La Mort de notre chère France en Orient/00


AVANT-PROPOS


Ce livre, si j’ose l’appeler ainsi, sera le quatrième que j’aurai écrit pour défendre la plus juste des causes, et écrit, hélas ! dans une stupeur et une indignation croissantes devant tant d’irréductibles partis pris et tant d’entêtements aveugles. Il ne mérite même pas le nom de livre ; il n’est qu’un incohérent amas de documents et de témoignages — tous irréfutables, il est vrai, mais qui cependant auraient beaucoup gagné à être présentés avec un peu plus d’ordre, moins de répétitions, moins de maladresses. Pauvre livre, que de difficultés entravèrent son éclosion ! Il y eut d’abord la censure, dont la partialité fut excessive. Et puis surtout, il y eut par centaines des banquiers levantins qui, les mains pleines d’or, veillaient partout ; c’étaient gens habiles et acharnés à découvrir, au flair, les quelques rares petites âmes à vendre qui çà et là entachaient nos rangs, et, sous leur patronage, des calomnies salariées s’insinuaient de temps à autre par surprise dans nos feuilles les plus intègres ; contre les pauvres Turcs, des insultes infiniment regrettables se faufilaient sans trop de peine, tandis qu’il ne fallait jamais toucher aux Arméniens ni aux Grecs.

Pauvre livre, je n’ai même pas eu le temps de le composer ; il s’est fait tout seul, au jour le jour, au hasard des aberrations de notre politique hésitante, qui, au fond, sentait bien la pente fatale, mais n’avait pas le courage de se raidir, de s’arrêter. Avec angoisse, comme la plupart des Français de mon temps, j’ai suivi, de chute en chute, cette course à l’abîme, qui laissera dans l’histoire de notre race la première tare indélébile ; je l’ai suivie en me disant : Non, cela ne se peut pas, la conscience et le bon sens français vont finir par se reprendre au bord du précipice ; nous ne commettrons pas cette imbécillité et ce crime de contribuer à anéantir la race la plus loyale de l’Europe et la seule vraiment amie, au profit de notre implacable rivale et de sa méprisable petite alliée… Eh ! bien, si, hélas ! le voilà déjà aux trois quarts commis, le crime sans réparation possible, comme sans excuse. Et ce sont les Anglais qui nous ont entraînés là ; non pas tous les Anglais, je ne leur fais pas l’injure de les en accuser tous, mais l’un d’eux, et l’un presque seul, ce Lloyd George qui a toutes les roublardises du primaire qu’il est resté. Et d’ailleurs, comme premier résultat de son absurde gloutonnerie de conquête, en attendant les pires désastres de l’avenir, il a déjà conduit son pays à cette humiliation, d’être obligé d’appeler la Grèce à son secours, malgré les énormes machines à tuer amenées par mer et qui commencent de détruire sans pitié les adorables et paisibles villages des côtes de Turquie, les délicates mosquées et les minarets frêles.

Je me serais donc découragé et résigné au silence si je n’avais la certitude que la vérité tout de même fait son chemin, depuis surtout que les esprits les plus obtus ont été forcés de constater les premières conséquences des complicités de cette grande Angleterre infiniment redoutable et de cette toute petite Grèce son abjecte servante. Si nos gouvernants, liés par je ne sais quelles paroles autrefois données, s’obstinent à perpétrer en Turquie le monstrueux attentat contre le droit des gens et contre le sens commun, déjà, dans le public, la stupeur et l’indignation grondent…

Jamais, hélas ! l’agonie d’un peuple n’aura été conduite avec une lenteur plus cruelle, jamais, pour la victime, avec de telles alternatives d’espoir et d’accablement, prolongeant le supplice. Pauvres Turcs, un jour réconfortés par de menteuses promesses et pouvant se croire sauvés, mais le lendemain précipités plus bas encore, sous la main perfide de l’Angleterre qui jamais n’avait desserré son étreinte d’étranglement !… Et que penser de nous Français, qui aurons admis à nos côtés cet humiliant manège, qui pour la première fois de notre histoire aurons manqué à notre serment et qui — d’un cœur léger semble-t-il, — aurons consenti à rayer d’un trait de plume les résultats de cinq siècles d’efforts, nous ravalant ainsi, sous les yeux plus que jamais ouverts de tout l’Islam, au rang haïssable des Anglais.

PIERRE LOTI