La Muse au cabaret/La Pendule

La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 300-302).


LA PENDULE


À Léon Hennique.


J’ai dans ma chambre une pendule,
Qui n’a rien de particulier,
Et d’un modèle ridicule,
Comme il en est des milliers.

Depuis déjà pas mal d’années,
Je puis bien ajouter aussi
Qu’elle enlaidit ma cheminée ;
Mais ce n’est pas là mon souci.

Ne me suis-je pas mis en tête,
Qu’en son langage tictaquant,
Elle me dit et me répète :
« Va-t-en », sinon, « à quand ? à quand ? »


Jadis, je n’y prenais pas garde.
Comment se fait-il qu’aujourd’hui
Je m’attarde à cette guimbarde ?
Est-ce parce que j’ai vieilli ?…

Elle m’agace, m’horripile,
Elle me porte sur les nerfs ;
Je me fais une noire bile,
Et je coule des jours amers.
 
Je la trouve plus agressive
Chaque jour : « À quand ? » à quand, quoi ? …
Et voilà que je l’invective :
Est-ce pour te moquer de moi ?

Mais… saleté de mécanique,
Je te le permettrais, si tu
Étais une pendule unique,
Un objet d’art… bien entendu.

Or, il s’en faut que tu sois telle.
Tu n’es guère bonne, vraiment,
Qu’à marquer l’heure, de laquelle
Je me fous d’ailleurs, et comment !

Parbleu ! vieille sempiternelle,
Je suppose que cet « à quand ? »
Signifie, en sa ritournelle,
« Quand vas-tu me ficher le camp ? »


Si c’est cela que tu veux, dire,
Et, comme aussi bien, chez Satan,
Je ne suis pas pressé de cuire,
Je te réponds : Attends, attends.

Je sais que la Vie est un leurre.
À quoi bon me le répéter
Trois mille six cents fois par heure ?
Allons, cesse de m’embêter.


Sans doute, vous allez me dire :
« Mais pauvre imbécile, pourquoi
Ne pas la vendre ou la détruire,
Puisqu’elle est comme un glas pour toi ? »

Ou bien, ce qui revient au même :
« Ne la remonte pas. Un point,
C’est tout. Voilà-t-il un problème !… »
Tiens ! c’est vrai. Je n’y pensais point.

Et puis… non. J’ai la certitude
Que si j’interrompais son cours,
Dont j’ai tellement l’habitude,
Je croirais encore et toujours,

Entendre son tic tac stupide,
Après tant de jours révolus ;
Ainsi l’on voit un invalide
Souffrir d’un membre qu’il n’a plus.