La Mort de l’inventeur


L’Humanité du 05 février 1912 (p. 2-10).


LA MORT DE L’INVENTEUR



Pour expérimenter un Parachute il s’élance
de la Tour Eiffel et s’écrase sur le sol.




la chute du haut de la plateforme


L’accident qui a coûté la vie hier matin à M. Reichelt révèle une témérité telle chez la malheureuse victime qu’elle équivaut presqu’à un suicide… Il est inconcevable en effet qu’un homme puisse, de sang-froid, tenter une expérience aussi folle !

Depuis plusieurs années, M. Reichelt qui exerçait, rue Graillon, la profession de tailleur, étudiait la confection d’un vêtement-parachute destiné, dans son idée, à préserver les aviateurs en cas d’accident aérien.

Ce vêtement, tout en soie et qui semble assez bien conçu, était muni d’une sorte de large capuchon qui, au moyen de tirettes, se développait automatiquement en formant parasol au-dessus de la tête de celui qui était appelé à s’en servir. La résistance de l’air devait être suffisante, selon ses calculs, pour rendre toute chute sans danger. Pourtant — et ici la tentative de M. Reichelt devient presqu’inexplicable — jamais au dire de ceux qui assistèrent à ses expériences, le parachute ne fonctionna de façon satisfaisante. À maintes reprises M. Reichelt se livra, dans la cour de la maison qu’il habitait, rue Gaillon, à des essais effectués à l’aide d’un mannequin, et toujours ce mannequin tomba dans des conditions qui démontraient ou à peu près que le parachute demeurait sans effet.

Mais M. Reichelt était paraît-il, persuadé qu’il suffirait qu’il prît la place du mannequin pour que son appareil fonctionnât parfaitement !

Et hier matin, il se rendait à la Tour Eiffel accompagné de quelques amis et d’un photographe qui devaient servir de témoins à son expérience.

Calmement et très sûr de lui, il monta à la première plate-forme, ajusta son appareil, et avec une confiance absolue, se lança dans le vide… Le parachute ne se développa-t-il qu’incomplètement ? L’air, le vent le rabattirent-ils de suite ? On ne sait. Toujours est-il que Reichelt, au milieu des cris d’horreur des assistants impuissants, tomba droit sur le sol gelé.

Un bruit sec se fit entendre ; les jambes, la colonne vertébrale brisées, Reichelt s’était tué net, faisant dans le terrain un trou de quinze centimètres !

La tête n’avait que légèrement touché terre et ne portait qu’une légère contusion.

Les compagnons du malheureux inventeur se précipitèrent auprès du cadavre, l’enlevèrent, aidés d’agents et le déposèrent dans une automobile.

Le corps fut conduit au poste de la rue Amélie, en attendant d’être ramené au domicile du défunt.


Le parachute tel qu’il aurait dû se déployer


M. Reichelt, autrichien d’origine, était célibataire. Ses sœurs, qui habitent Vienne, ont été prévenues.

On a pu s’étonner que les autorisations nécessaires à une expérience aussi mal préparée, aussi folle, aient pu être délivrées sans un examen sérieux et détaillé de son but et des conditions dans lesquelles elle devait s’effectuer. Mais des renseignements fournis par la Préfecture de police, il ressort que, contrairement aux bruits qui ont couru, M. Reichelt n’avait été l’objet d’aucune permission spéciale. Des autorisations pour essais de parachutes sont assez fréquemment demandées et la Préfecture les accorde, étant entendu que les expériences doivent toujours avoir lieu avec des mannequins. Il en avait été de même pour Reichelt. Le préfet de police avait pris des mesures d’ordre pour interdire au public la zone, autour de laquelle devait s’opérer la chute du mannequin qui devait servir à l’expérience, mais Reichelt n’avait pas été autorisé à risquer sa vie en se lançant dans le vide.