La Mort de la Terre - Contes/Le Sauveteur

LE SAUVETEUR


À Pierre Valdagne.

Nous trouvâmes notre ami sur la falaise, en suroit, bottes de mer et petit chapeau de cuir bouilli. Le temps était doux, l’eau belle, et notre ami soupirait.

— Est-ce drôle ? murmura-t-il, je n’aime plus que la tempête et les sauvetages… Je sais bien que c’est immoral, mais je n’y puis rien faire !

Nous savions que, dans le cours de cette saison, il avait sauvé la vie à une dizaine de personnes. Et Pierre Larue lui dit :

— Ton dévouement est admirable !

— Non ! fit-il en secouant mélancoliquement la tête… il n’y a là rien d’admirable. C’est une passion… une passion comme le jeu, l’ivrognerie, la débauche… J’en suis arrivé à la monomanie du sauvetage. J’aurais dû me défier, dès le début, car le mal m’a pris sans crier gare : j’ai tout de suite été grisé.

Il jeta un long regard triste sur la mer bleue et reprit :

— Ce n’est pas loin d’ici que cela a commencé. Tenez, là-bas, cet îlot… qui devient écueil aux marées d’équinoxe… C’est le théâtre de mes débuts… Par un après-midi d’automne. Ah ! quelle tempête ! Les vagues semblaient vouloir s’emparer du monde, les moindres brins d’herbe se courbaient tout lustrés par le vent ! Si vous aviez vu ces troupeaux pâles et glauques, tantôt secouant des crinières, tantôt chargeant comme des millions de taureaux !…

Je me saoulais de vent, je m’enivrais de nuages. Mais voilà qu’en tournant la tête j’aperçois un homme là-bas, un étranger bien sûr, qui était resté sur l’îlot. Le malheureux faisait des signes de détresse. Et tout de suite la folie me prit de le sauver. Je bondis, je hurlai dans la tempête, j’arrivai sur la petite plage. Personne ! Ma voix se perdait comme une petite feuille dans une cataracte.

Cependant la clameur des vagues m’excitait tel un chant de guerre. Je me dirigeai vers un canot amarré dans une anse, je m’y jetai comme un furieux et, quelques minutes plus tard, la petite embarcation bondissait sur l’océan. Cela n’allait pas trop mal. Il y avait un moment de répit. Et je ramais furieusement : un vertige belliqueux doublait ma force. Mais bientôt les flots rebondirent ; mon canot dansait ainsi qu’une coquille de noix ; des paquets d’eau amère se jetaient en travers de ma figure ; je chavirais. Le hasard ou la Providence me sauva et, pendant un temps indéterminé, je travaillai comme un forcené. J’avançais vers le but, mais si lentement ! Déjà tout l’îlot-écueil se couvrait d’eau : l’homme, accroché à une arête de rocher, disparaissait par intervalles sous l’écume. Dans le tapage infernal des météores, j’entendis à plusieurs reprises un cri misérable, une faible plainte épouvantée.

Je ramais convulsivement, avec une force décroissante, — mais j’approchais ; — l’écueil n’était plus qu’à quelques brasses. Une vague immense me souleva ; puis je retombai dans un gouffre d’écume. Une fois encore tout parut fini ; une fois encore la force mystérieuse me sauva. Et tout à coup je vis l’homme bondir, je le vis à deux pas de moi, je saisis sa tête dans mes poings, ah ! avec quelle joie sauvage, avec quelle volupté de triomphe ! Comment je parvins à le hisser, comment je ressaisis une de mes rames emportée dans la tempête, mon instinct seul pourrait le redire, car ma pensée n’en a gardé aucune mémoire. Je sais seulement que pendant une heure nous luttâmes pour rejoindre la plage et que la mort ne cessa pas une minute de planer sur nous. Mais je n’en avais cure. Je n’étais pas inquiet ; une douceur extraordinaire enveloppait mon âme ; le péril m’était si doux que toute impression antérieure me semblait fade et misérable en comparaison.

Enfin nous pûmes atteindre le rivage. Là, l’homme, un commerçant de Jersey, fut pris d’un délire de joie. Il se jetait sur moi, il m’embrassait en pleurant et en grondant ; il m’offrit de m’adopter et de faire de moi son héritier. Et moi, ce sauvetage me remplissait d’orgueil. Je ne pouvais me rassasier de la vue de celui que j’avais arraché à l’abîme implacable. Il me semblait avoir créé de la vie. Mais, plus que tout, l’océan m’avait pris. Je lui devais la sensation la plus terrible et la plus exquise de mon existence, je sentais un ardent désir de retrouver cette sensation.

— Et voilà ! Depuis ce jour, je n’ai plus eu goût qu’au sauvetage. Je me suis acheté une bonne barque, solide, pourvue de tous les perfectionnements modernes ; elle est à double coque, un peu lourde pour la course, extrêmement prompte à reprendre son assiette dans la tempête.

J’ai aussi un petit équipage de loups de mer, courageux comme des lions et soumis comme des caniches. Aussi, quelles émouvantes aventures par les fièvres de l’équinoxe, quand la mer hurle pendant des semaines entières !… Et lorsque vient le beau temps, lorsque le ciel est pur, que la Grande Verte se donne des airs de lac, j’éprouve un malaise, une sorte de nostalgie de la tourmente, je me surprends à souhaiter les mauvais nuages qui annoncent le péril et la mort. Et j’ai beau me reprocher ce vilain sentiment, il me domine, comme le goût de l’alcool domine le buveur.

— Bah ! s’écria Pierre Larue, il n’y a pas de mal, va ! Tous tes vœux n’appelleront pas la tempête… Ce serait une fière chance pour l’humanité si beaucoup de gens avaient des passions comme la tienne !

— Bien sûr ! répliqua-t-il avec douceur. Je ne fais pas de mal… Mais c’est seulement pour montrer que mon dévouement n’est pas tant admirable. Hélas ! si l’on allait au fond des meilleures choses, on y trouverait toujours mêlé un peu de cruauté ou de folie !…

Dans ce moment, un petit nuage couleur d’ardoise se montra vers le couchant. Il le regarda avec attention ; un éclair de joie s’alluma dans ses prunelles.

— Là ! voyez-vous ! s’écria-t-il… C’est peut-être la tempête qui mûrit là-bas… et tenez, dites si ce n’est pas du vice : ma main tremble de contentement !