La Mort de la Terre - Contes/Des ailes

DES AILES !


— Non, monsieur, déclara, rancuneux et flegmatique, l’Alsacien rallié Hans Roser… Je donnerai ma fille à n’importe qui… À un Turc, à un Chinois, à un Peau-Rouge… mais je ne la donnerai pas à un Français.

Hans avait un visage rude, où croissait du poil blond en abondance ; on pouvait deviner sous la barbe un de ces mentons d’entêté qui font galoche :

— Si vous voulez l’avoir, cria-t-il avec un large ricanement… reprenez d’abord l’Alsace et la Lorraine. Je ne m’y oppose pas… je ne demande même pas mieux ! J’ai attendu vingt ans, oui, vingt ans, que vous veniez la reprendre… Seulement dépêchez-vous, car je ne laisserai pas passer deux printemps avant de marier ma Marguerite.

Il tira de son porte-cigares un énorme manille et y bouta le feu.

On pouvait voir, à l’autre bout de la terrasse, la jeune Marguerite, et ses grands cheveux couleur de moisson. Elle était vêtue d’un costume nué d’argent et de perles, elle rappelait toutes les filles fraîches qui étincellent dans les romans du vieil Erckmann.

Jean la regardait désespérément.

— Regardez-la une dernière fois ! faisait l’ironique Roser… car vous ne la verrez plus… ou trop tard. Et n’essayez pas de l’enlever, beau Lohengrin, elle sera bien gardée… Il vous faudrait des ailes !

La maman Roser était venue, avec ses yeux bleu de vergissmeinnicht et son visage naïf. Elle soupirait, elle avait une âme rose, confiante, romanesque, mais elle n’était qu’une humble serve, nourrie de saucisse, de jambon et de kugelhof, qui ne voulait pas gâter ses digestions :

— Des ailes ! gémit-elle… Il lui faudrait des ailes. Jean Vallery écoutait mélancoliquement l’Alsacien tyrannique et il épiait Gredel :

— Pourquoi m’avoir reçu ? fit-il avec reproche.

— Est-ce que je suis forcé d’accorder la main de Gredel à ceux que je reçois ! s’esclaffa l’autre… Allons ! il faut en finir, je vous autorise à lui dire adieu !

Il fit un signe à Gredel qui accourut à petits pas lestes. Elle semblait devenir plus charmante à chaque mouvement ; quand elle fut proche, quand ses yeux immenses où se mêlaient les éclairs du saphir oriental et de l’aigue-marine se fixèrent sur Jean, il fut saisi d’un ardent désespoir.

— Gredel, fit rudement le père, j’ai refusé ta main à ce monsieur.

— Et vous savez que je l’aime ? fit Gredel avec énergie.

Car elle avait reçu en partage quelque chose de la volonté de Roser.

Il la regarda avec indignation :

— Qu’est-ce que tu en sais ? riposta-t-il… Dans six mois, tu en aimeras un autre.

— Ni dans six mois, ni dans six ans, s’écria-t-elle. Et encore, si c’était juste… je me résignerais. Mais vous n’avez aucune raison pour vous opposer à ce mariage.

— Tu te révoltes, je crois ! reprit le père dont les joues se revêtirent de la teinte des géraniums. Eh bien ! ma petite, révolte-toi si ça te fait plaisir, et même menace-moi de te faire enlever, j’y consens. Seulement !….

Il eut un gros rire, un peu brutal, et sa main carrée montrait à Jean les forêts et les collines qui enveloppaient le domaine.

— Seulement ! Ce domaine est gardé par des hommes sûrs, qui ne dorment jamais que d’un œil, qui ont des yeux, des nez et des oreilles de sauvages… avec des chiens qui ne laissent passer personne sans avertir.

Et il répéta âprement :

— Il vous faudrait des ailes.

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Vallery était retourné au pays de France ; Gredel menait une vie monotone dans les chambres, sur les pelouses et dans le parc d’Altenburg ou sur les routes du pays. Tous les jours elle était accompagnée. La nuit, la demeure était hermétiquement close, à l’aide de systèmes perfectionnés, munis de sonneries électriques, que Hans avait fait appliquer par une maison de Colmar, experte en fermetures. Les fenêtres de la petite avaient été grillagées, car, au dedans comme au dehors, on menait bonne garde. Si quelque étranger s’était risqué pendant la nuit aux abords du domaine, on l’eût infailliblement signalé et cerné. Si le même étranger avait tenté quelque manœuvre pendant le jour, il n’aurait pu faire cent pas sans être découvert… Quant à Gredel, il lui aurait fallu accomplir des miracles pour franchir les divers cercles de son enfer. Elle le savait et n’y songeait même point ; elle attendait, avec cette confiance obscure qu’ont les jeunes êtres. Hans attendait aussi, sachant qu’à la longue tout s’use et que, après quelques mois, Gredel et Jean seraient résignés à leur sort et prêts à disposer autrement de leurs cœurs et de leurs destins.

Au bout d’une quarantaine de jours, Gredel fut prise d’une tristesse plus profonde. Elle n’avait plus guère le courage de sortir. Elle se réfugiait au haut du castel, sur une terrasse, assez large, mais surtout fort longue. On y accédait par un escalier de granit, qui aboutissait à une des extrémités, et, de là, on pouvait contempler le vaste horizon de pâturages, de bois et de collines. C’est au crépuscule que Gredel aimait s’y réfugier. Souvent, elle y était encore lorsque se levaient les premières étoiles. Là, elle rêvait à tout ce qui hante une âme neuve, pour qui le monde est infini et le temps éternel. Ceux ou celles qui étaient chargés de la garder se bornaient à occuper l’escalier de granit ; il n’y avait aucune autre issue.

Quand elle en redescendait, il lui arrivait de rencontrer Hans qui fumait son manille ou sa pipe :

— Nous sommes allés faire une causette avec les nuages ? goguenardait-il. Ça tient encore ?

— Ça tiendra toujours !

Il fronçait les sourcils ou se mettait à sourire :

— Toujours, ça n’est ni allemand, ni français ! dit-il une fois.

— C’est alsacien ! répliqua-t-elle.

Un soir, elle s’attarda plus encore que d’habitude. C’était au mois d’août. Déjà les immenses crépuscules commençaient à décroître. Les astres venaient plus tôt et s’éteignaient plus tard. L’étoile Vesper, d’abord confondue avec le soleil, étincelait chaque jour davantage. Gredel la contemplait, descendant vers l’ouest, descendant vers la France. Ce soir-là, elle semblait plus bleue, petite prunelle de l’infini devant laquelle rêvaient déjà les pâtres de Chaldée et les âpres nabis de Yerouschalaïm !… Il n’y avait pas de lune. La lueur des astres tombait comme une poudre de saphir ; le vaste silence semblait grandir de seconde en seconde ; et Gredel, sa face pâle levée dans les ténèbres, avait l’illusion de vivre en plein ciel…

Brusquement, elle vit quelque chose de pâle qui planait au-dessus des collines. Ce fut d’abord comme un nuage, puis on eût dit un oiseau fabuleux, un rapace colossal ou plutôt le fantastique rock des Mille et une Nuits… Cela s’approchait du château. La jeune fille entendit un ronflement, une palpitation métallique… La machine fut proche, elle se mit à descendre ; une voix appela Gredel… Tremblante de tous ses membres, elle comprit… et quand l’aéroplane fut sur la terrasse, elle se laissa saisir, elle ferma les yeux, tandis que de grands cris montaient… Déjà la machine avait repris son élan ; au bout de la terrasse, près de l’escalier de granit, elle s’élança dans l’espace…

Gredel fut en plein firmament : elle volait vers l’étoile Vénus, vers le couchant blême, vers la terre de France :

— Tu vois, murmurait tendrement Vallery… les ailes sont venues !

Hans était sorti du château au moment où les serviteurs donnaient l’alarme. Trop tard. L’aéroplane avait repris son vol. On le voyait qui planait, qui montait, comme un condor démesuré et qui, enfin, prenait sa direction. L’Alsacien jeta son cigare avec fureur et épuisa une magnifique réserve de jurons. Puis, il garda un long silence, les bras croisés, les yeux fixés vers la région où avait disparu la machine. Soudain, il se mit à rire, d’un gros rire où revenait sa bonne humeur goguenarde :

— C’est un gaillard, au moins !… Et qui sait si ce n’est pas un symbole ! Peut-être un jour…

Un rêve qu’il cachait au fond de son cœur s’épanouit doucement, tandis que l’étoile Vesper allait se perdre dans l’Occident profond.

FIN