La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch21

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 379-385).


CHAPITRE XXI

Espérat a recours aux lumières du maître Ludovicus Varlot bachelier es drogueries


Or, tandis que s’accomplissait, à l’intérieur du palais de Fontainebleau, ce dernier acte de la tragédie commencée en 1789 par la Révolution, les partisans d’Argonne, rassemblés devant la façade principale, entouraient Espérat, affolé de voir s’effondrer la puissance de son idole, la gloire de la patrie.

Le jeune homme ne tenait plus en place. Vainement Tercelin, l’abbé Vaneur, leurs compagnons de lutte, bouleversés par l’angoisse du jeune homme, s’efforçaient de le calmer.

Il était touché en plein cœur !

Soudain l’enfant poussa un cri.

M. de Caulaincourt venait d’apparaître sur le perron. Le diplomate descendait lentement, le visage attristé, plongé dans une méditation pénible que décelaient les brusques contractions des sourcils.

Espérat courut à lui :

— Monsieur de Caulaincourt, balbutia-t-il…

L’interpellé releva le front, regarda le jeune garçon, puis étendant les bras en un geste d’impuissance découragée :

— Tout est fini !

Étrange rapprochement. À cette heure où sombrait la fortune de Napoléon, ce fervent prononçait les mêmes paroles qui avaient salué la fin de la tragédie du Golgotha :

— Tout est fini !… Tout est consommé.

Milhuitcent chancela, une sueur froide aux tempes.

— Il a signé !

Telle était la douleur de sa voix, l’angoisse de son regard, que Caulaincourt lui tendit les deux mains :

— Il a signé, après avoir assuré à sa femme, à son fils, aux divers membres de sa famille des douaires considérables, se contentant pour lui de l’île d’Elbe, ce minuscule coin de terre que la Méditerranée enserre de ses flots bleus. Pas un instant de faiblesse, pas une émotion apparente. Jamais il n’a fait montre d’autant de grandeur.

— Si, si… grand toujours.

— Les alliés eux-mêmes ont été troublés par l’élévation de ses sentiments, dans ce désastre sans nom où il perd tout. Ils lui ont conservé le titre d’Empereur. Sans royaume, sans armée, il restera l’Empereur.

— Oui, appuya le jeune homme avec une intonation farouche, il restera l’Empereur,… il restera la Gloire.

Mais Caulaincourt baissa le ton.

— Il restera, dis-tu… J’ai peur que non.

Milhuitcent frissonna… Ses yeux ardents fouillèrent les regards de son interlocuteur :

— Que voulez-vous dire ?

— Ceci. Le calme de Napoléon m’épouvante…

— Que craignez-vous ?

— Qu’il veuille mourir.

— Lui ! Toute l’âme d’Espérat passa dans ce cri… Vite, il se rapprocha du diplomate et d’un accent tremblé :

— Vous ne parlez jamais au hasard, vous, M. de Caulaincourt… Vous avez vu, entendu quelque chose… quoi… ? Parlez, je serai muet, mais pour qu’il vive, je suis prêt à donner ma vie.

— Je le sais… Il le sait aussi… Je ne te cacherai donc rien… Au surplus, je me trompe peut-être… c’est une impression vague…

— Non, non… quand un homme comme vous a une impression… elle est motivée.

— Eh bien…

Caulaincourt, s’arrêta, comme s’il hésitait.

— Eh bien ? questionna le jeune garçon.

— Eh bien… l’Empereur, après avoir lu l’acceptation de ses demandes concernant sa famille, a dit avec un ton impossible à rendre : Eux, du moins pourront encore être heureux.

— Ah !

— Puis venant au paragraphe par lequel lui était conservé son titre d’Empereur, il eut un sourire si dédaigneux, que je crus y distinguer cette pensée : Qu’importe un vain titre à celui qui songe au trépas.

— Quoi ?

— Et j’ai peur, peur… parce que d’un instant à l’autre le poison du docteur Yven peut accomplir son œuvre.

— Le poison du docteur Yven ? répéta Milhuitcent ne comprenant pas.

— Oui.

— Quel poison ? quel docteur Yven ?

— Tu ignores cela… écoute donc.

— Mes oreilles sont ouvertes, je vous le jure.

— Sache donc qu’en 1812, pendant la terrible retraite de Russie, alors que des nuées de Cosaques tourbillonnaient dans les plaines blanches, autour de nos bataillons décimés, Napoléon fut entouré avec son escorte par une sotnia de ces cavaliers barbares et il faillit tomber en leur pouvoir.

— Ah ! s’écria Milhuitcent en haussant les épaules… Lui, fait prisonnier par des sauvages est-ce que c’est possible ?

— L’Empereur le crut, et, décidé à ne pas survivre à pareille aventure si elle se produisait, il demanda au docteur Yven de lui confectionner un poison, grâce auquel il serait maître de sa vie.

— Bien cela.

— Yven y consentit. Il lui fit une poudre contenant trois grammes d’opium… un gramme suffirait à donner la mort.

— Bon… grâce au ciel, l’Empereur n’eut pas à s’en servir.

— Non, mais le souvenir de ses craintes lui resta.

— Et ?…

— Et, rentré en France, il conserva le sachet contenant, la dangereuse préparation. Toujours il le porte sur lui.

— Sur lui, s’exclama le jeune garçon, mais en ce cas…

— Il lui suffit, conclut Caulaincourt avec tristesse, de se verser un verre d’eau, d’y vider le sachet…

— Et il mourrait, lui… lui !

— Oui.

Un instant les deux causeurs gardèrent le silence.

Tout à coup, Espérat tendit ses mains jointes.

— Monsieur de Caulaincourt, dit-il.

— Quoi donc ?

— Retournez auprès de lui… ne le laissez pas seul une minute.

— Pourquoi ?

— Pour veiller à ce qu’il n’attente pas à ses jours.

— Mais s’il me renvoie…

— Il ne vous renverra pas… je vous demande une heure, une heure seulement.

— Qu’espères-tu donc ?

— Je vous le dirai… mais pas maintenant… chaque minute passée hors de sa présence est un danger pour lui.

Et comme le diplomate insistait, le jeune homme l’entraîna vers le perron :

— Allez, allez, monsieur de Caulaincourt… Vous serez au courant, je vous le jure… et nous l’empêcherons bien de mettre ses projets à exécution.

— Mais…, remarquez que je puis me tromper…, ma supposition ne saurait être considérée… comme une certitude.

— C’en est une pour moi,… retournez à ses côtés, je vous en conjure.

Tel était le trouble d’Espérat qu’il gagna le diplomate. Celui-ci ne résista plus ; d’un pas précipité il gravit les degrés et s’engouffra dans le vestibule.

Alors Milhuitcent traversa le jardin d’honneur, franchit la grille du palais et s’enfonça dans les rues de Fontainebleau.

À peu de distance, il avisa une droguerie, tenue, l’enseigne en faisait foi, par Ludovicus Varlot, bachelier es droguerie et herboristerie.

— Voilà mon affaire, se déchira le jeune garçon.

Et sans hésiter, il pénétra dans l’officine.

Parmi les bocaux, les herbes sèches, un petit homme, coiffé d’une calotte, sous laquelle s’ébouriffaient des cheveux gris, circulait d’un air affairé.

— Salut…, monsieur le bachelier es droguerie, fit gravement le visiteur.

Sans doute le négociant n’était pas accoutumé à pareille courtoisie, car il s’arrêta net et adressant un sourire aimable à Milhuitcent.

— Monsieur, dit-il, j’ai l’honneur de vous saluer.

Et se rapprochant de son interlocuteur, Milhuitcent continua d’une voix assourdie :

— Une personne de ma famille, atteinte d’une grande douleur, a en sa possession une certaine quantité d’opium…

— Oh ! oh ! s’exclama le droguiste en gonflant ses joues… une grande douleur… de l’opium… voilà qui est inquiétant.

Le jeune garçon paraissait ravi d’entendre Varlot exprimer son opinion d’un air de suffisance.

— Je suis heureux de voir que ma pensée était raisonnable.

— Votre pensée ?

— Oui, monsieur le bachelier. Je m’étais dit : l’opium est un poison ; nous ne pouvons employer la ruse pour l’enlever à notre parente… mais peut-être qu’avec le concours d’un homme éclairé, d’un homme de science — le droguiste salua — il serait possible de le neutraliser.

— Le neutraliser… c’est un contre-poison que vous désirez ?

— Précisément. Le négociant se prit le menton, sembla s’absorber dans des réflexions profondes, puis d’un ton doctoral :

— Mon jeune ami, l’ingestion de l’opium détermine l’arrêt de la circulation ; d’où sommeil, coma, et enfin mort.

— Il importe donc d’arrêter l’action nocive de ce produit, et pour cela d’obliger le patient à le rejeter… un vomitif est indiqué en pareil cas… Après cela, du café en quantité afin de réveiller, de surexciter les nerfs engourdis par le poison.

Espérat écoutait sans mot dire. Il songeait, que l’Empereur serait seul toute la nuit ; que d’ailleurs, absorbât-il la poudre du docteur Yven dans la journée, il serait impossible de le contraindre à se soigner.

Le résultat de ces idées fut qu’il s’écria d’un air consterné :

— Hélas ! si ma parente s’empoisonne durant la nuit, nous la retrouverons au matin trépassée.

— Cela est de toute évidence.

— De plus, elle a une volonté de fer, ma parente… Elle ne consentirait peut-être pas à boire les remèdes.

Le droguiste parut embarrassé à son tour.

— Diable ! Diable ! bougonna-t-il. On sauve les gens avec leur consentement… mais malgré eux, c’est impossible.

— J’avais songé à un moyen… insinua le jeune homme. — Est-il pratique, voilà ce que je ne sais pas.

— Interrogez, mon jeune ami, interrogez… je me ferai un plaisir de répondre.

Milhuitcent poussa un soupir de satisfaction. Le droguiste était enfin arrivé à l’état d’esprit où il avait espéré l’amener.

— Voici, monsieur le bachelier. Le poison que détient ma parente est en poudre. Pour l’absorber, il sera nécessaire de le délayer dans de l’eau.

Or la nuit, près de son lit, elle a sa carafe, son verre, personne pour la surveiller. Il lui sera donc très commode de préparer le breuvage mortel. Alors il m’était venu une idée.

— Laquelle ?

— Ne serait-il pas réalisable de mêler à l’eau de la carafe un contrepoison, inoffensif par lui-même, mais tel qu’il combattît l’opium, si ma parente venait à faire ce que je crains.

Un instant le droguiste demeura muet :

— Attendez donc, s’écria-t-il enfin d’un ton triomphant… Votre idée est excellente.

— Vraiment… et applicable ?

— Sans doute.

— Guidez-moi, Monsieur le bachelier.

— Ainsi ferai-je. Vous êtes un brave jeune homme, vous respectez le savoir, et j’aurai plaisir à vous obliger.

Raffermissant sa calotte, Ludovicus Varlot continua :

— Il y a deux sortes de contre-poison de l’opium : d’abord les vomitifs suivis d’absorption de café à haute dose, puis les corps antipathiques à l’opium. Je les nomme ainsi, parce qu’ils ne consentent pas à se combiner avec l’opium. Ingérés en même temps que le poison, ils traduisent leur répulsion pour lui en déterminant des contractions de l’estomac telles que ce viscère les expulse forcément, et rejette du même coup la substance vénéneuse elle-même.

Le jeune garçon ne put retenir un cri de joie :

— C’est précisément ce que je demande…, et cela existe ?

— Mais oui.

— Et vous me procurerez un de ces… corps antipathiques ?

— À l’instant même.

— Il se nomme ?

— Le tannin.

Ce disant, le droguiste prenait sur l’un des rayons un bocal empli d’une poudre jaunâtre :

— Voilà le corps, dit-il. Je vais vous en remettre un petit paquet, avec l’indication du dosage, et vous n’aurez plus rien à craindre.

— Ah ! Monsieur le bachelier, s’exclama Milhuitcent dont le visage rayonnait, je n’oublierai jamais ce que vous faites pour moi.

Et après une courte pause, il ajouta :

— J’espère du reste que, plus tard, ma parente elle-même aura à cœur de vous prouver sa reconnaissance.

Cinq minutes plus tard, le jeune homme sortait de la droguerie, accompagné jusqu’au seuil par Ludovicus Varlot, qui lui répétait pour la dixième fois :

— Surtout, tenez-moi au courant… Les gens de science s’intéressent aux personnes qu’ils sauvent… N’oubliez pas que je suis à votre entière disposition ; et mon magasin, le mieux assorti de la ville, également.

Au pas de course, Espérat regagna le château.