La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/XVI

XVI

Dans la nuit éternelle

Le planeur n’était plus qu’à vingt mètres du sol. En pleine vitesse, il allait tomber à pic et se briser, lorsque Targ, d’instinct, le redressa. Alors, légèrement, et traçant une parabole élégante, il reprit son vol jusqu’aux abords de l’enclave. Et ayant atterri, le veilleur demeura immobile, paralysé de douleur, devant une fosse énorme et chaotique : là gisaient, sous les ténèbres de la terre, les êtres qu’il aimait plus que lui-même.

Pendant longtemps, les pensées rampèrent en désordre dans le cerveau du pauvre homme. Il ne songeait pas aux causes du cataclysme, il n’en discernait que la férocité obscure, il le rattachait confusément à tous les malheurs de ce morne septénaire. Les images défilaient au hasard. Constamment, il apercevait les siens, tels qu’il les avait quittés l’avant-veille. Puis, les silhouettes tranquilles étaient emportées dans une horreur innommable… Le sol s’ouvrait. Il les voyait disparaître. L’épouvante était sur leurs faces. Ils appelaient celui en qui ils avaient mis leur confiance et qui, peut-être à l’heure même de leur mort, croyait vaincre la fatalité…

Lorsqu’il put enfin réfléchir, le Dernier Homme essaya de se figurer la catastrophe. Était-ce une nouvelle secousse planétaire ? Non ! aucun sismographe n’avait enregistré le moindre trouble. D’ailleurs, à part quelques hectares de l’oasis et du désert, l’enclave seule se trouvait atteinte. L’événement se ramenait aux circonstances antérieures : le sous-sol, fracturé, s’était rompu. Ainsi, le malheur qui ruinait la suprême espérance n’était pas une grande convulsion de la nature, mais un accident infinitésimal, à la taille des faibles créatures englouties.

Pourtant, Targ croyait y voir transparaître la même volonté cosmique qui avait condamné les Oasis…

Sa douleur ne le laissait pas inactif. Il scrutait les ruines. Elles ne laissaient apercevoir aucun vestige d’œuvre humaine. Accumulateurs d’énergie, machines à fouir, à perforer, à cultiver, à broyer, planeurs, motrices, maisons, disparaissaient dans une masse informe de rocs et de pierres. Où étaient ensevelis Érê et les enfants ? Les calculs ne permettaient qu’une approximation grossière et peut-être décevante : il fallait agir au hasard.

Targ assembla, vers le Nord, les appareils utiles pour les déblais et le creusement, puis, ayant condensé l’énergie protoatomique, il attaqua l’immense fosse. Pendant une heure, les machines ronflèrent. Les crics soulevaient les blocs et les rejetaient automatiquement ; les paraboloïdes de cobalt enlevaient la pierraille, et, à mesure, les pilons, par des chocs lents et irrésistibles, équilibraient les parois. Lorsque la tranchée eut atteint une longueur de vingt mètres, un planeur se montra, puis un grand planétaire avec son support de granit et ses accessoires, puis une maison d’arcum.

Leur emplacement précisait les calculs de Targ. En supposant que la catastrophe eût surpris la famille auprès de la demeure, il fallait creuser vers l’Ouest. Si Érê ou les enfants avaient pu atteindre le planétaire qui faisait communiquer l’Équatoriale des Dunes avec les Terres-Rouges (comme le faisait supposer l’accident d’Arva), c’est vers le Sud-Ouest qu’il convenait de faire les recherches.

Le veilleur établit des appareils à proximité des deux endroits probables et reprit le travail. « Humanisées » par l’effort incalculable des générations, les vastes machines avaient la puissance des éléments et la délicatesse de mains fines. Elles soulevaient des rocs, elles amassaient la terre et les pierres menues sans à-coups. Il suffisait de pressions légères pour les orienter, les accélérer, les ralentir ou arrêter leur marche. Elles représentaient, entre les mains du Dernier Homme, une puissance que ne possédait pas, aux ères primitives, toute une tribu, toute une peuplade…

Un toit d’arcum se montra. Il était tordu, bossué et, de-ci de-là, un bloc l’avait fendu. Mais des signes précis le faisaient reconnaître. Il avait abrité, depuis l’atterrissage à l’Équatoriale des Dunes, toutes les tendresses, les rêves et les espérances de la suprême famille humaine… Targ arrêta les outils qui commençaient à le soulever, il le considéra avec effroi et douceur. Quelle énigme cachait-il ? Quel drame allait-il révéler au malheureux recru de tristesse et de fatigue ?

Pendant de longues minutes, le veilleur hésita à reprendre sa tâche. Enfin, élargissant une des déchirures, il se laissa glisser dans la demeure.

La chambre où il se trouva était vide. Quelques blocs l’obstruaient, qui avaient arraché un lit de la muraille et l’avaient écrasé. Une table était réduite en miettes, plusieurs vases d’alumine souple aplatis sous les pierres.

Ce spectacle avait le caractère indifférent des destructions matérielles. Mais il suggérait des scènes plus émouvantes. Targ, tout tremblant, passa dans la chambre voisine ; elle était vide et dévastée comme la première. Successivement, il visita tous les recoins de la maison. Et, quand il se trouva dans la première pièce, à quelques pas de la porte d’entrée, une stupeur se mêla à son angoisse.

— Pourtant, chuchota-t-il, il est assez naturel que, au premier signe de danger, ils aient fui au-dehors…

Il essaya de se figurer la manière dont s’était produit le premier choc et aussi l’image qu’Érê avait pu se faire du péril. Il ne lui vint que des sensations et des idées contradictoires. Une seule impression demeurait fixe : c’est que l’instinct devait conduire la famille près du planétaire des Terres-Rouges. C’est donc vers là qu’il était logique de se diriger. Mais comment ? Érê était-elle parvenue au Grand Planétaire, ou avait-elle succombé en route ? Les mots balbutiés par Arva revinrent à la mémoire du veilleur. L’événement leur donnait un sens. Érê ou l’un des enfants, peut-être tous, étaient, presque sûrement, parvenus jusque-là. Il fallait donc y reprendre le travail au plus vite, ce qui n’empêcherait pas d’amorcer une galerie de communication.

Sa résolution prise, Targ leva la porte d’entrée et tenta une exploration rapide. Mais les blocs et la pierraille lui opposaient un obstacle infranchissable. Il ressortit par le toit et remit en mouvement les machines du Sud-Ouest. Ensuite, il disposa les appareils du Nord et leur fit entamer la galerie. Il s’occupa aussi d’Arva, dont la léthargie prenait peu à peu les apparences du sommeil normal.

Puis, il attendit, vigilant, les yeux fixés sur les rouages dociles. Parfois, il rectifiait leur travail d’un geste furtif ; parfois, il arrêtait un pic, une lame, une hélice, une turbine, pour examiner le terrain. À la fin, il aperçut, tordue et bossuée, la haute tige du planétaire et la conque étincelante. Dès lors, il ne cessa de diriger l’énergie. Seuls, fonctionnaient les organes subtils qui, selon l’occurrence, soulevaient la pierre épaisse ou ramassaient les menus débris.

Et il poussa une plainte lugubre comme un cri d’agonie… Une lueur venait d’apparaître, cette lueur flexible et vivante qu’il avait aperçue, le jour du désastre, parmi les ruines des Terres-Rouges. Son cœur gela ; ses dents claquèrent. Les yeux pleins de larmes, il ralentissait tous les mouvements, il ne laissait agir que les mains de métal, plus adroites et plus douces que des mains d’homme.

Puis, il arrêta tout, il souleva contre sa poitrine, avec de rauques sanglots, ce corps qu’il avait si passionnément aimé…

D’abord, une onde d’espoir traversa son saisissement. Il lui semblait qu’Érê n’était pas froide encore. Plein de fièvre, il posa l’hygroscope sur les lèvres pâles…

Elle avait disparu dans la nuit éternelle.

Longtemps, il la contempla. Elle lui avait révélé la poésie des anciens âges ; des rêves d’une jeunesse extraordinaire transfiguraient la morne planète ; Érê était l’amour, dans ce qu’il a de vaste, de pur et presque d’éternel. Et, lorsqu’il la tenait dans ses bras, il lui semblait voir revivre une race neuve et innombrable.

— Érê ! Érê ! murmura-t-il… Érê, fraîcheur du monde ! Érê, dernier songe des hommes.

Puis, son âme se raidit. Il posa sur les cheveux de sa compagne un baiser amer et farouche, il se remit au travail.

Successivement, il les ramena tous. Le minéral s’était montré moins féroce pour eux que pour la jeune femme ; il leur avait épargné la mort lente, l’émiettement intolérable des énergies. Les blocs avaient broyé les crânes, ouvert les cœurs, écrasé les torses…

Alors, Targ s’abattit sur le sol et pleura sans fin. La douleur était en lui, vaste comme le monde. Il se repentait amèrement d’avoir lutté contre la fatalité inexorable. Et les paroles de la femme mourante, aux Terres-Rouges, retentissaient à travers sa peine comme le glas de l’immensité…

Une main lui toucha l’épaule. Il se dressa en sursaut ; il vit Arva, penchée sur lui, livide et chancelante. Elle était si accablée qu’aucune larme ne lui venait aux paupières ; mais tout le désespoir possible aux faibles créatures dilatait ses pupilles. Elle murmurait d’une voix sans timbre :

— Il faut mourir ! Il faut mourir !

Leurs yeux se pénétrèrent. Ils s’étaient aimés, profondément, chaque jour de leur vie, à travers toute la réalité et tous les rêves. Les mêmes espérances leur avaient été passionnément communes et, dans la misère infinie, leur souffrance était encore fraternelle.

— Il faut mourir ! répéta-t-il comme un écho.

Puis, ils s’étreignirent et, pour la dernière fois, deux poitrines humaines battirent l’une contre l’autre…

Alors, en silence, elle porta à ses lèvres le tube d’iridium qui ne la quittait jamais… Comme la dose était massive et la faiblesse d’Arva extrême, l’euthanasie dura peu de minutes.

— La mort, la mort, balbutiait l’agonisante. Oh ! comment avons-nous pu la craindre !

Ses yeux s’obscurcirent, une lassitude heureuse détendit ses lèvres, et sa pensée était complètement évanouie, lorsque le dernier souffle s’exhala de sa poitrine.

Et il n’y avait plus qu’un seul homme sur la terre.

Assis sur un bloc de porphyre, il demeura enseveli dans sa tristesse et dans son rêve. Il refaisait, une fois encore, le grand voyage vers l’amont des temps, qui avait si ardemment exalté son âme… Et, d’abord, il revit la mer primitive, tiède encore, où la vie foisonnait, inconsciente et insensible. Puis vinrent les créatures aveugles et sourdes, extraordinaires d’énergie et d’une fécondité sans bornes. La vision naquit, la divine lumière créa ses temples minuscules ; les êtres nés du Soleil connurent son existence. Et la terre ferme apparut. Les peuples de l’eau s’y répandirent, vagues, confus et taciturnes. Pendant trois mille siècles, ils créèrent les formes subtiles. Les insectes, les batraciens et les reptiles connurent les forêts de la fougère géante, le pullulement des calamites et des sagittaires. Quand les arbres avancèrent leurs torses magnifiques, alors aussi se montrèrent d’immenses reptiles. Les Dinosauriens avaient la taille des cèdres, les Ptérodactyles planaient sur les formidables marécages… En ces âges naissent, chétifs, gourds et stupides, les premiers mammifères. Ils rôdent, misérables, et si petits qu’il en eût fallu cent mille pour faire le poids d’un iguanodon. Durant d’interminables millénaires, leur existence demeure imperceptible et presque dérisoire. Ils croissent, pourtant. L’heure vient où c’est leur tour, où leurs espèces se lèvent en force à tous les détours de la savane, dans toutes les pénombres des futaies. C’est eux, maintenant, qui font figure de colosses. Le dinothérium, l’éléphant antique, les rhinocéros cuirassés comme les vieux chênes, les hippopotames aux ventres insatiables, l’urus, l’aurochs, le machaerodus, le lion géant et le lion jaune, le tigre, l’ours des cavernes, et la baleine, aussi massive que plusieurs diplodocus, et le cachalot dont la bouche est une caverne, aspirent les énergies éparses.

Puis, la planète laissa prospérer l’homme : son règne fut le plus féroce, le plus puissant – et le dernier. Il fut le destructeur prodigieux de la vie. Les forêts moururent et leurs hôtes sans nombre, toute bête fut exterminée ou avilie. Et il y eut un temps où les énergies subtiles et les minéraux obscurs semblèrent eux-mêmes esclaves ; le vainqueur capta jusqu’à la force mystérieuse qui a assemblé les atomes.

— Cette frénésie même annonçait la mort de la terre…, la mort de la terre pour notre Règne ! murmura doucement Targ.

Un frisson secoua sa douleur. Il songea que ce qui subsistait encore de sa chair s’était transmis, sans arrêt, depuis les origines. Quelque chose qui avait vécu dans la mer primitive, sur les limons naissants, dans les marécages, dans les forêts, au sein des savanes, et parmi les cités innombrables de l’homme, ne s’était jamais interrompue jusqu’à lui… Et voilà ! Il était le seul homme qui palpitât sur la face, redevenue immense, de la terre !…

La nuit venait. Le firmament montra ces feux charmants qu’avaient connus les yeux de trillions d’hommes. Il ne restait que deux yeux pour les contempler !… Targ dénombra ceux qu’il avait préférés aux autres, puis il vit encore se lever l’astre ruineux, l’astre troué, argentin et légendaire, vers lequel il leva ses mains tristes…

Il eut un dernier sanglot ; la mort entra dans son cœur et, se refusant l’euthanasie, il sortit des ruines, il alla s’étendre dans l’oasis, parmi les ferromagnétaux.

Ensuite, humblement, quelques parcelles de la dernière vie humaine entrèrent dans la Vie Nouvelle.