme veut qu’ici je vous dise à son tour
Ce qu’on appelle en France une phrase, un bonjour ;
Elle vous répondra par la prochaine poste ;
Pourtant, elle n’est pas bien leste à la riposte
Et, quoiqu’en bon français elle écrive, entre nous,
Tout aussi bien que moi, tout aussi bien que vous,
Elle tremble toujours, quand elle se paraphe,
D’avoir fait une, deux, trois fautes d’ortographe.
Sa santé n’est pas mal ; madame Birch est bien,
Et dans cinq ou six jours son mal ne sera rien.
Votre petite nièce est toujours plus gentille ;
Elle fait en ces lieux l’honneur de la famille
Et chacun la voyant dit : Ah ! quel bel enfant,
Voyez donc, qu’il est gros, qu’il est gras, qu’il est blanc !

Mais, adieu tout de bon ! Car monsieur d’Hauterive
Et monsieur de Damas attendent ma missive.
Que diraient-ils, hélas ! s’ils savaient... Mais voici
Mon papier qui finit et ma faconde aussi.


Après l’échange d’épîtres autour de Milly, il s’établit un silence entre les deux poètes. Ce n’est point que Montherot se soit rendu à la joyeuse invite de son beau-frère (voir plus haut la lettre du 23 mars). Quelques pages, sans grand intérêt, datées d’avril et signées de lui, témoignent que les amis ne se sont pas rejoints « sur les vertes collines, » philosophant et se recueillant pour écouter tinter l’Ave Maria dans les tours de Florence.

Nous ne retrouvons Lamartine, dans l’album, que In 17 juillet. Mais la Correspondance, durant ce temps, nous renseigne sur son compte. Il parait avoir épuisé les joies de l’indépendance ; il n’a même plus le stimulant de la difficulté à vaincre : il a brillamment réussi, si brillamment que, fatigué de tout un hiver de réceptions et de fêtes, perpétuellement sous le coup du retour de M. de la Maisonfort, dont on ne soupçonne pas alors que la fin soit aussi proche, « il s’ennuie profondément. » Et, lorsqu’il s’ennuie, il n’écrit plus.

Un instant, il se réveille : c’est qu’il se réveille héritier. Un oncle vient de mourir en lui laissant de grands biens. Or, Lamartine, en matière de biens, appartient à cette catégorie spéciale de personnes chez qui l’extrême prodigalité provoque, en réflexe et pour les raisons exactement inverses, l’obsession d’acquérir, la hantise de spéculer, qui semblent le propre des cupides. Il n’est guère de lettre de lui où la question pécuniaire n’intervienne, et il convoite la fortune pour la lancer aux quatre vents du ciel !

Sans être encore entièrement fixé sur ce que lui laisse son oncle, Lamartine secoue un peu sa langueur et écrit à Montherot :


EPÎTRE V


Livourne, 17 juillet 1827.

Ma foi, mon cher ami, je ne sais que vous dire.
Je pourrais bien parler, mais je ne puis écrire.
La plume entre mes doigts glisse comme un roseau,
Mon encre est de la gomme ou bien de la claire eau.
Au diable l’inventeur des papiers et des lettres !
Je maudis chaque jour et le rythme et les mètres !
J’aimerais mieux dormir du matin jusqu’au soir ;
Mes yeux sont fatigués de crayonner du noir ;
Mon sot métier m’assomme et je vous porte envie,
O vous, vous, Montherot, qui passez votre vie
A battre du papier ou de la peau de veau,
A parcourir la France et par monts et par vaux,
Sans que jamais la voix d’un commis de la Poste
Vous rappelle qu’il est l’heure d’être à son poste !
Plaisanterie à part, je suis fort ennuyé
Et si je n’avais peur d’être plus ennuyé,
J’irais assurément m’ennuyer au plus vite
Dans quelque bon château que le repos habite.
Mais il faut jusqu’au bout boire le vin versé.
Ah ! quand verrai-je enfin l’encrier renversé
Ou, couvert de deux doigts d’une blanchâtre écume,
Attester que d’un an je n’y trempai de plume ?

Cet heureux temps approche : on dit et je le crois
Que mon Ambassadeur revient après deux mois.
Il apporte, dit-on, mon congé dans sa veste.
Dès que je le tiendrai, du diable si je reste !
J’irai, dans ma calèche étendu mollement,
Vers Mâcon et Dijon me distraire un moment,
Puis, jusque vers Paris poussant encor ma course,
Y bien remplir ma tâche en épuisant ma bourse.
Puis, je m’en reviendrai bien vite, avant le froid,
Vers les bords de l’Arno m’abriter sous mon toit.
J’y passerai l’hiver ; mais, dès que Philomèle
Reprendra dans vos bois sa romance éternelle.
J’irai, accompagné de toute ma maison,
M’étendre à Montculot dessus un vert gazon.
Alors, venez alors, ô vous, ami des Muses,
Ranimer l’astre éteint que ce lieu me refuse
Et me lire en riant vos chants gais et plaisants ;
Je ne sais plus chanter, mais j’aime encor les chants !
De qui ? Je n’en sais rien. Mais des anges, peut-être.
L’industrie a tué nos poètes à naître.
On admire en ces lieux le grand Monsieur Dupin [16] ;
Le siècle n’a qu’un cri : des chiffres et du pain !
…………
Vous parliez de Monceaux ; oui, ceci change fort
Les projets incertains que nous avions d’abord.
Cependant je ne sais, — jusqu’à ce que je sache, —
Ce qu’avec très grand soin une tante me cache,
Si je pourrai jamais le vendre ou le garder.
S’il me coûtait trop cher, je le pourrais céder,
Mais si, libre de legs, de frais et de partage,
Je recevais un jour ce bon vieux héritage,
Je vous le dis, mon cher, avec sincérité,
Pour passer mes vieux jours dans ce site enchanté,
Je le conserverais peut-être à ma famille
Et donnerais alors Montculot à ma fille.
A propos, j’irai donc, en octobre au plus tard,
Comme en juillet passé, prendre un bain à Montbard ;
Et je vous porterai douze ou treize cents livres.
Avec tous les deniers que comportent mes livres,
Je suis fort en argent. Je m’en vais arranger
Montculot et Saint-Point pour y très peu loger.
Mais je crois, comme vous, qu’un bon propriétaire

S’il veut en être aimé, doit engraisser sa terre.
J’y bâtis une église et fonde un hôpital
Pour qu’on y vive bien et n’y meure pas mal !
Je le sens, chaque jour, hélas ! dans ce bas monde,
La gloire et le plaisir sont du vent et de l’onde :
Il n’est rien de certain que le bien fait pour Dieu.
Prions donc et donnons. Sur ce, mon cher, adieu !


Cette lettre restant isolée, c’est encore à la Correspondance qu’il nous faut recourir pour savoir ce qui se passe chez le poète. Il en est toujours à attendre M. de la Maisonfort (qui dans cette affaire, ressemble un peu, le pauvre homme, à M. de Marlborough). Il est impatient et las. Il voudrait bien rester, s’il était sûr que ce fût à son gré ; sinon, il voudrait bien s’en aller et, en ce cas, le plus vite possible, car les lieux où l’on n’est point se parent de délices illimitées et il ne songe qu’aux sites qui virent errer sa jeunesse excédée d’eux.

Enfin, en octobre, on apprend la mort du ministre ; Lamartine doit songer tout de bon à ce que vaudra bientôt pour lui la diplomatie. Ses parents souhaiteraient qu’il restât dans la carrière ; lui, qui rêve d’une action plus personnelle et plus vaste, considère comme inacceptable tout ce qu’on lui offre et fait à sa mère la déclaration inattendue que « ni sa belle-mère, ni lui, ne sont plus d’âge à courir l’Europe de résidence en résidence. » Ceci, pour expliquer son refus du poste de Bruxelles. Il refuse également Berne. D’autre part, il n’obtient rien de ce qu’il accepterait : le poste de Lucques ou de Naples, ou encore celui de Constantinople qu’il a fait demander par son ami Sercey. Londres, qu’il prendrait à défaut de ces régions ensoleillées, lui échappera aussi. Avec les arrière-pensées politiques qu’on lui devine, il abandonnera la carrière plutôt que d’y végéter. En attendant, il reste en Toscane comme l’oiseau sur la branche, mais voudrait bien ne la quitter, cette branche, qu’une autre ne lui fût assurée, et il se garde de rien brusquer.

Entre temps, il achète une demeure dans la ville même, regardant Fiesole, et de crainte d’inquiéter les siens, ne leur parle que d’une maisonnette, acquise parce qu’il faut être raisonnable et se délivrer des soucis du loyer.

Toujours point d’épîtres. En décembre, il fait dire à son beau-frère qu’il a « trop d’affaires ennuyeuses pour griffonner des vers, même épistolaires. »

Cependant, ses résolutions se précisent : « Représenter son pays à la Chambre, influer sur sa destinée, à la bonne heure, écrit-il à sa mère dans sa lettre de bonne année ; cela, je ne le refuserai jamais ! Mais faire le serviteur pendant quinze ans pour obtenir de le faire le reste de sa vie en habit un peu plus brodé me semble vraie folie, quand surtout, comme moi, on a mieux à faire. »

Au début de l’année 1828, Lamartine apprend la nomination, en remplacement du marquis de La Maisonfort, de M. de Vitrolles ; cela au moins lui apporte une certitude : il ne pourra rester sous les ordres de ce diplomate. Mais l’arrivée du nouveau ministre, annoncée pour le printemps, est reculée de mois en mois jusqu’à l’automne ; son retour est d’autant différé, sans qu’il sache à quoi s’en tenir avant les toutes dernières semaines.

Il se débat dans les embarras d’argent que lui a valus l’achat du casino et, au moment où il presse Virieu de lui envoyer l’avance demandée, il reçoit une lettre où Montherot lui apprend qu’il vient de l’associer de compte à demi dans un acte de charité. Il s’agissait de payer les dettes de l’abbé Dumont, ami de la famille, menacé de saisie. Du coup, Lamartine sort de son silence et, négligeant ses propres difficultés, rime une longue épitre pour remercier son beau-frère de cette initiative.

L’abbé Dumont est, comme on sait, un personnage bien original, dont la romanesque allure exerça, sur l’enfance du poète, une influence indiscutable. Chaque matin le petit Alphonse, portant son déjeuner dans un sac sur son des et, à la main, un fagot pour le feu de la cure, suivait avec d’autres enfants le chemin qui mène du hameau de Milly au village de Bussières, afin de recevoir du jeune prêtre les premières notions de latin. Plus tard, revenu à Milly après quelques années de pension, il s’est lié d’amitié avec son éducateur. Quelle émotion pour l’élève admis à pénétrer dans l’intimité de cette âme altière, de ce cœur malheureux, de cet esprit tourmenté et si peu orthodoxe !... Le goût de Lamartine pour Jean-Jacques, Voltaire et les Encyclopédistes, s’est développé à loisir dans l’atmosphère de vertige moral qui favorisa également les doutes, les anxiétés, les nostalgies, les grandes ferveurs retombantes dont est faite son adolescence... Il est advenu de cette amitié ce qu’il advient chaque fois qu’une figure, prestigieuse par la puissance ou l’étrangeté, s’est inclinée sur un être neuf. Le poète devait, toute sa vie, garder à son premier maître, dans son cœur, une place rigoureusement isolée. Afin de continuer à le voir tel que son imagination juvénile le couronna, il n’hésite guère à modifier le personnage, — déjà remarquable dans sa vérité, — pour le peindre au cours des Confidences et surtout pour composer la figure de Jocelyn.

D’ailleurs n’y a-t-il pas, dans un « arrangement » de Lamartine, quelque chose de candide et d’ostensible qui désarme ? Chez lui, on le sent bien, c’est encore prodigalité. Loin de nous frustrer, il nous comble ! Est-ce mentir, que mentir comme la lumière qui transfigure ? Peut-on reprocher aux poètes de mettre sur les choses ce que d’autres n’y mettraient point ? Ne les rendent-ils pas à leur destin véritable, à leur sens caché, et s’il nous convient, ces créateurs d’illusion, à écouler un divin silence, comment nous plaindre quand ce qu’ils y ajoutent, ce sont les rossignols ? — Poésie, poésie, état de grâce entre la réalité et la chimère !...

Mais revenons aux huissiers du curé de Bussières. Du pieux souvenir d’un ami au règlement des dettes de cet ami, peut-il y avoir plus d’un pas pour Lamartine ? Lisons l’épitre par laquelle il remercie Montherot d’avoir payé en son nom, sans même le consulter.


ÉPÎTRE VI


Florence, 12 février 1828.

Oh ! bravo, Montherot, je vous reconnais là !
Bon esprit et bon cœur ! Oui, mon cher, vous voilà !
J’accepte avec plaisir la part que l’on m’impose !
Quinze ou dix-huit cents francs, ma foi, c’est peu de chose
Pour tirer d’embarras ce cher et vieux curé.
…………
Je vous rembourserai vers le mois de novembre,
Quoiqu’à dire le vrai, de janvier à décembre,
Mes revenus rognés me fourniront bien peu ;
Mais c’est une œuvre pie et je compte sur Dieu.
C’est lui qui m’a tiré des griffes hébraïques,
C’est par lui que j’ai vu mes vers mélancoliques
Se changer, sous les doigts des libraires surpris.
En bons et beaux ducats, dont j’avais un sur dix !
C’est lui qui fait pousser mes tilleuls et mes chênes,
C’est lui qui fait jaunir mes épis dans mes plaines,

C’est lui qui fait payer chez le bon monsieur Roy
Ce milliard national dont l’obole est pour moi !
Je m’en rapporte à lui du soin de ma fortune.
Puisque je n’entretiens blonde, rousse ni brune,
Que je ne risque pas ou sur rouge ou sur noir
L’écu sur qui le pauvre a fondé son espoir,
J’espère qu’en dépit de mon « peu de conduite »
(Beau terme que Lyon reconnaîtra bien vite),
Je verrai jusqu’au bout de mes paisibles jours
Mon Pactole inégal s’accroître dans son cours,
Et, qu’en partant d’ici le cœur pur, les mains nettes,
Je laisserai, mon cher, plus de vers que de dettes.

Mais avec quel plaisir, mon cher ami, j’ai vu
L’article du budget que de vous j’ai reçu !
Quinze ou dix-huit cents francs pour aller à Florence !
Eh quoi ? Vous venez donc ? Je suis fou quand j’y pense !

Je vais vous préparer un petit logement
Dans mon propre palais, dans ce casin charmant
Que je viens d’acheter par ennui des auberges,
Où je fais arracher les pois et les asperges
Pour semer du gazon que l’on appelle anglais
El planter du laurier, des ifs et des cyprès !
C’est un endroit charmant que le soleil inonde ;
On s’y croit, si l’on veut, seul comme au bout du monde
Et l’on est, cependant, à quatre pas de là
Ou au Cocomero ou à la Pergola.
Vous connaissez assez la Toscane, je pense,
Pour connaître ces noms célèbres dans Florence,
Deux théâtres obscurs, où l’on entend brailler
Des voix qui font frémir, ou pour le moins, bâiller !
Aussi, je n’y vais plus ; c’est un fort sot usage
Que d’aller s’ennuyer on ne peut davantage
Pour avoir l’agrément de souffler dans ses doigts,
Jusqu’à minuit sonné, dans des coffres étroits,
Tandis qu’au coin du feu l’on peut, avec son livre,
Les pieds sur deux chenets, se consoler de vivre !

Ah ! qu’il sera plus doux, à l’heure où le soleil
Darde à travers les bois un jour tendre et vermeil
Et, dorant les sommets des beaux pins d’Italie,
Invite l’œil pensif à la mélancolie,
D’aller nonchalamment errer sous les rameaux
Où l’Arno murmurant laisse ombrager ses eaux.

Je veux par ces beaux vers vous peindre les Cascines ;
Mais quels vers sont égaux à ces forêts divines
Où je vais tous les jours me promener au pas,
Au pas de mon cheval que je ne guide pas,
Mais qui, dans ces beaux lieux qu’il connaît et qu’il aime,
S’enfonce avec plaisir et se perd de lui-même !
Là s’élèvent au ciel les dômes découpés
De ces « pinus larix » qui, du soleil frappés,
Semblent, comme un portique ou comme une coupole,
Des beaux rayons du soir réfléchir l’auréole.
L’âme s’épanouit dans ces lieux enchanteurs,
De fouler les gazons, de respirer les fleurs
Et de voir, à travers ces mobiles ombrages,
Étinceler l’azur d’un couchant sans nuages !
Il ne m’y manque rien que le cœur d’un ami !
Mais ce pays, mon cher, n’en produit qu’à demi :
On y voit du soleil, des fleuves, des campagnes,
Des astres, des chanteurs, des Anglais, des montagnes,
D’éclatantes beautés dont le cœur est de feu ;
Mais de bons vrais amis, le sol en produit peu.
En France, j’en conviens, on en voit davantage ;
C’est pourquoi ma patrie a toujours mon hommage !
Je vous compte à jamais au nombre des élus ;
Vous êtes de ces cœurs comme l’on n’en voit plus
Et de ces bons esprits dont la race est éteinte.
Venez donc, venez donc, vers la Semaine Sainte,
Passer auprès de nous, un, deux, trois, quatre mois !
Vallombreuse, pour nous, épaissira ses bois !
Pour nous, les flots d’argent de la mer de Toscane
Étendront sur leurs bords leur frange diaphane ;
Pour nous, les bains de Lucque épancheront leurs eaux.
Ou Pise étalera son luxe de tombeaux !
Mais, avant de finir ma lente période,
De mon papier trop court j’ai touché l’antipode.
Adieu donc. Je m’en vais avoir à déjeuner
Un auteur avec qui je vais me promener :
C’est l’auteur du Lépreux et du joli Voyage [17],
Pour qui son seul fauteuil fut le seul équipage.
C’est un fort bon enfant, enfant à cheveux gris,
Qui n’a rien oublié, mais qui n’a rien appris ;
Son esprit est toujours à la première page,
Il a, ma foi, raison. Mais j’entends le tapage

Des tasses qu’on prépare et du beurre qu’on bat. »
Ma pendule a sonné dix heures ; mais, ah ! bah !
J’oubliais de vous faire une lettre de change :
Ecco là ! Mettez-y date qui vous arrange
Et, si vous me pouvez prêter dix mille francs,
Très sérieusement encore, je les prends.


Lamartine s’est empressé, dès le lendemain, d’en écrire à l’abbé lui-même :


Florence, 13 février.

« Tranquillisez-vous, mon cher et vieux pasteur... Comptez sur mon amitié à toute épreuve ! J’approuve tout ce que ma mère a fait et je, sais très bon gré à Montherot de ce qu’il a avancé. C’est un bon cœur et un bon esprit. Si on vous chasse de votre jardin, établissez-vous dans ma maison ou dans mon jardin de Saint-Point ou de Montculot ; je vous y offre asile, bon feu, bon dîner et bon plaisir d’hôte, etc. »


A Florence, Montherot fait connaissance avec le casino-maisonnette. Il accompagne ensuite Lamartine à Casciano, où tous deux prennent des bains minéraux. Puis, renouvelant l’équipée de Chapelle et de Bachaumont, jadis, en pays languedocien, les poètes vont ensemble jusqu’à Pise où ils se quittent et, dès le 23 mai, une épitre de Montherot part de Gênes :


Ce vingt-trois mai, dans Gêne, hôtel de l’Aigle d’Or,
De ma chambre je vois, bien mieux, j’entends le port.
Dans ce port turbulent, quel horrible tapage !
Vous pourrai-je, mon cher, griffonner une page
Parmi tout ce fracas où je suis exposé ?
Si j’étais sourd, bien sourd, ce serait plus aisé !
…………


Le 12 juin, il se plaint beaucoup :


…………
Savez-vous ce que c’est qu’au foie empâtement ?
Je ne le comprends pas ; mais puisqu’hélas ! j’en tâte,
La Faculté me traite afin qu’il se dépâte ;
Que ne puis-je oublier mes maux en les rimant !
Pauvre piéton, quel fruit de tes courses superbes !
Tu crus en rapporter la santé, la fraîcheur ;
Et te voilà réduit au reptile suceur
Accompagné de bains, pilules et jus d’herbes ! [18]


Toujours soucieux par ailleurs, le destinataire n’attache comme de coutume aucune importance, à ces jérémiades comiques et rassure sa mère, qui se tourmente pour le plus serviable des gendres : « L’état de Montherot, qui me le mande en vers burlesques, ne m’inquiète pas. »

Il est, à cette époque, « dans les fêtes jusqu’au cou, courses de chars, chevaux, théâtres. Toute la journée en uniforme et en galas par la ville, toute la nuit en bals, par 26° de chaleur et avec la goutte au pied [19]. » Auprès de Virieu, il s’excuse ainsi de la rareté de ses lettres : « il n’y a pas d’amitié, pas de verve, pas de zèle, qui résiste à 28°, l’amour seul est à cette tempéra- ture, et véritablement, c’est son règne à Florence ; les nuits sont divines ; je les passe à errer en calèche dans les rues ou sous les pins harmonieux des Caséines, environné de beautés séduisantes qui disent : « Ohimé ! » et à qui je ne dis rien... »

On attend toujours M. de Vitrolles, et Lamartine s’occupe déjà de louer son casino à la princesse Galitzine. Il peut finalement songer au départ et, tandis qu’il annonce son intention formelle de se reposer un an dans la solitude de ses terres, ses amis, très au fait des projets qu’il entend mûrir durant cette période de recueillement, ne lui ménagent pas leurs plaisanteries. Ses ambitions politiques leur causent même une secrète anxiété. Nous trouvons dans l’album, à cet égard, sous une forme enjouée, de quoi en avoir la certitude. « Lamartine, nous dit Montherot, avait écrit à son ami Virieu une élégie bouffonne pour le plaisanter sur ce qu’il était très occupé d’une entreprise de forges et voulait devenir industriel. »


Illustre fabricant de métal de marmite.
Au fond de tes fourneaux ton cœur s’est-il fondu ?
Depuis que ton esprit s’est mis en commandite
Tu ne m’as plus, mon cher, écrit ni répondu.
Celui dont la pensée était fille d’Horace,
Celui que je nommais l’émule de Byron,

Que fait-il ? Il occupe une première place...
Où ? Dans un comité de marchands de Lyon !
Auri sacra fames !... Mais non, c’est qu’il s’ennuie !


« Virieu, continue Montherot, me pria de lui répondre sur le même ton, en le grondant de ce qu’il ne rêvait qu’à se faire nommer député. » La réponse est tort longue ; je n’en citerai que quelques vers :


Illustre producteur de vers mélancoliques,
Vos fourneaux dès longtemps pour nous n’ont rien fondu ;
Votre Muse à nos vers si beaux, si poétiques,
A fait la sourde oreille et n’a rien répondu.
Celui dont la pensée était fille d’Horace,
Celui que je nommais l’émule de Byron,
Que fait-il ? A la Chambre il postule une place...
…………
A la gloire des vers tu deviens insensible
Et ton âme descend jusqu’à l’ambition ?
Le rival de Byron n’est plus qu’un éligible ?
Il ne rêve qu’un mot : représentation !
…………


Tout le morceau, bien qu’amical, est écrit sur un ton de satire aiguë, parfois cinglante, et se termine par une exhortation à « saisir le seul laurier que le ciel lui destine. »

Les intimes de Lamartine manquent-ils de confiance en ses capacités d’homme d’État ? Une intuition ne leur montre-t-elle pas plutôt leur ami à jamais séparé d’eux, s’éloignant seul sur une route ascendante et lumineuse, d’où l’on ne redescend guère qu’en tombant ?..


Voici les dernières épitres échangées avant le départ de Florence. Lamartine s’est peut-être un peu reproché d’avoir si distraitement écouté les doléances de Montherot. Il s’avise de son silence et réclame affectueusement ;


ÉPÎTRE VII


Livourne, 23 juillet 1828.

Que devenez-vous donc, mon très cher camarade ?
Êtes-vous mal portant ou seriez-vous malade ?
Votre Muse jamais ne se fit tant prier
Pour noircir de ses vers un carré de papier.

Eh quoi ! Les bords charmants de ce lac poétique
Dont me berça jadis le flot mélancolique,
Les vieux murs d’Hautecombe ou le Mont dit du Chat
N’auraient-ils donc plus rien qui frappât ou touchât ?
Que j’étais différent dans ma verte jeunesse !
Que ces lieux m’inspiraient de joie ou de tristesse !
Mais la corde se brise à force de vibrer :
Je ne puis maintenant ni rire ni pleurer !
(Vers sublime, il me semble, et que, dans son poème,
Byron, blasé sur tout, eût trouvé de lui-même.)
Ma foi, si je faisais un poème aujourd’hui.
Je prendrais un sujet burlesque, ainsi que lui.
La nature, mon cher, est double comme nous :
Quand on la vit dessus, il faut la voir dessous !
(Mais, ô ciel ! qu’ai-je fait ? Après la masculine,
J’ai, par omission, omis la féminine !
Ce n’est pas tout encore : en griffonnant ces vers,
J’ai commencé la page, hélas, par le revers !)
Reprenons ! Je disais que si jamais ma Muse
Revient me visiter, je veux qu’elle s’amuse !
Et puisse-t-elle aussi divertir mes lecteurs.
Le Permesse français ne roule que des pleurs.
Il est doux de pleurer quand on a de la peine,
Mais pleurer sans chagrin est une rude peine.
Ainsi font mes amis pleins de componction,
Qui pleurent d’impuissance et d’imitation.
Je suis, depuis dix jours, dans les murs de Livourne.
Et, de quelque côté que mon regard se tourne,
Je vois de toute part la ville de Livourne !
J’attends, incessamment, l’ambassadeur du Roi,
A qui je laisserai très gaiment mon emploi
Pour aller lentement, vers la fin de septembre,
Retrouver mes amis, ma patrie et ma chambre !
Il est doux d’occuper un poste officiel
Auprès d’un très bon prince et sous un très beau ciel ;
Il est doux de toucher, pour prix de tant de peine,
Chez le banquier du Roi, cinq cents francs par semaine ;
Il est doux d’en manger trois ou quatre fois plus
A traiter ses amis ou les premiers venus ;
Il est doux d’endosser un superbe uniforme
Et le fourreau sans lame et le chapeau sans forme ;
Il est beau de tenir, avec des potentats,
Un dialogue à deux où l’on ne parle pas !

Mais il est doux aussi de vivre à sa manière,
Soit dedans son château, soit dedans sa chaumière,
De fouler sous ses pieds l’uniforme poudreux
Dont le galon cuivré peut faire dix heureux,
De laisser à jamais dans l’ombre d’une armoire
Et l’escarpin à boucle et la culotte noire
Et, vêtu de futaine ou bien de molleton,
De passer sa journée à battre du carton,
A tailler son jardin, à ramer des pois chiches,
A chercher dans ses bois d’amoureux hémistiches,
A rêver, à dormir et même à s’ennuyer...
Il faut un peu d’ennui pour se désennuyer !
J’en suis là : j’ai besoin d’un an de solitude
Et de ce doux ennui dont j’ai tant l’habitude ;
Je puis reprendre après quelque poste d’honneur ;
Mais, pour ce moment-ci, votre humble serviteur !
…………


D’Aix, Montherot ne manque pas à la réplique. Il confie que le lac du Bourget l’incite aux plus émouvantes rêveries, et conte l’histoire d’une sienne Elvire qui fait assez humble mine à côté de l’inspiratrice du Lac. Mais ceci n’est qu’une vérification, après tant d’autres, des proportions respectives du confident et du héros.

Lamartine, avant de quitter l’Italie, a risqué une tentative encore, inutile comme les autres, dans le sens de la carrière. Il a prié son ami Sercey de le mettre sur les rangs pour le poste de Rome, où il serait en peu de temps chargé d’affaires, si Chateaubriand, avec lequel il est en froid, ne s’interposait.

Le sort en est donc jeté ! Il abandonne « avec regret ce pays ravissant et cette Cour, surtout, la plus vertueuse, la plus aimable, la plus amicale, etc.. Nous serions de grands ingrats si nous ne laissions pas ici une partie de nos cœurs [20]. »

Il a attendu l’arrivée de M. de Vitrolles pour fréter la voiture de louage dans laquelle il partira dès que, l’ambassadeur ayant été présenté partout, le chargé d’affaires pourra se démettre de ses fonctions. Il appert qu’il a fallu trois semaines à cet équipage pour mener de Florence à Mâcon Lamartine et sa famille. Montherot l’apprend avec effroi :


Septembre 1828.

Est-il vrai que, bercé dans un lourd voiturin,
De Florence à Sestri, de Gênes à Turin,
De Turin à Mâcon traversant la Savoie,
Vous avez à pas lents suivi la grande voie ?
Si vous avez ainsi fait tout ce long trajet,
De résignation je vous donne un brevet.
De l’art dans son enfance invention maudite,
Vous qu’avec peine on prend, qu’avec plaisir on quitte,
Voiturins indolents qu’avec plaisir j’évite,
Je plains l’infortuné qui vingt jours vous habite !
N’en êtes-vous pas morts ? Je vous en félicite !


Si les objets ont des âmes, peut-être le lourd voiturin n’arrachait-il le poète à une terre élyséenne et ne le portait-il vers son destin tourmenté, qu’avec de miséricordieuses lenteurs ?

En septembre, il arrive à Mâcon. Qu’est devenu son cher casino toscan ? Il a, mon Dieu, fort prudemment arrangé les choses en revendant une partie des domaines, ce qui, assure-t-il, le fait rentrer dans tous ses débours. « Et je garde pour rien un joli hôtel parfaitement meublé que je loue vingt-cinq louis par mois, un beau jardin anglais et des champs utiles. Cette opération financière me donne envie de faire des spéculations. Hors des spéculations et de la haute politique, je ne suis plus propre à rien. L’ennui me possède beaucoup, comme dans ma première jeunesse. On change, dit-on, tous les sept ans. Je le crois de l’esprit, sinon du cœur, car je n’ai jamais changé d’amitiés, mais bien souvent de goûts [21]. » Pour l’instant, il a de l’argent. Il le distribue. Il comble sa mère, plus heureuse encore des sollicitudes filiales que de soutenir son pauvre budget défaillant. « Je vais te revoir, écrit-il à Virieu, dès que j’aurai été à Saint-Point recevoir une réception à pied et à cheval avec tambour et canon, qu’on m’y ménage à mon insu. » Dans son domaine dijonnais il médite. En vain a-t-il tenté d’y achever son volume des Harmonies. Il n’a su, tout en pensant à autre chose et en jouant avec ses chiens, que dessiner distraitement un lancier à cheval que sa petite fille prendra sans peine pour une barque. Montherot, dans une amusante épitre, le raille de ces flâneries.


Ce ne sont pas les spéculations seulement qui rendent Lamartine pensif. Il y a aussi la « haute politique. » Aussi, ne sommes-nous pas surpris de le retrouver tout à coup à Paris, où, disons-le, il commence par acheter mille choses pour sa femme : « une superbe fourrure en petit gris avec un manteau de velours de je ne sais quoi bleu de la Chine, une robe de popeline ravissante, une capote, deux bérets à jours, des gants, des souliers et une jolie voiture à sa guise. Je suis ruiné, j’aurai à peine pour m’en retourner. Mais nous aurons de l’argent dans deux ans quand je voudrai publier mes vers. Cependant, cet argent est destiné à des œuvres pieuses [22]... »

Mais là n’est pas le vrai but de son voyage. Il va voir le Roi, qui « le traite en toute bonté. » Il s’aperçoit qu’il a « germé et grandi pendant son absence et son silence. » Tous les jours, « il a trente ou quarante personnes chez lui, il est écrasé, étouffé d’amitiés, de prévenances, de cajoleries, de dévouements universels, ce serait à en perdre la tête ! [23] » Il ajoute qu’il ne la perd pas. Tout cela est écrit à Virieu, le confident, véritable et sévère, de qui l’opinion lui importe le plus.

Car si le poète accueille avec une modestie supérieure les désapprobations littéraires, il est bien plus sensible aux discussions sur ses tendances politiques. Il sent son ami mécontent, réticent : « Je m’afflige du délai et de l’incertitude, lui écrit-il ; qu’est-ce que des affaires ? On a toujours le temps ; mais des amitiés, non. Mais tu ne comprends pas ma pensée centralisatrice et décentralisatrice, quand tu m’accuses de contradiction, etc.. » Il faudrait citer toute la lettre, véritable réquisitoire contre l’individualisme en matière de gouvernement.

Voilà presque uniquement ce qui préoccupe l’esprit de Lamartine : « Je ne suis plus philosophe, c’est pourquoi j’irai loin dans le monde actif. Qui a ce qu’il rêve ? Je ne rêve plus. » Il ne rêve plus ; il est décidé à agir ; il va désormais guetter son heure.

Montherot, qui l’attend à Lyon, continue de s’escrimer fidèlement sous l’égide de sa Muse en cotillon court et souliers plats. De son côté, Lamartine figé par le froid, perd cette vitalité allègre que lui a donnée la satisfaction de sa manie la plus chère, les travaux des terres et les bâtiments. Il dit à Montherot de ne pas l’attendre ; il n’ira à Lyon qu’en mars. Et il mande, probablement de Saint-Point :


ÉPÎTRE VIII
(Sur l’air : Gentil Hussard)

Lundi passé, je devais vous écrire,
Mais des beaux vers la saison a passé.
Mes doigts transis grelottent sur la lyre ;
Il fait trop froid : l’Hippocrène est glacé.
Vous m’écrivez en vers dignes d’Horace.
Moi, mon ami, je ne sais que nombrer
— Non plus, hélas, les mètres du Parnasse —
Les pieds de roi qu’il me faut mesurer.
J’ai des piocheurs, des planteurs, qui me plantent
De bons poiriers de toutes les saisons ;
J’ai des maçons, qui jurent et qui chantent ;
J’ai des voisins qui grillent leurs cochons.

A ce train-là que voulez-vous qu’on chante ?
Hugo lui-même aurait peine à chanter.
Lorsque j’étais chez mon oncle ou ma tante,
Que je n’avais rien du tout à compter,
Je rimais mieux... Mais au diable la rime !
De bons moments valent bien de bons vers ;
J’en ai beaucoup et le repos ranime
Les feux cachés sous mes trente ans couverts.

Oui, je pourrais retrouver dans mon âme
L’illusion qui rit en nous quittant ;
Sécher encore aux genoux d’une femme,
Je le pourrais !... Mais mon coursier m’attend.
Oui, je pourrais tirer encor des larmes
De cette harpe, écho de mes douteurs,
Et dans ses sons trouver de nouveaux charmes ;
Je le pourrais... Mais on m’appelle ailleurs !

Oui, je pourrais, plein de son froid délire,
Tenter la gloire en rimeur couronné
Et m’élancer sur les ailes de cire ;
Je le pourrais... Mais je donne un dîné !...

Oui, je pourrais, lorsque le temps me dure,
Et retrouvant en moi quelques moyens,
Solliciter une sous-préfecture.
Je le pourrais... Oui, mais j’entends mes chiens !

Mais tout ceci, mon cher, n’est qu’une farce.
Et, pour parler avec goût et raison,
La rime nue est l’éternelle garce
Dont les appas sont de toute saison !

Tous les matins, avant que l’ombre meure
Au jour mourant d’une lampe aux abois,
Près d’un bon feu je lui donne un quart d’heure,
Puis je me rase et me lave les doigts.

Ce moment-là suffit pour que ma vie
S’écoule ensuite avec grâce et parfum.
D’un pur nectar la goutte purifie
Un gros tonneau de vin plat et commun !

(Quoi ? Le feuillet... Ma foi, c’est assez d’un ...)


Puis il convie Montherot à le venir voir


(Sans date).

Ainsi donc, j’attendrai que vous veniez me prendre !
Dites à Virieu qu’il ne faut plus m’attendre :
Je suis redevenu malade comme un chien.
Je ne puis plus bouger, boire ni manger rien.
Oh ! du froid et du Nord désastreuse influence !
L’oranger et les vers ne poussent qu’à Florence.
J’attends dans la langueur la fin de ces grands froids.
Non, je ne suis pas né pour souffler dans mes doigts !
Mais adieu. Tout crispé, tout nerveux, tout morose,
Enveloppé des plis d’un vieux paravent rose,
Au ronflement du poêle allumé le matin,
Les pieds sur un chenet, un bouquin dans la main.
Je n’ai pas même, hélas ! la force de le lire.
Je ne puis digérer ; comment pourrais-je écrire ?
Je n’écris donc plus rien ; j’ai brisé mes pinceaux ;
Je m’ennuye et m’attriste et m’étends comme un veau.
Mon encre est desséchée (sic), ma plume est vide et roide,
Et j’irais me noyer si l’eau n’était pas froide !


A cette époque, il sait qu’il lui faudra vraisemblablement renoncer à Londres. « Londres me sera enlevé par quelque brave garçon qui inspectera le service de la table ou du lit chez M. de Chateaubriand ; or, je me sens trop vieux pour aller ailleurs, et trop fier pour ce métier [24]. » Et c’en est fait. Il ne pense plus qu’à la députation, dont on lui par le de tous côtés. Mais il n’a pas atteint les quarante ans réglementaires et il se contente d’esquisser, pour soi-même, une proclamation.


Sa popularité s’étend. « Vous serez aussi puissant à la tribune que dans vos vers, » lui prédit Victor Hugo. Il va à Paris, où l’on refuse la démission qu’il offrait. « J’y suis toujours fêté, aimé, prôné, caressé, enivré d’encens et de faveurs. » Il suit très attentivement le mouvement politique, prend soin de rester dans le vent et prévoit la révolution de 1830.

Montherot, lui, bien aise d’être sans autre ambition, poursuit celle de parfaire les alexandrins à l’égal des reliures, et rêve d’enflammer son inspiration à celle de son correspondant.


Janvier 1829.

Eaux d’Hippocrène, heureux le rimeur qui vous lampe !
Dis-je tous les matins en allumant ma lampe ;
A l’ouvrage ! Invoquons le rythme alexandrin.
Las ! Pour l’alexandrin, je me sens mal en train.
Après quelques instants je rejette ma plume
Et vais à l’atelier relier un volume :
Dans cet art-là je suis un habile ouvrier,
Mais quand je veux des vers essayer le métier,
Je suis pour tout sujet également stérile,
Hors pour un seul : à vous quand j’adresse mon style,
Je me trouve en haleine et parfois inspiré ;
L’encre ne coule pas assez vite à mon gré...


En avril, il va retrouver Lamartine à Mâcon. Rentré à Lyon, il lui envoie des vers de son fils, le petit Charles, qui n’a que sept ans, — et qui rime !

A l’automne de la même année, après une nouvelle visite, — à Montculot, cette fois, — Montherot reçoit à son tour une lettre qui est unique de sa sorte dans l’album. Il faut croire que le pacte est toujours bien rigoureux, puisque Lamartine, ayant prié sa femme de le remplacer, la pauvre Anglaise est contrainte de diviser ses lignes en parties égales, mariées entre elles :


Montculot. Jeudi.

Vous m’imposez, mon frère, une tâche bien rude.
De rimer en français j’ai bien peu l’habitude.
Mais il nous faut parler à chacun son argot.
Alphonse me prend donc pour son alter ego.
Je tiens sa plume ici ; que ne tiens-je sa verve ?
Mais pour sa matinée on sait qu’il la réserve.
……………
Montculot est tel quel que vous l’avez laissé,
Seulement, depuis vous, un talent a poussé :
Du talent paternel notre fille héritière
A mis, hier matin, son génie en lumière.
Son poème impromptu, sur un air de chanson,
À cinq ou six couplets. Voici l’échantillon :


Le Printemps, romance sur un air de valse, qu’on chante sur un pied en tournant autour d’une table ou en montant le sentier de la Motte.


La saison s’avance.
Les feuilles recommencent,
Déjà l’herbe danse
Au joli chant
Du vent.

Et l’eau qui murmure
Dessus la verdure
Rend à la nature
La voix du printemps.

Et je vais, seulette,
Avec l’alouette,
Au milieu des champs,
De ma chansonnette
Répéter les chants.

Voilà ses propres vers. Eh bien ! qu’en dites-vous ?
Les couplets de Charlot n’en sont-il pas jaloux ?
Alphonse s’en désole et dit avec tristesse :
« Que faire à la maison de cette poétesse ?
C’est assez d’un rimeur… »


Il était impossible que l’ambiance, jointe aux dons héréditaires, n’influençât point cette ravissante Julia auréolée de boucles blondes, qui ressemble tant à la mère du poète, et dont celui-ci parle sans cesse avec un exultant orgueil. On sait comment elle succombera, vers sa dixième année, aux fatigues du voyage en Orient.

Un sens poétique, qui n’est encore que touchant, ne se révèle-t-il pas dans les vers qu’on vient de lire et Julia n’a-t-elle pas, avec bien de la grâce, saisi le rythme qui semble perpétuellement errer autour d’elle ? En lisant sa chansonnette, on ne cesse de s’attendrir que pour songer : peut-être un véritable poète féminin, — il eût bien su fléchir la si douce ironie paternelle, — repose-t-il à Saint-Point, sous les espèces d’un petit corps d’enfant...


L’été s’est passé en incertitudes, en mutismes attentifs, en adroits coups de barre pour éviter de rentrer dans la vie active avec un poste inférieur et, cependant, ne pas lasser, ne pas mécontenter, ne pas se laisser perdre de vue. Entre temps, Lamartine prépare la publication des Harmonies, dont il déclare que quinze seulement sont lisibles sur cinquante. Il refuse de recommencer des visites en vue de l’Académie française, où pourtant, il sera reçu. Il s’ennuie ; il imagine, dans un engourdissement mélancolique, le voyage qu’il voudrait réaliser. Et il écrit à Montherot, qui vient d’être admis à la Société des Lettres de Mâcon (toujours l’ombre portée...) :


ÉPÎTRE IX

…………
Venez donc débiter ce sublime discours [25] ;
Mais avant, parmi nous arrêtez-vous trois jours.
Je donnerai le ton à votre muse gaie
Qui de notre importance avec raison s’effraie.
Car nous serons bientôt, m’écrit-on de Paris,
Tout à côté de Droz [26] et de Maret [27] assis.
Mon père attend ce jour avec impatience.
Je ne le flatte pas d’une fausse espérance,
Car tout annonce encore un terrible combat
Contre les vieux amis du ministre d’État.
Entre nous, tout dépend d’une boule flottante.
Nous aurons quinze voix chacun, s’il en est trente.

Je m’en moque ou je m’en… ou m’en… vous m’entendez !
Je demeure en ces lieux jusqu’au quinze novembre,
À courir dans mes bois ou rimer dans ma chambre.
Je m’y amuse peu ; à peine d’un rayon
Le soleil dans huit jours dore-t-il l’horizon.
De la pluie ou de l’eau, toujours ! Mais en revanche,
De la neige, souvent ; et, du moins, elle est blanche !
Voilà tous nos plaisirs. Point de livre ou d’amis.
À huit heures du soir, nous sommes endormis.
Le journal nous arrive une fois par semaine ;
Mais je coupe du bois, j’arrondis mon domaine,
Et je dis en suant pour grimper un coteau :
Mes jours sont sans nuage au fond de mon château !

Ah ! l’ennuyeux pays ! Je le dis, j’en accouche !
Ce mot depuis longtemps était là sur ma bouche !
Pourquoi s’en faire faute ? Eh bien ! je vous le dis :
À mon gré, la Bourgogne est un fichu pays !
Cependant, quelquefois, lorsque le vent nocturne
Hurle comme un vieux chien sous mon toit taciturne,
Quand, dans un ciel chargé de nuages flottants,
Une étoile des nuits brille de temps en temps,
Je me dis, je me dis et puis je me répète :
« Quelle nuit !… Quel beau ciel !… Voilà pour un poète !
Souviens-toi que tu l’es, du moins que tu le fus…
Eh quoi ? Ton luth glacé ne s’éveille-t-il plus ? »
Il s’éveille, il gémit… Mais hélas ! il m’ennuie
Autant que le brouillard, et la bise et la pluie !
Cependant, vous lirez, lorsque vous reviendrez,
Ce que du vieux Montbard vous nous apporterez.
Je ne fais rien du tout, et j’attends pour écrire
Qu’un souffle d’Orient vienne effleurer ma lyre,
Que le cèdre embaumé d’Oreb ou du Liban
Ait ombragé mon front au moins pendant un an,
Et que le flot d’azur de ces mers de l’aurore,
Berçant mon paquet-boat du Pirée au Bosphore,
M’ait cent fois endormi, m’ait réveillé cent fois,
Du murmure qu’Homère entendit autrefois !
Homère ! À ce saint nom mon courroux se rallume,
Je vois ce que j’écris… et j’écrase ma plume !!!


Et j’écrase ma plume !… Lamartine, en écrivant une facétie, ignore qu’elle contient une image véritable. Hélas ! plus jamais il n’enverra d’épitres rieuses à son cher Montherot ! Dans quelques jours, le 18 novembre, sa femme, qu’il aura laissée en famille à Mâcon pour se rendre lui-même à Paris avec Virieu, adressera à ce dernier une lettre éperdue en le priant d’apprendre « à Alphonse, dont toute la douleur va lui tomber sur le cœur, » la mort tragique de sa mère. Peu après, Montherot ira chercher son douloureux ami.

On lit, aux dernières pages du Manuscrit de ma Mère, comment le poète arriva trop tard à Mâcon pour revoir Mme de Lamartine et, se souvenant du vœu qu’elle avait marqué de dormir à Saint-Point le grand sommeil de la terre, enleva nuitamment le cercueil et le transporta à Milly, puis à Saint-Point, avec l’aide des paysans.

Il semble que ces romantiques funérailles aient été doubles et que la jeunesse de Lamartine fût, elle aussi, restée ensevelie sous le suaire des neiges hivernales. Ni la Correspondance, ni les œuvres du grand homme ne rendront plus désormais la sonorité juvénile, n’offriront plus la vivacité tendre que, même à travers les accents les plus désabusés, nous avons perçues jusqu’ici. Il désertera les lacs paisibles pour l’aventureuse tourmente des houles.

Le voyage en Orient, au cours duquel, par la mort de la petite Julia, la « sainte blessure » s’élargira au cœur du poète, ce voyage va transformer son esprit en l’accoutumant à de larges horizons qu’il souhaite avec une impatiente ardeur.

C’est un homme différent que sa patrie verra revenir. La douteur, la science, l’expérience, trois sentinelles redoutables aux médiocres dont elles fauchent l’élan, vont lui donner, avec les talismans suprêmes, l’impulsion qu’il attendait pour monter à l’assaut de son rêve, — je veux dire de sa destinée.


RENÉE DE BRIMONT.

  1. C’est ainsi qu’il relie en « veau corinthe doré sur tranches » ses Mémoires poétiques pour les offrir à Aimé Martin.
  2. Lettre écrite à Lamartine aussitôt sa nomination officielle.
  3. Boileau dit aussi dans son Discours au Roi, en parlant de sa Muse ; « Sur de moindres sujets, je l’exerce et l’amuse. »
  4. Auger, journaliste et critique littéraire.
  5. Lettres à M. de la Grange.
  6. Lamartine par lui-même.
  7. Lamartine par lui-même.
  8. Rime obligée.
  9. On met trois accents circonflexes sur français (orthographe des calicots, 1re leçon).
  10. L’épître de M. de Montherot du 25 avril 1827, dont nous n’aurons à citer qu’un extrait, débute par des vers qui témoignent que Lamartine échange des épitres plaisantes avec G. Delavigne ; ce dernier semble s’y être essoufflé.
  11. Aymon de Virieu.
  12. Berchoux, poète et journaliste. Il a laissé un vers célèbre : « Qui me délivrera des Grecs et des Romains ? »
  13. On les trouvera dans une plaquette illustrée, qui sera prochainement publiée.
  14. Un grand ami des beaux autographes, M. Louis Barthou, rapporte dans un recueil de mélanges littéraires intitulé ; Impressions et Essais (Fasquelle, 1914), comment il eut la joie de se rendre acquéreur d’un carnet contenant les brouillons de trois Harmonies, dont l’une est Milly, datée de Florence, 29 janvier 1827, et numérotée 19e. M. Barthou collationne directement ce brouillon de Milly avec le texte des éditions. Nous aurons donc à interposer entre ce premier jet et la version définitive un « état » intermédiaire, qui est la copie envoyée à Montherot, surchargée des suggestions de ce dernier.
  15. On se souvient que M. de Montherot s’occupait de reliures.
  16. Baron Dupin, économiste et mathématicien.
  17. Xavier de Maistre.
  18. Il se confirme ici que Lamartine entraînait son beau-frère à la marche. On imagine fort bien leurs silhouettes côte à côte : l’un, svelte, élancé, escaladant les collines à grandes enjambées, afin de dominer vite et aisément les vastes espaces où flottent des nuées ; l’autre, gêné par sa corpulence et même un peu geignant, mais pressant le pas de son mieux pour se maintenir au niveau de son illustre guide, en même temps qu’à la riposte.

    Que si cette image suggère à mes lecteurs celle d’un autre couple d’amis, célébré par Cervantes, mon devoir est de leur laisser toute la responsabilité d’une comparaison aussi irrespectueuse.
  19. Lettre à sa mère, 26 juin.
  20. Lettre à la marquise de Raigecourt.
  21. Lettre à la marquise de Raigecourt.
  22. Lettre à sa mère.
  23. C’est à cette époque que Villemain donne lecture, à la Sorbonne, de l’Hymne au Matin et de la Perte de l’Anio.
  24. Lettre à sa mère.
  25. Celui que Montherot préparait pour sa réception.
  26. Droz (Joseph), auteur de l’Essai sur l’Art d’être heureux.
  27. Maret, duc de Bassano, membre de l’Académie française.