La Muse au cabaret/Dégustations

La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 59-62).


DÉGUSTATIONS


À Alfred Pouthier.


C’était à l’Exposition,
Rayon des dégustations,
Je cherchais, afin de m’abstraire,
Un coin solitaire et discret,
Quand j’aperçus un cabaret
Que j’aimais déjà comme un frère.

À peine dans ce cabaret
Étais-je, comme qui dirait —
À méditer devant un verre,
Que surgit, à mon grand émoi,
Un client, en face de moi,
Qui me ressemblait comme un frère.


Avais-je toute ma raison ?…
Je ne sais plus… mais sa façon
Me parut infiniment louche,
Malgré qu’il n’eût pas l’air mauvais,
Car, chaque fois que je buvais,
Il portait mon verre à sa bouche.

D’abord, j’en concluais ceci :
C’est quelqu’un qui n’est pas d’ici,
D’un savoir-vivre contestable,
En voudrait-il à mes argents ?…
Quand on ne connaît pas les gens,
On ne se met pas à leur table.

Comme je ne suis pas bavard,
Et qu’il se taisait, pour sa part,
Nous étions là comme deux brutes ;
Finalement, vous pensez bien,
Je payai mon verre et le sien,
Afin d’éviter les disputes.

Puis, sur-le-champ, je le quittai,
Et m’en allai boire à côté,
Espérant ainsi m’en défaire…
Eh bien, pas du tout. De nouveau,
Je dus trinquer avec ce veau,
Qui me ressemblait comme un frère.


Je n’y fis plus attention,
Par ces temps d’exposition
On voit de si drôles de sires !
Mon Dieu, qu’il m’emboite le pas
— Pensais-je — il ne me gêne pas…
Et c’est tout ce que je désire.

Tour à tour, dans les bars hongrois,
Belge, allemand, anglais, chinois…
Je le retrouvai, mais plus vague ;
Toujours buvant à ma santé…
Dans mon verre. De mon côté,
Prenant mon tabac dans sa blague.


Après maintes libations
En ces diverses sections,
Il me parut plus sympathique,
— J’ajoute que, plus nous buvions,
Et plus nous nous ressemblions,
À tout le moins quant au physique.

Vers les minuit, quelque peu soûls,
Tous deux, bras dessus bras dessous,
Nous ne faisions plus qu’une paire…
Chaque fois que je titubais,
Que j’allais de guingois, en biais,
Il manquait se ficher par terre.


Parbleu ! lui dis-je, mon ami,
Allons prendre encore un « demi »
Se peut-on quitter de la sorte,
Sans boire ensemble le dernier ?
Et du plus proche tavernier
Nous eûmes tôt franchi la porte.

Quand il fut assis devant moi,
Jugez de mon nouvel émoi :
Au moment de choquer nos verres,
Au lieu d’un copain j’en vis deux,
Lesquels — n’est-ce pas merveilleux ?
Me ressemblaient comme deux frères !


1889