La Muse au cabaret/Insatiabilité

La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 186-189).


INSATIABILITÉ


Allons, debout ! belle endormie,
Misère, donne moi la main,
Et reprenons notre chemin.
Ô toi, ma muse, ô toi, ma mie.

Eh bien ! qu’est-ce encore aujourd’hui ?
Tu n’es pas à la rigolade,
Est-ce que tu serais malade ?
As-tu mal dormi cette nuit ?

Quelqu’un chercha-t-il à te nuire ?
Demain il sera pourfendu.
Ou quelque autre t’a-t-il vendu
Des pois qui ne voulaient pas cuire ?…


Aurais-tu rêvé, loin de moi,
D’une condition meilleure ?
N’es-tu pas trop vieille, à cette heure ?
Personne ne voudrait de toi.

Pourquoi me faire cette tête ?
Mon dieu… si je ne te plais plus,
Tous discours seraient superflus.
Mais quoi ! réfléchis, sois honnête :

Tu n’avais pas un traître sou,
Au début de notre collage,
Et, pour quant à ton pucelage,
Il était le diable sait où ?

Tu n’étais pas, quand je t’ai prise,
En tout grosse comme le poing ;
D’où vient ce léger embonpoint…
Et ce joli teint de cerise ?…

Ne vient-il pas uniquement
Du beurre que je te baratte ?
Ah ! je te trouve bien ingrate,
Et bien oublieuse, vraiment.

Rappelle-toi que nous vécûmes
De beaux jours, aimant et rêvant,
Libres comme l’air et le vent,
Loin des foules et des bitumes.


Rappelle-toi nos beaux printemps,
La chose n’est pas si lointaine ;
Et fais grâce à ma quarantaine
En ne songeant qu’à mes vingt ans.

Le vide chantait dans nos bourses,
Ainsi le vent dans les roseaux —
Mais semblables à des oiseaux,
Nous buvions à même les sources.

Et bien moins frileux que des loups.
Nous nous moquions de la froidure.
Et si la bidoche était dure,
Nos dents étaient comme des clous.

Et les belles nuits que nous eûmes,
Nuits plus suaves que le miel,
Avec pour ciel de lit le Ciel,
Et la mousse pour lit de plumes !


Aujourd’hui, ce n’est plus cela ;
Et je t’entends parler sans cesse,
Tantôt, de robes de princesse,
Tantôt de festins de gala.

Va, tu me plais mieux toute nue,
Et riche de tes seuls attraits.
Si tu te parais, je dirais :
Quelle est cette belle inconnue ?


Tu veux de l’or ! toujours, encor…
Hé ! crois-tu donc que j’en fabrique
Avec du flan ou de la brique,
De l’or ? de ton n… d… D… d’or ?…

Il n’en est plus qu’en Amérique.
De l’or ! Sache aussi, mes amours,
Que vouloir manger tous les jours
Est un pur préjugé gothique.

Tu vas me raser jusqu’à quand
De ton ignoble convoitise ?
Et puis… veux-tu que je te dise ?
Te retiens-je moi ? Fous le camp !