La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/XII

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XII

Vers les oasis équatoriales

Targ se dirigeait vers les oasis équatoriales : les autres ne recélaient que la mort.

Au cours de ses explorations, il avait visité la Désolation, les Hautes-Sources, la Grande-Combe, les Sables-Bleus, l’Oasis-Claire et le Val-de-Soufre : elles contenaient quelque nourriture, mais pas une goutte d’eau. Seules, les deux Équatoriales gardaient de faibles réserves. La plus proche, l’Équatoriale des Dunes, distante de quatre mille cinq cents kilomètres, pouvait être atteinte dans la matinée du lendemain.

Le voyage fut abominable : Arva ne cessait de songer à la mort de Manô. Quand le soleil fut au haut de sa trajectoire, elle poussa un grand cri funèbre : c’était l’heure de l’euthanasie ! Jamais plus elle ne reverrait l’homme avec qui elle avait vécu la tendre aventure !…

Le Désert prolongeait sa vaste étendue. Pour des yeux humains, la terre était morte épouvantablement. Pourtant, l’autre vie y croissait, pour qui c’étaient les temps de la genèse. On la voyait pulluler sur les plaines et les collines, redoutable et incompréhensible. Parfois, Targ l’exécrait ; parfois, une sympathie craintive s’éveillait dans son âme. N’y avait-il pas une analogie mystérieuse, et même une obscure fraternité, entre ces êtres et les hommes ? Certes, les deux règnes étaient moins loin l’un de l’autre que chacun ne l’était du minéral inerte. Qui sait si leurs consciences, à la longue, ne se seraient pas comprises !

En y songeant, Targ soupirait. Et les planeurs continuaient à siller dans l’oxygène bleu, vers un inconnu si terrible que, d’y songer seulement, les voyageurs sentaient transir leur chair.

Afin de parer aux surprises, la halte fut décidée avant le crépuscule. Targ fit choix d’une colline surmontée d’un plateau. Les ferromagnétaux s’y décelaient rares et d’espèces faciles à déplacer. Sur le plateau même, il y avait un roc de porphyre vert, avec des creux propices. Les planeurs atterrirent ; on les fixa à l’aide des cordes d’arcum. Au reste, faits de substances choisies et d’une extrême résistance, ils étaient à peu près invulnérables.

Il se trouva que le roc et ses alentours abritaient à peine quelques groupes ferromagnétiques de la plus petite taille. En un quart d’heure, ceux-ci furent expulsés et l’on put organiser le campement.

Ayant pris un repas de gluten concentré et d’hydrocarbures essentiels, les fugitifs attendirent la fin du jour. Combien d’autres créatures, leurs semblables, avaient, dans l’océan immense des âges, connu des détresses analogues ? Lorsque les familles rôdaient solitaires, avec les massues de bois et les frêles outils de pierre, il y eut, devant l’espace féroce, des nuits où quelques humains tremblaient de faim, de froid, d’épouvante, à l’approche des lions ou des eaux déchaînées. Plus tard, des naufragés clamèrent sur des îlots déserts ou sous les rocs d’une rive meurtrière ; des voyageurs se perdirent au sein des forêts carnivores ou parmi les marécages. Innombrables furent les drames de la détresse !… Mais tous ces malheureux se trouvaient devant la vie sans bornes : Targ et ses compagnons n’apercevaient que la mort !

Pourtant, songeait le veilleur en regardant les enfants d’Érê et ceux d’Arva, ce faible groupe contient toute l’énergie nécessaire pour refaire une humanité !…

Il poussa un gémissement. Les étoiles du pôle tournaient dans leur piste étroite ; les ferromagnétaux phosphoraient sur la plaine ; longtemps Targ et Arva rêvèrent, misérablement, auprès de la famille endormie.

Le lendemain, ils arrivèrent à l’Équatoriale des Dunes. Elle s’étendait au sein d’un désert formé jadis de sables, mais que les millénaires avaient durci. L’atterrissage glaça le cœur des arrivants : les cadavres de ceux qui, les derniers, s’étaient livrés à l’euthanasie, demeuraient là sans sépulture. Beaucoup d’Équatoriaux ayant préféré mourir sous le ciel libre, on les apercevait parmi les ruines, immobiles dans leur terrible sommeil. L’air sec, et infiniment pur, les avait momifiés. Ils eussent pu demeurer ainsi, pendant des temps interminables, témoins suprêmes de la fin des hommes…

Un spectacle plus menaçant détourna la tristesse des fugitifs : les ferromagnétaux pullulaient. On voyait de tous côtés leurs colonies violettes ; beaucoup étaient de grande taille.

— En marche ! fit Targ avec vivacité et inquiétude.

Il n’eut pas besoin d’insister. Arva et Érê, connaissant le péril, entraînèrent les petits, pendant que Targ étudiait le site. L’oasis n’avait subi que des remaniements négligeables. À peine si les ouragans avaient disloqué quelques demeures, renversé des planétaires ou des ondifères ; la plupart des machines et des générateurs d’énergie devaient être intacts. Mais les réservoirs d’arcum surtout préoccupaient le veilleur. Il y en avait deux, largement entamés, dont il connaissait l’emplacement. Quand ils apparurent, il n’osa d’abord les toucher ; son cœur battait de crainte. Lorsque, enfin, il se fut décidé :

— Intacts ! cria-t-il avec une sorte de saisissement… Nous avons de l’eau pour deux ans. Maintenant, cherchons le refuge.

Après une longue course, il choisit une langue de terre, près de l’enceinte, à l’Ouest. Les ferromagnétaux y étaient en petit nombre : en peu de jours, on pourrait construire une barrière protectrice. Deux demeures s’offraient, spacieuses, que les météores avaient épargnées.

Targ et Arva parcoururent la plus grande. Les meubles et les instruments se décelaient solides, à peine couverts d’une fine poussière ; de toutes parts, on sentait je ne sais quelle présence subtile. En entrant dans une des chambres, une profonde mélancolie saisit les visiteurs : sur le lit d’arcum, deux humains apparaissaient, étendus côte à côte. Longtemps, Targ et Arva contemplèrent ces formes paisibles, où la vie habitait naguère, où avaient tressailli la joie et la douleur…

D’autres y auraient pris une leçon de résignation ; mais eux, pleins d’amertume et d’horreur, se raidissaient pour la lutte.

Ils firent disparaître les cadavres et, ayant abrité Érê avec les enfants, ils expulsèrent quelques groupes de ferromagnétaux. Ensuite, ils prirent leur premier repas sur la terre nouvelle.

— Courage ! murmura Targ. Il y eut un moment, dans la profondeur de l’Éternité, où un seul couple humain exista ; toute notre espèce en est descendue ! Nous sommes plus forts que ce couple. Car s’il avait péri, l’humanité périssait. Ici, plusieurs peuvent mourir sans détruire encore toute espérance.

— Oui, soupira Érê ; mais l’eau couvrait la terre !

Targ la regarda avec une tendresse sans bornes.

— N’avons-nous pas déjà retrouvé l’eau une première fois ? fit-il tout bas.

Il demeura immobile, les yeux comme aveuglés par le rêve intérieur. Mais, se réveillant :

— Tandis que vous aménagerez la demeure, je vais examiner nos ressources.

Il parcourut l’oasis en tous sens, évalua les provisions laissées par les Équatoriaux, s’assura du fonctionnement des générateurs d’énergie, des machines, des planeurs, des planétaires et des ondifères. Le trésor industriel des Derniers Hommes était là, prêt à seconder toutes les renaissances. D’ailleurs, Targ avait amené des Terres-Rouges ses livres techniques et les annales, riches en notions et en souvenirs. La présence des ferromagnétaux le troublait. Dans tel district, ils s’accumulaient en masses redoutables : il suffisait de s’arrêter pendant peu de minutes, pour sentir leur sourd travail.

— Si nous avons une descendance, songeait le veilleur, la lutte sera formidable.

Il vint ainsi jusque vers l’extrémité sud de l’Équatoriale.

Là, il s’arrêta, hypnotisé : sur un champ où, jadis, croissaient des céréales, il venait d’apercevoir ces ferromagnétaux de grande taille qu’il avait découverts dans la solitude, près des Hautes-Sources. Son cœur serra. Un souffle froid lui passa sur la nuque.