La Mort de notre chère France en Orient/23

Calmann-Lévy (p. 161-165).


XXIII

AUTRE LETTRE D’UN FRANÇAIS
DE CONSTANTINOPLE


Constantinople, 12 mars 1920.

Tous les bons Français d’ici sont de cœur avec vous et suivent avec intérêt votre belle et courageuse campagne. Mais, hélas ! que d’embûches !

La vérité nette est celle-ci : dix officiers et deux cents soldats (français et algériens) ont été tués en Cilicie par des balles et des obus anglais. Les désordres de Marach et d’Aïntab n’ont pas d’autre cause que l’intrigue anglaise et les armes furent fournies aux tribus par les troupes anglaises (fusils, canons, mitrailleuses).

On nous dit : Ne croyez pas que la politique de toute l’Angleterre soit celle des Impérialistes exaltés que vous voyez ici. Ils agissent sans mandat et font mal juger la métropole, mais ce sont des isolés. Or, ces gens sans mandat ont dans leur politique une continuité qui ne peut être qu’ordonnée en haut lieu, et j’ai peine à croire qu’un général puisse de son propre chef, fût-il anglais, vendre les armes de ses troupes et dans un moment aussi calculé.

Le but ? Détruire notre influence en Orient ; démembrer définitivement la Turquie, tel est le moyen. L’Angleterre ne veut en face de son grand empire des Indes qu’une poussière d’États vassaux et un khalife domestiqué. Pour arriver à cela, tous les moyens sont bons, mais il fallait d’abord détruire la sympathie que les populations turques, voire arabes, avaient pour nous. Depuis l’armistice surtout, la situation les inquiétait ; l’antipathie contre l’Angleterre régnait en Égypte, en Syrie, en Turquie, tandis que la sympathie pour la France grandissait chaque jour. On usa de tous les procédés : la force, la cajolerie, l’argent par millions de livres sterling. On créa du panarabisme à notre usage, quitte à le démolir ensuite. On acheta à Stamboul les antinationalistes et on excita les nationalistes contre nous à Diarbékir et à Alep ; on leur passa des armes, on poussa les Arméniens à la vengeance. On divisa pour régner et les deux buts précis réapparaissent constamment : tuer l’influence française d’abord, puis persuader le monde civilisé que le démembrement définitif de la Turquie est œuvre pie et indispensable. Pour cela, nul scrupule à faire tuer deux cents Français, des Arméniens, des Turcs, des Grecs. Qu’importe ! pourvu que l’Angleterre règne. Où sont les sauvages ? Où sont les civilisés ?

À qui ferait-on croire ici parmi les Français au courant, qu’à point nommé, au moment précis où de pareils massacres sont indispensables à la propagande anglaise, ils se soient produits en Arménie providentiellement, si j’ose dire ? Et que la nouvelle en ait été immédiatement communiquée en France, en Angleterre, partout en Europe, par l’unique voie de la presse et des fils anglais, est un fait au moins intéressant ! Or, que savons-nous à ce sujet ? 1o Nous savons que les nationalistes avaient donné les ordres les plus sévères pour qu’aucun Arménien ne soit molesté ; 2o Que les Turcs sont trop avisés pour n’avoir pas su, alors même qu’ils eussent souhaité de pareils massacres, qu’aucun moment ne pouvait être plus dangereux pour eux que le moment actuel pour s’y livrer ; 3o Qu’il n’y a eu en réalité aucun autre massacre que ceux causés par des combats suscités par les Anglais, accomplis avec leurs armes. Des Français, des Turcs, des Arméniens ont combattu en Cilicie par la volonté de l’Angleterre et y ont péri par sa faute. Il y a eu en Cilicie, c’est la lugubre et hurlante vérité : massacre de Français par les Anglais, et, si nous n’y prenons pas garde et si nous ne crions pas aux Anglais très nombreux qui sont honnêtes et loyaux la vérité brutale, après l’assassinat, il y aura le vol, le vol dès longtemps préparé en Orient, de notre juste prépondérance, de notre vieux patrimoine pacifique.

Un instant nous avions eu l’espoir que le nouveau ministère français comprendrait le danger de la politique anglaise en Orient et que nous cesserions enfin, après tant d’affreux sacrifices, d’être les dupes éternelles. Dois-je croire qu’il n’en est rien ? Serons-nous dans ces pays les gendarmes des Anglais, des Grecs et des Arméniens, et continuerons-nous à nous faire tuer pour eux et pourquoi ? Pour que la livre sterling continue à valoir 50 francs, que le franc vaille 0 fr. 25 à New-York et que la drachme continue à nous coûter 1 fr. 70 ! En vérité, il est temps de réagir. La colère monte au visage de bien des Français en songeant à tout ceci, et, particulièrement dans l’armée, l’irritation contre les Anglais est à son comble. C’est très fâcheux, c’est bien mon avis, mais à qui la faute ? Aurons-nous tant lutté pour arriver à des résultats aussi navrants que ceux que je prévois ici : détroits aux Anglais, Constantinople aux Anglais, Smyrne aux Grecs, Thrace aux Grecs, Van, Bitlis, Erzeroum aux Arméniens, la Tur­quie entière soulevée, le bolchevisme y pénétrant et, pour recevoir les coups, nous. Les Anglais restent impavides sur les eaux où ils sont les maîtres et où les coups ne peuvent les atteindre.