La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch12

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 293-303).


CHAPITRE XII

Pourquoi la France perdit la frontière du Rhin.
De la Mer du Nord à Lauterbourg


Sur la rive gauche de l’Aisne, dans une plaine riante entourée de collines, Soissons dressait ses murailles.

Par-dessus les glacis, on apercevait, pointant vers le ciel, les flèches et tours de l’église cathédrale Notre-Dame, de l’abbaye en ruines de Saint-Léger des Génovéfains, de Saint-Pierre au Parvis.

Comme garnison, 1,000 fantassins polonais sous les ordres du vaillant colonel Kozynski, une section de soldats du génie, commandés par le lieutenant colonel Saint-Hellier. C’était peu ; mais les remparts étaient solides, les combattants aussi, et la ville eût pu sans peine résister quelques jours à un siège en règle.

Napoléon ne demandait que vingt-quatre heures, et Blücher serait écrasé, son armée détruite, la France délivrée.

Hélas ! dans l’histoire des peuples, certaines minutes sont voilées de crêpe.

Parmi les défenseurs de Soissons, un seul était faible, irrésolu, inintelligent, et celui-là était le chef suprême : le général Moreau.

Contrairement aux instructions de l’Empereur, il n’avait fait ni raser les faubourgs gênant la défense ni miner le pont jeté sur l’Aisne, afin de le détruire s’il reconnaissait l’impossibilité de le fermer aux alliés.

Or, le 2 mars, au matin, deux masses ennemies s’étaient présentées devant la cité. L’une formée d’environ 30,000 hommes, conduite par Bulow, arrivait de Belgique par la rive droite de l’Aisne ; l’autre forte de 20,000, longeait la rive gauche, amenée de Reims par le général Wintzingerode.

Les deux officiers ennemis comprenaient l’importance capitale de la ville. Pour Blücher, elle était l’issue qui lui permettrait d’échapper à l’étreinte de l’Empereur ; pour eux, la prise de Soissons, les tirerait de l’isolement, les unirait au feld-maréchal prussien, et grouperait autour de celui-ci une force d’environ 100,000 soldats, c’est-à-dire double de celle dont disposait Napoléon.

Vers dix heures et demie du matin, l’artillerie coalisée commence à battre les remparts de Soissons, mais les canons de la place, servis par de vieux militaires, ripostent avec vigueur. Le feu dure jusqu’à trois heures après midi.

Alors une colonne russe traverse le ruisseau de la Crise et tente l’assaut. La mitraille, la mousqueterie, rompent l’élan des assaillants. Le colonel Kozynski rassemble 300 Polonais et charge les Russes à la baïonnette ; il les rejette dans le faubourg dit « de Reims ». Là, les ennemis se reforment et couvrent la poignée de braves d’une grêle de projectiles. Rien n’arrête cependant les vaillants compagnons de Kozynski, et celui-ci, quoique blessé au bras d’un coup de feu, enlève le faubourg et met l’ennemi en fuite.

Cependant au loin, du côté de l’Ourcq, le bruit confus de la canonnade parvient aux oreilles de Bulow, de Wintzingerode. Ce sont les corps de Marmont, de Mortier qui écrasent l’arrière-garde de Blücher en retraite, de Blücher qui, à Fismes, va se trouver arrêté par Napoléon en personne.

Bulow sent que si Soissons résiste, c’en est fait de l’armée de Silésie, c’en est fait de lui-même. Il entrevoit vaguement les conséquences de la déroute. L’armée de Bohême astreinte à regagner la frontière, la France, galvanisée par la victoire, se dressant derrière l’Empereur, les sacrifices, consentis par l’Europe depuis 1812 pour abattre la grande nation, devenus inutiles. C’est l’empire affermi, la terre de la Révolution, de la Liberté, délivrée… C’est la marche triomphale de l’Idée… C’est le principe antique de la Légitimité renversé par la formule plus haute : Humanité.

Et de son émoi, de ses nerfs crispés, jaillit la pensée qui doit empêcher le triomphe de la France, de la Liberté. Il laisse à Wintzingerode le commandement des troupes, et revêtu de l’uniforme d’un simple commandant, précédé d’un trompette, accompagné de deux cavaliers portant le drapeau blanc des parlementaires, il se dirige vers la ville.

À cette heure, le général Moreau était en proie aux plus ridicules terreurs.

— Soissons, se disait-il, ne saurait supporter, durant plus de deux ou trois journées, le choc de la nombreuse armée qui l’entoure. Résister, c’est condamner à mort les quelques centaines de soldats que je commande.

Chose étrange. Moreau, bon soldat jusque-là, Moreau qui avait donné maintes preuves de courage et de résolution, était devenu faible comme un enfant. Il avait peur, une peur intense, instinctive, irraisonnée. Sans doute la main du Destin s’était appesantie sur sa tête, le désignant comme l’homme qui devait faire sombrer la grandeur de Napoléon et de la patrie. Il s’empressa de recevoir le parlementaire annoncé.

Bulow brutal, mais non dépourvu de finesse, jugea l’homme d’un coup d’œil, et de sa voix rude qui terrifiait ses subordonnés :

— Général, dit-il, je suis Bulow. J’ai tenu à vous parler en personne.

— Vous, vous ?… balbutia Moreau très impressionné par ce début.

— Oui, moi.

— Comment avez-vous osé ?…

— Pénétrer dans Soissons… Parce que j’ai confiance en votre loyauté. La qualité de parlementaire me couvre.

— Cela est vrai.

— Et puis j’ai admiré l’énergie de votre résistance, je veux éviter de massacrer les pauvres diables qui forment la garnison… C’est avec des sentiments amis que je suis venu ; un autre n’aurait pas la possibilité le traiter comme moi.

— Ah ! s’écria Moreau, ravi dans sa pusillanimité momentanée de la tournure de l’entretien, vous parlez en véritable homme de guerre…, ayant l’horreur du sang versé inutilement.

Les yeux de Bulow lancèrent un éclair aussitôt éteint. Le cri échappé à son interlocuteur venait de lui révéler l’état d’esprit de ce dernier. Il avait en face de lui un trembleur, une victime résignée d’avance à son sort ; il pouvait donc tout oser.

Et sentant le succès assuré, il continua sans périphrases oiseuses :

— J’ai cinquante mille hommes dans la main.

— C’est à peu près le chiffre évalué par mes reconnaissances, confessa le gouverneur tel un enfant devant son maître.

— Que je les lance ce soir à l’assaut de vos retranchements et la ville sera prise. Je perdrai du monde je le sais ; mais cinq ou six mille morts et blessés ne sont rien pour l’Europe en armes. Seulement, mes soldats irrités, massacreront la garnison, mettront Soissons au pillage. Voilà ce que je désire éviter.

Et voyant le faible Moreau pâlir.

— Rendez-vous donc, conclut brusquement Bulow ; nous allons discuter les conditions de la capitulation.

Une heure après, le général Bulow retournait à son camp. Wintzingerode l’attendait.

— Eh bien ? fit ce dernier avec anxiété.

— La reddition est entendue en principe.

— Entendue, dites-vous ?

— Oui.

— Mais alors ce Moreau est un traître à son pays.

— Du tout ; c’est un simple imbécile. Il est persuadé que son devoir est de conserver à Napoléon les 12 ou 1,300 fantassins qu’il commande.

— Est-ce possible ?

— À ce point que la capitulation serait signée dès maintenant, si je n’avais craint, par trop de précipitation, de lui laisser entrevoir l’importance que nous attachons à la possession de Soissons.

— Ah !

— Je lui ai seulement offert de se retirer ainsi que ses soldats avec serment de ne plus servir pendant cette guerre.

— Et il ne vous a pas fait jeter à la porte ?

— Il m’a supplié de lui permettre d’évacuer la place sans conditions.

Wintzingerode leva les bras au ciel en éclatant de rire :

— Cela est incroyable ; … c’est d’un fou.

— Possible, ricana Bulow.

— Et ?…

— Je me suis retiré en l’invitant à réfléchir et à me faire connaître le résultat de ses réflexions sans tarder, car sans cela, dès l’aube, nous attaquerions et passerions tout au fil de l’épée.

Les généraux alliés se livraient aux dépens de leur incapable adversaire aux plus sanglantes plaisanteries, quand un officier avertit Bulow qu’un parlementaire venant de la ville, demandait à l’entretenir.

Du coup Wintzingerode se laissa choir sur un siège.

— Déjà, dit-il, véritablement stupéfié par la démence du général français ?

Bulow haussa les épaules :

— Il est terrifié, vus dis-je ; au reste, vous partagerez mon avis. Recevons l’envoyé de cette brave ganache.

Le parlementaire, un jeune officier dont la voix tremblait de colère et de douleur, apportait les supplications du général Moreau.

— Plaise à MM. les Commandants ennemis de songer qu’une troupe aussi faible que la garnison de Soissons ne saurait devenir un facteur important dans la campagne en cours. Pourquoi dès lors infliger à un vieux soldat la honte d’une capitulation déshonorante. En égard à sa longue carrière, il demande les honneurs de la guerre, la permission de se retirer avec armes et bagages.

Bulow répondit :

— Qu’il emporte ses fusils, mais ses canons doivent nous rester.

Toute la nuit ce fut un chasse-croisé de parlementaires. Enfin le comte Woronzoff, au service de la Russie, dit vers le matin au général Bulow :

— Excellence, vous avez assez joué avec la souris, prenez garde qu’elle ne s’échappe. Laissez Moreau emmener ses canons, donnez lui-même les nôtres, s’il les désire, mais qu’il nous laisse libre le passage de l’Aisne.

À 9 heures et demie, le 3 mars, la capitulation était signée. À 10 heures, en vertu des clauses de cet acte, les Polonais durent se retirer des portes de Reims et de Laon, où ils furent aussitôt remplacés par des détachements prussiens et russes.

À ce moment même, Napoléon-quittait Bézu-Saint-Germain, étendait la droite de son armée jusqu’à Fismes, et complétait ainsi le cercle de fer qui devait se refermer sur Blücher.

À ce moment aussi, deux hommes, pâles, couverts de poussière, exténués, franchissaient la porte dite « de Château-Thierry », et demandaient aux soldats de garde de leur indiquer la demeure du général Moreau. C’étaient Espérat et Bobèche qui, parvenus avec leur bateau à quelque distance de Soissons, avaient abandonné leur embarcation, et par un long détour avaient réussi à gagner la ville.

Sur eux aussi, la fatalité avait pesé. Les obstacles rencontrés sur la route faisaient qu’ils arrivaient trop tard.

Déjà le bruit de la reddition s’était répandu dans la ville. Les militaires se montraient sombres, furieux ; parmi les habitants, les plus nobles, les plus élevés de pensée, partageaient l’irritation douloureuse des soldats. Les autres, à l’âme vile, troupeau méprisable, attachés seulement aux intérêts matériels, esclaves de l’argent, prêts à toutes les servitudes, se réjouissaient d’éviter un assaut.

Les jeunes gens se rendirent compte de cela durant le trajet des remparts à la maison occupée par le gouverneur.

Ils haussaient les épaules quand ils frôlaient des bourgeois à la face stupidement hilare, qui croyaient l’occupation étrangère moins coûteuse que le devoir patriotique. Il leur paraissait impossible que Moreau, apprenant l’approche de l’Empereur, ne déchirât pas le traité au bas duquel il avait apposé sa signature.

C’est dans cet état d’esprit qu’ils se présentèrent chez le général.

Celui-ci les reçut aussitôt.

— Vous avez désiré me parler ? commença-t-il.

— Sa Majesté l’Empereur nous a envoyés pour cela, répliqua Milhuitcent.

— Sa Majesté ?

Moreau rougit en répétant ces mots, mais se remettant :

— Hélas ! les messagers de mon auguste maître arrivent en un moment pénible…

— Nous le savons ; vos soldats nous ont tout appris.

— Ah !

— Cependant nous avons pensé qu’une capitulation non encore exécutée était un malheur réparable.

— Réparable,… redit le gouverneur avec un étonnement si profond qu’Espérat fronça le sourcil.

— J’estime qu’un officier français ne saurait en douter, fit le jeune homme en élevant un peu la voix, et pour preuve, je répète les ordres de l’Empereur.

Puis lentement, détachant les syllabes comme pour les mieux faire pénétrer dans l’esprit de son interlocuteur :

— Les troupes de Sa Majesté entourent l’armée de Blücher. Celle-ci doit être anéantie demain. C’est le coup de tonnerre qui va délivrer la France. Un seul chemin pourrait sauver le feld-maréchal,… le pont de Soissons. Il ne faut donc pas qu’il en puisse profiter.

À mesure que le jeune garçon parlait, Moreau baissait la tête.

— Donc, vous devez déchirer la capitulation.

Le gouverneur sursauta :

— La déchirer ?

— Il n’est pas d’autre façon d’obéir à l’Empereur.

— Mais j’ai signé.

— La signature sera déchirée du même coup.

Avec colère, le général frappa le sol du pied :

— Vous n’y songez pas.

— Pardon, je ne songe qu’à cela.

— Manquer à ma parole, moi ?

— Cela vaut mieux que manquer à votre serment de servir la France.

— C’est mon honneur que vous me demandez là.

Espérat eut un éclat de rire dédaigneux.

— Votre honneur… Il est mort depuis l’instant où votre main a tracé le paraphe qui remettait la ville à l’ennemi. Vous pouvez le reconquérir, le ressusciter,… n’hésitez pas.

Le gamin parlait durement. Il espérait que l’injure allait faire bondir son interlocuteur, lui donnerait l’énergie d’accomplir ce qui lui était proposé.

Il se trompait. Moreau, souffleté par ses paroles, retrouva bien quelque volonté, mais ce fut pour s’entêter dans son erreur.

Et d’un ton péremptoire il dit :

— Je ne puis agir ainsi.

— Quoi, rugit Milhuitcent, après les explications que je vous ai données ?…

— J’ai engagé ma parole…

— Mais vous perdez la France… Vous arrachez la victoire à l’Empereur.

Moreau secoua la tête en homme qui ne veut pas être convaincu :

— L’Empereur saura bien la ressaisir, sans m’obliger à une action qui jetterait sur ma mémoire une tache ineffaçable.

L’aberration de cet homme, hypnotisé par la crainte de ne pas faire honneur à sa signature, en une situation où l’honneur même lui commandait de n’en tenir aucun compte, bouleversa les messagers.

En une seconde, ils entrevirent les conséquences de l’entêtement du gouverneur, et Espérat, oubliant toute mesure, s’exclama :

— Vous préférez être appelé : traître à la patrie.

À cette insulte sanglante, le visage du général se décolora ; dans ses yeux s’alluma une flamme.

— Vous m’injuriez, je crois, bégaya-t-il les dents serrées.

— J’avance sur l’histoire, voilà tout, riposta le jeune garçon sans baisser les paupières.

— Vous ne songez pas qu’à cette heure encore, je commande seul à Soissons.

— J’y songe…, j’y songe à ce point que je m’étonne de vous voir employer votre autorité, non à garder la ville à l’Empereur, mais à la livrer aux alliés.

— Je vous excuse, vu votre âge… Il est des choses que vous ne comprenez pas.

— C’est vrai… la lâcheté par exemple.

Cette fois, la rage de Moreau éclata :

— C’en est trop !… ces gens qui, sous couleur de message de l’Empereur, se croient autorisés à jeter l’outrage à la face d’un vieux serviteur de la France. Êtes-vous seulement messagers ? Qui me le prouve ?

— Nos conseils, que des amis des alliés ne vous donneraient certes pas.

— Encore ?

— Toujours.

— Prenez garde. Il y a des prisons à Soissons.

La menace n’intimida pas Milhuitcent :

— Ma foi, c’est complet. On ouvre les portes de la ville aux ennemis et l’on enferme les Français. Encore une chose que je ne comprends pas, M. le gouverneur… pas plus que votre honneur, du reste.

Mais changeant brusquement de ton :

— Que l’on nous jette en prison, cela nous est égal ; mais que la patrie ne souffre pas. Vous avez voulu plaisanter, j’imagine, mon général ; je me suis laissé prendre, j’ai manqué de respect à un brave officier… Punissez-moi, mais gardez la ville… Avant mon arrivée, la capitulation était naturelle, sage ;… vous voyez bien que je suis raisonnable ;… mais après ce que je vous ai appris… La guerre terminée d’un coup… Soissons, clef de toute la combinaison ;… vous ne pouvez pas hésiter… Admettons que le déshonneur s’attache à celui qui renie sa signature… Qu’importe l’honneur d’un homme en regard du salut de la France.

Et Moreau hochant la tête d’un mouvement monotone, entêté, stupide :

— Je vous supplie, général… Par ma bouche, c’est la voix de l’Empereur qui vous parle… S’il était là, lui… Il vous dirait : Mon vieux camarade, la partie suprême se joue à cette heure, des milliers de jeunes gens vont tomber fauchés par la mitraille ;… mais il faut une victime de plus, toi… Pour la patrie, sois infidèle à ta parole.

— L’Empereur ne dirait pas cela.

— Il le dirait.

— Tu mens, petit insensé.

— Ah ! hurla le jeune garçon à bout de patience ;… Si Napoléon t’entendait, misérable, il dirait : Voilà un traître… qu’on le fusille !

Par une étrange intuition, Espérat devinait l’ordre de colère, et aussi de justice, que l’Empereur donnerait le lendemain ; ordre qui ne fut pas exécuté par suite des circonstances. Moreau conserva la vie ; mais sur son nom planera toujours un doute sinistre… La mort violente l’eût peut-être réhabilité.

Cet homme rendu absurde par le destin, était destiné à ne rien concevoir de ce qui se passait autour de lui. Dans l’exclamation déchirante d’Espérat, il ne vit qu’une phrase blessante pour son amour-propre, et appelant un piquet de soldats, il leur intima l’ordre d’appréhender les deux amis.

Ceux-ci, désespérés, envahis par l’anéantissement de ceux en qui sombre l’espérance, se laissèrent entraîner au dehors.

Entre quatre hommes, baïonnette au canon, ils furent conduits sur la place à laquelle aboutit la rue des Cordeliers.

On les poussa dans une maison appartenant alors à un négociant en vins. Cette demeure avait été choisie parce que les soupiraux des caves, garnis de barreaux par crainte des voleurs, fermaient bien celles-ci et en faisaient une prison sûre.

Verrouillés dans le sous-sol, éclairé à peine par un soupirail, les messagers de l’Empereur restèrent seuls, avec l’impression déchirante que la ruine de Napoléon s’accomplissait sans qu’ils pussent l’empêcher, et que cette ruine entraînait celle du pays de France.

Oh ! l’atroce journée. Midi, 1 heure, 2 heures sonnent.

Poussés par le désir d’agir, les captifs rassemblent des solives, des tonneaux vides épars dans la cave. Ils en font un monceau. Juchés sur ces objets, ils atteignent le soupirail ; ils voient la place où sont assemblés en armes les Polonais… Le colonel Kozynski est là aussi, debout, les traits contractés par le désespoir, un bras en écharpe, car il a été blessé la veille ;… près de lui, un vieux soldat pleure en tenant son cheval en main.

Comme tous ces gens souffrent de la couardise du gouverneur. Espérat se sent ranimé en le constatant.

Qui sait ? Tout n’est peut-être pas encore perdu. Ces braves se feraient tuer jusqu’au dernier s’ils savaient la vérité…

Il veut leur parler :

— Soldats, amis, camarades, clame-t-il…

Mais le canon d’un fusil se glisse par le soupirail. C’est un factionnaire qui veille, qui dit d’une voix rude :

— Tais-toi. J’ai ordre de faire feu si tu cherches à entrer en communication avec le dehors.

— Ah ! s’écrie le gamin, tue-moi, mais écoute d’abord.

Non, le soldat n’écoutera pas, sa consigne est inflexible.

Une dernière tentative.

— Je voudrais parler au colonel Kozynski, supplie le prisonnier.

— Impossible. Les ordres sont formels. Si je les enfreignais, je serais déféré au conseil de guerre.

Et d’une voix assourdie :

— Tais-toi, je suis déjà en faute de l’avoir entendu si longtemps. Tais-toi, ou tu m’obligeras à tirer.

Et il s’éloigne, continuant sa promenade devant le soupirail aux grilles duquel s’appuient les visages livides des prisonniers.

Ah ! les précautions du gouverneur sont bien prises. Son étroite probité commerciale, qu’il n’a pu hausser jusqu’au dévouement patriotique, aura satisfaction.

Les messagers de Napoléon sont bien réduits au silence. La signature de Moreau ne sera pas protestée ; mais Soissons sera rendu, et l’Empire, la Nation, indissolublement unis par la défaite, s’effondreront sous les coups de l’Europe.