La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/X

X

La secousse

Six saisons passèrent. Les chefs des Eaux firent creuser d’immenses galeries pour retrouver les sources. Tout échoua. Des fissures illusoires ou des gouffres impénétrables décevaient les efforts. De mois en mois, l’espérance décroissait dans les âmes. Le long atavisme de résignation retombait sur elles ; leur passivité parut même s’accroître, à la manière dont s’aggravent, après un répit, des maladies chroniques. Toute foi, même légère, les abandonna. Déjà la mort tenait ces mornes existences.

Quand arriva l’époque où le Grand Conseil décréta les premières euthanasies, il se trouva plus de vivants prêts à disparaître que ne le voulait la loi.

Seuls, Targ, Arva et Érê n’acceptaient point le sort ; mais Manô se décourageait. Non qu’il fût devenu prévoyant. Pas plus que jadis, il ne songeait aux lendemains ; mais la fatalité lui était devenue présente. Lorsque les euthanasies commencèrent, il eut un sens si aigu de la disparition que toute énergie l’abandonna. L’ombre et la lumière lui furent également ennemies. Il vécut dans une attente funèbre et molle ; son amour pour Arva avait disparu comme son amour pour sa propre personne ; il ne prenait aucun intérêt à ses enfants, assuré que l’euthanasie les enlèverait bientôt. Et la parole lui devenant odieuse, il n’écoutait plus, il demeurait taciturne et torpide pendant des journées entières. Presque tous les habitants des Terres-Rouges menaient une existence analogue.

Aucun effort ne stimulait leur pitoyable énergie, car le travail devenait presque nul. Hors quelques massifs de plantes, entretenus pour garder des semences fraîches, toute culture avait disparu. L’eau des réservoirs n’exigeait aucun soin : elle était à l’abri de l’évaporation et purifiée par des appareils presque parfaits. Quant aux réservoirs mêmes, il suffisait, chaque jour, de leur faire subir une inspection que facilitaient des indicateurs automatiques. Ainsi, rien ne venait secouer l’atonie des Derniers Hommes. Ceux qui échappaient le mieux au marasme étaient les individus les moins émotifs, qui n’avaient aimé personne et ne s’étaient guère aimés eux-mêmes. Ceux-là, parfaitement adaptés aux lois millénaires, montraient une persévérance monotone, étrangers à toutes les joies comme à toutes les peines. L’inertie les dominait ; elle les soutiendrait contre la dépression excessive et contre les résolutions brusques ; ils étaient les produits parfaits d’une espèce condamnée.

Au rebours, Targ et Arva se maintenaient par une émotivité supérieure. Révoltés contre l’évidence, ils dressaient devant la formidable planète deux petites vies ardentes, pleines d’amour et d’espoir, palpitantes de ces vastes désirs qui avaient fait vivre l’animalité pendant cent mille siècles.

Le veilleur n’avait abandonné aucune de ses recherches ; il tenait soigneusement en état une série de planeurs et de motrices ; même il ne laissait pas tomber en ruine les principaux planétaires et veillait sur appareils sismiques.

Or, un soir, après un voyage vers la Dévastation, Targ veillait seul dans la nuit. À travers le métal transparent de sa fenêtre, une constellation se montrait qui, au temps des Fables, se nommait le Grand Chien. Elle comptait la plus étincelante des étoiles, un soleil bien plus vaste que notre soleil. Targ élevait vers elle son désir inextinguible. Et il songeait à ce qu’il avait vu, vers le milieu du jour, tandis qu’il planait près du sol.

C’était dans une plaine excessivement morne, où se dressaient à peine quelques blocs solitaires. Les ferromagnétaux y dessinaient de toutes parts leurs agglomérations violettes. Il y prenait à peine garde lorsque, au Sud, sur une surface jaune clair, il aperçut une race qu’il ne connaissait point encore. Elle produisait des individus de grande taille, chacun formé de dix-huit groupes. Quelques-uns atteignaient une longueur totale de trois mètres. Targ calcula que la masse des plus puissants ne devait pas être inférieure à quarante kilogrammes. Ils se déplaçaient plus facilement que les plus rapides ferromagnétaux connus jusqu’alors ; en fait, leur vitesse atteignait un demi-kilomètre par heure.

— C’est effrayant, murmura le veilleur. S’ils pénétraient dans l’oasis, ne serions-nous pas vaincus ? Le moindre hiatus dans l’enceinte nous ferait courir un danger mortel.

Il frissonna ; une tendresse inquiète le mena dans les chambres voisines. À la lueur orange d’un Radiant, il contempla l’étonnante chevelure lumineuse d’Érê et le visage frais des enfants. Son cœur fondait. Rien que de les voir vivre, il ne pouvait concevoir la fin des hommes. Eh quoi ! la jeunesse, la puissance mystérieuse des générations sont en eux, si pleines de sève, et tout va s’évanouir ? Qu’une race cacochyme, lentement brisée par la décadence, en fût là, ce serait logique : – mais eux, mais ces chairs aussi jolies et aussi neuves que celles des hommes d’avant l’ère radio-active !…

Comme il s’en revenait, rêveur, une secousse légère agita le sol. À peine s’il eut le temps de s’en apercevoir et déjà le calme immense retombait sur l’oasis. Mais Targ était plein de méfiance. Il attendit quelque temps, l’oreille penchée, aux écoutes. Tout demeurait paisible ; les masses grisâtres du site, profilées à la lueur poudreuse des étoiles, apparaissaient immuables, et dans le ciel, implacablement pur, l’Aigle, Pégase, Persée, le Sagittaire, inscrivaient, sur le cadran de l’infini, les minutes passagères.

— Me suis-je trompé ? songeait le veilleur… Ou bien la secousse serait-elle vraiment insignifiante ?

Il haussa les épaules, avec un léger frisson. Comment osait-il seulement penser qu’une secousse de la terre pût être insignifiante ? La plus infime est pleine du plus menaçant mystère !

Soucieux, il alla consulter les sismographes. L’appareil I avait enregistré la fine secousse, – un trait léger et à peine long d’un millimètre. L’appareil II n’annonçait aucune suite au phénomène.

Targ se rendit jusqu’à la maison des oiseaux ; on n’en conservait plus qu’une vingtaine. À son arrivée, tous dormaient ; ils dressèrent à peine la tête lorsque le veilleur fit jaillir la lumière. Donc, la secousse avait dû les agiter à peine, pendant un moment très bref, et ils n’en prévoyaient pas une seconde.

Cependant, Targ crut devoir avertir le chef des veilles. Cet homme, personnage inerte et aux nerfs tardifs, n’avait rien perçu.

— Je vais faire ma ronde, déclara-t-il… Nous vérifierons, d’heure en heure, les niveaux.

Ces paroles rassurèrent Targ.