La Mort de la Terre - Contes/Un Soir

La Mort de la TerrePlon Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 207-213).

UN SOIR


J’étais venu passer trois jours dans ma bicoque de Grannes, raconta Tarade, et le soir de mon arrivée, je me dis que j’avais fait une sottise. Depuis près d’un an, le pays n’était pas sûr : on avait dévalisé bon nombre de maisons isolées et, par surcroît, mis à mort une demi-douzaine de personnes. Cela me donnait à réfléchir. La bicoque était solitaire et ne brillait pas par la solidité : les serrures se rouillaient, la vermoulure rongeait les portes. Il aurait fallu la faire réparer vigoureusement, mais j’y venais si peu ! Puis, trois jours sont vite passés. C’est, du moins, ce que je me disais au départ, mais à présent, dans le soir sinistre, avec les ruades de la rafale, une seule nuit me semblait démesurément longue. Je regrettais de n’avoir pas retenu la mère Grondeux, qui faisait provisoirement mon ménage, avec le père Grondeux, homme déjà vieux, mais encore d’attaque. J’y avais bien songé, mais on a son amour-propre : je ne voulais pas qu’on me prît pour un poltron…

Dans les péripéties du départ, j’avais oublié mon revolver, un beau revolver à balles blindées, dont je me servais avec quelque adresse. Pas d’autre arme que la hachette, une trique, la broche… Ce n’est pas avec cela que je tiendrais en respect des bandits bien armés, à qui l’isolement de la bicoque et la rafale permettaient d’user sans risque des armes à feu.

« Oui, rêvais-je, c’est idiot !… Ils me tueraient comme un porc. »

Je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux mettre mon manteau et aller dormir là-bas, à l’auberge de la Bécasse, lorsqu’on frappa à la porte principale :

— Les voilà ! murmurai-je.

Mon cœur se serra tellement que je crus perdre le sens, puis il me vint une sorte de calme sinistre. Je dus penser à beaucoup de choses ; je ne me souviens que de mon idée finale, et encore était-ce une idée ? Quoi qu’il en soit, je me dirigeai vers la porte et criai :

— Qui va là ?

— Des voyageurs perdus, répondit une voix rauque, et qui voudraient bien se reposer un petit moment.

Je percevais très bien une ironie macabre mêlée à un accent mi-plaintif.

— Je ne voudrais pas être à votre place, répondis-je, par cette sacrée pluie. Le temps de tirer le verrou, et vous passerez ici la nuit, si ça peut vous faire plaisir.

Je tirai le verrou avec décision ; puis, ayant tourné la grande clef, j’ouvris la porte au large. La lueur rougeâtre de la lampe me montra quatre personnages diversement ficelés. L’eau ruisselait de leurs chapeaux de paille.

— Ah ! bien ! dis-je… vous êtes salement trempés. Un coup de vin ne vous fera pas de mal. Entrez ! Entrez !

Ils s’entre-regardèrent avec un air sournois et étonné. Puis, l’un d’eux, trapu, une face d’assassin, répondit :

— Vous êtes bien honnête.

Et il entra, tout de suite suivi par les trois autres. Ce moment aurait dû être effroyable. Pourtant, je ne crois pas, ni par un seul geste, ni même par un mouvement de physionomie, avoir trahi la moindre inquiétude. Le sentiment de la fatalité m’apaisait. Aucun mahométan, j’en suis sûr, n’a jamais connu plus pleinement que moi à cette minute, l’acceptation de l’inévitable. J’indiquai aux hommes des patères pour suspendre leurs chapeaux, et je remarquai, alors seulement, que deux de mes hôtes portaient un petit sac de toile : évidemment les sacs aux outils

— Vous avez peut-être faim ? fis-je avec rondeur. Je n’ai malheureusement pas grand’chose à vous offrir : du pain, un reste de rôti, quelques tranches de jambon, deux ou trois bouteilles de vin…

L’homme à tête d’assassin me considéra avec attention ; puis il grommela :

— On vous remercie ! On sera très content de ce qu’y a.

Déjà, je les avais introduits dans la salle à manger, et je sortais du buffet les provisions annoncées. Les survenants s’assirent d’un air embarrassé. Il y en avait un long, à moitié chauve, avec des canines de loup et des yeux jaunes, qui soufflait du nez. Un petit, l’épaule droite plus haute que l’autre, un museau de rat, dardait de toutes parts un regard soupçonneux. Le troisième montrait une face énorme, un mufle d’hippopotame aux babines en biftecks. Enfin, le dernier, le plus sinistre, le seul qui eût parlé jusque-là, exhibait deux vastes pattes et un visage carré, aux pommettes en cônes, aux maxillaires saillants. Ils eurent deux ou trois fois des gestes suspects, aussitôt réprimés. L’homme à tête d’assassin dit, péremptoire :

— On ne vous prive pas ?

— J’aurais seulement voulu qu’il y eût davantage, ripostai-je.

— Alors, mangeons, dit-il sévèrement aux camarades… On a beaucoup marché, on a faim.

Ils mangèrent avec une voracité de brutes. Puis, le personnage à moitié chauve demanda, avec un ricanement :

— Vous êtes seul, ici ?

— Oui, fis-je, tout seul.

— Ça serait rudement commode pour des malfaiteurs !

— Ce serait encore plus commode quand je n’y suis pas ! Et je n’y suis jamais. D’ailleurs, il n’y a pas grand’chose à prendre.

— Justement ! susurra le petit au museau de rat. Mais quand vous y êtes, y a vot’porte-feuille.

Je me mis à rire :

— Pas ce soir, en tout cas… ni demain… ni jusqu’après mon départ. Savez-vous ce qu’il y a au juste dans la maison ?

— Non, fit avidement le mufle d’hippopotame.

— Cinquante francs et quelques sous…

— Vous dites ça !

— Je l’affirme.

Tous les yeux se tournaient vers moi. Et je vous prie de croire que c’était une immonde collection d’yeux. L’homme au mufle d’hippopotame avait un geste sournois, celui aux canines de loup soufflait plus fort, le petit contractait terriblement son museau de rat.

— Vous le parieriez ? fit celui-ci.

— Je parierais les cinquante francs à contre cent sous ! répliquai-je avec flegme.

Je suis certain qu’ils me crurent. Mais une cupidité fauve n’en demeurait pas moins empreinte sur leur visage. Seul, l’homme au masque d’assassin semblait impassible. Il tint fixées sur moi ses prunelles phosphorescentes, puis il grommela, avec une sourde menace :

— Pourquoi qu’on ne ferait pas une partie de cartes ?

Ce disant, il tira de sa poche un vieux jeu, ignoble et gras.

— J’ai aussi des haricots ! déclara-t-il. Ils vaudront chacun vingt sous. Ça va-t-il ?

Il exhiba un petit sac de cuir tout rongé et en sortit des haricots rouges, ridés par l’âge :

— Ça va très bien, acquiesçai-je. Je n’ai pas sommeil et j’aime autant une partie de cartes qu’autre chose.

— Alors, ça sera une manille. Moi, je serai avec celui-ci, et vous avec cet autre, continua-t-il en désignant l’homme aux canines et le petit… Tant qu’au cintième, y se reposera.

Mes convives expédièrent leurs dernières bouchées ; la partie commença… Elle fut assez longue, malgré le truquage évident du jeu et ma bonne volonté. Et onze heures sonnaient au petit coucou de la cuisine lorsque, me trouvant en perte de quarante-cinq francs, je déclarai :

— Je commence à me sentir fatigué… Et si vous le voulez bien, nous nous en tiendrons là.

— Si ça vous est égal de finir en perte ! fit l’homme au visage d’assassin avec un rire rauque.

Pour toute réponse, je mis la main à mon gousset et je disposai deux louis, plus un écu de cinq francs, sur la table. Les gueules eurent chacune leur genre de sourire. L’homme à tête d’assassin empocha paisiblement l’argent, tendit l’oreille et dit :

— V’là la pluie qui a cessé… On peut se remettre en route.

Il fit un signe impératif. Ses compagnons se levèrent en silence et se dirigèrent vers le corridor.

Alors, lui, me fixant de ses yeux féroces :

— T’as bien fait ça ! dit-il à voix basse. Et je sais que tu n’es pas un bavard. Les bavards, vois-tu, j’ai remarqué que ça ne vit pas longtemps !

Il me tendit sa main énorme, et, ma foi, j’y mis la mienne avec la joie terrible d’un homme qui échapperait aux griffes du tigre…

— C’est promis ! dit encore le brigand. Et merci !

J’écoutai leurs pas décroître dans la nuit. La vie me parut fraîche, prodigieuse, éternelle…