La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch17

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 151-156).


CHAPITRE XVII

Empereur et royaliste.


De nouveau l’Empereur se promenait à pas lents dans la salle, la tête légèrement penchée, la main droite enfoncée dans l’échancrure de son habit, la main gauche derrière le dos, en cette attitude familière que la gravure a popularisée.

— Tiens, murmura-t-il soudain, je n’ai pas vu Vidal…

Et attristé :

— Lui serait-il arrivé malheur ?

Un coup discret frappé à la porte interrompit Napoléon.

— Entrez !

Aussitôt un officier d’ordonnance pénétra dans la salle.

— C’est vous, Larue, fit l’Empereur, qu’y a-t-il ?

— Sire, veuillez m’excuser si je me présente devant vous, malgré vos ordres formels ; mais un homme, arrivant des environs de Saint-Dizier, est venu à l’hôtel de ville ; il prétend avoir des choses importantes à vous dire.

— Un espion ?

— Non, je ne crois pas.

— A-t-il dit son nom ?

— Oui… Le comte de Rochegaule.

— Rochegaule !

Étrange coïncidence. Le comte survenait à l’heure précise où Napoléon s’inquiétait de l’absence de Marc Vidal. L’Empereur en fut frappé.

— Amenez-le-moi, ordonna-t-il.

— M. de Rochegaule m’accompagne.

— Introduisez-le donc, Larue.

L’officier alla à la porte, l’ouvrit, et s’adressant à un personnage demeuré dehors.

— Veuillez entrer, Monsieur.

Puis, s’effaçant, Larue attendit que le vieillard fût passé, et se retira discrètement.

L’Empereur et le gentilhomme royaliste restèrent seuls en présence.

Un instant, Napoléon considéra le visiteur. Sur le visage du comte, la douleur n’avait pas laissé de traces ; mais son regard s’était fait plus sombre, ses traits s’étaient durcis. On eût dit que l’affliction avait donné une énergie plus grande à cet homme à l’âme de bronze. La tête découverte, debout dans une attitude digne, sans orgueil et sans faiblesse, le vieillard attendait que l’Empereur lui adressât la parole.

— Vous êtes le comte de Rochegaule ? fit enfin ce dernier.

— Je le suis en effet.

— Un royaliste impénitent.

— Je ne suis plus royaliste.

Napoléon ne put maîtriser un geste d’étonnement :

— Plus royaliste… et d’où vient ce changement ?

— De ce que je hais le roi…

— Vous ?

— Le roi qui a déshonoré ma maison.

— Lui ?

— En faisant arrêter, sous mon toit, l’hôte auquel j’avais ouvert ma demeure et qui était en droit de s’y croire en sûreté.

Les poings de Napoléon se crispèrent et les dents serrées :

— Marc Vidal, n’est-ce pas ?

Le vieillard inclina la tête.

— Et vous avez laissé faire, gronda l’Empereur. Vous avez pensé : il me suffira d’aller au quartier général, de conter l’aventure…

— C’est vrai, j’ai pensé cela.

— Vous l’avouez ?

— L’aveu suppose une faute… je n’en ai commis aucune. Je dis simplement ce qui est vrai, avec l’intention d’être utile au général qui, à cette heure, tient en ses mains les destinées de la France.

Si noble était l’accent du vieux gentilhomme, que son interlocuteur en fut ému. On ne s’adressait jamais en vain au cœur de l’Empereur.

— Je vous crois, reprit-il. Marc Vidal est de ceux que j’aime ; de là ma colère… Parlez, je vous écoute.

— Avec votre permission, porteur de paroles bienveillantes de vous…

M. de Rochegaule semblait interroger. Napoléon approuva du geste.

— Le capitaine Marc Vidal, continua le comte, m’a prié de le recevoir hier soir, vers huit heures et demie.

— Bien !

— Il venait, vous le savez, me prier de ne point accorder, malgré le désir de celui que j’appelais encore mon roi, ma fille Lucile à Enrik Bilmsen, secrétaire particulier de M. de Metternich.

L’Empereur regarda le vieillard :

— On m’a dit en effet la recherche de ce faquin. Mais je ne m’explique pas l’intérêt…

— … du roi dans cette affaire ?

— Précisément.

Un court silence suivit. M. de Rochegaule paraissait irrésolu.

— Eh bien, questionna nerveusement son interlocuteur ?

— Je vais répondre. J’ai eu une dernière hésitation… une dernière… Ceux qui m’ont frappé dans mon honneur affirmeront que je les ai trahis pour me venger. Ils se tromperont. C’est au seul bien de la France que je songe.

Et d’une voix lente, qui sonna lugubrement :

— Metternich, partagé entre le désir de complaire aux souverains coalisés, et celui de ne pas détrôner Marie-Louise, fille de son maître, l’Empereur François d’Autriche, ralentit les hostilités contre vous, résiste aux Russes, aux Prussiens, aux Anglais. Ses alliés manquent de confiance en lui, ils craignent que, sous un prétexte quelconque, les troupes autrichiennes ne se retirent, fassent pis encore peut-être… se joignent aux vôtres.

Une lueur brilla dans les yeux de Napoléon.

— Ah ! Si Metternich arrivait seulement à la neutralité de son pays.

— Oui, les autres seraient bientôt en déroute. Ils le comprennent comme vous, et veulent empêcher cette défection.

— Et Enrik Bilmsen… peut décider Metternich, s’écria brusquement l’Empereur comprenant tout à coup ce qui jusqu’à ce moment était demeuré obscur pour lui ?

— Vous l’avez dit.

— Mais comment… Comment ?

— Au moyen de lettres peu flatteuses pour le ministre d’Autriche.

La surprise se peignit sur le visage de Napoléon.

— Des lettres… je n’ai jamais rien écrit de semblable.

— Non, mais vous avez parlé…

— À. qui ?

— À une femme qui, Impératrice naguère, reste votre meilleure amie.

— Joséphine…  !

— Elle-même.

— Elle… d’un complot contre moi… cela n’est pas vrai.

L’agitation de l’Empereur croissait de seconde en seconde.

— Non, elle n’est pas du complot, fit tristement le vieillard. Vous, au moins, vous n’accusez pas à la légère ceux qui vous servent. Non, elle n’est pas du complot… Elle l’ignore même, et lorsqu’elle relatait vos entretiens à sa fille Hortense, elle ne croyait pas que les papiers d’une femme, d’une souveraine, volés par un laquais, seraient achetés par un misérable soucieux d’unir, au sang d’une noble enfant, le sang vil d’un manieur d’argent.

L’interlocuteur du comte n’écoutait plus.

Il réfléchissait. Tout à coup, il se rapprocha du vieillard et, dardant sur lui ce regard pénétrant qui allait chercher la vérité au fond des cœurs :

Mlle Lucile de Rochegaule accepte donc ce mariage.

— Elle…, s’écria le comte tandis qu’une rougeur ardente envahissait son visage. Elle sait ce qu’elle doit à son nom. Elle ne consentira jamais.

— Alors rien n’est perdu. Allez la prendre, ramenez-la vers Paris…

Le gentilhomme leva les bras vers le ciel avec désespoir.

— Ceux qui ont arrêté Marc Vidal, ont emmené ma fille au camp des alliés. Je n’ai plus de fille.

— Qui donc sont ceux-là ?

— Des soldats russes commandés par un Français.

— Un Français, qui… ?

— Le vicomte d’Artin.

— Votre fils !

M. de Rochegaule secoua la tête avec énergie, et durement :

— D’Artin n’est plus mon fils, je l’ai banni de ma succession, de ma pensée.

Une pâleur couvrit les traits de Napoléon, au contact de la douleur effroyable qu’il sentait vibrer dans la voix du vieillard. L’impression fut si forte qu’un moment il oublia les difficultés de sa situation, pour consoler cette souffrance.

— Mais le chevalier de Mirel…

Avec violence le comte l’interrompit :

— Mirel a suivi son frère en me crachant au visage cette suprême insulte : Tout pour le roi ! Lui non plus n’est plus mon fils.

Cette fois, Napoléon demeura muet devant le vieux gentilhomme, qui avait vu s’évanouir en quelques heures toutes ses croyances, toutes ses affections. Il avait pitié, lui, l’Empereur, de ce royaliste sans roi, de ce père devant considérer comme morts ses enfants, soldats ou victimes des ennemis.

M. de Rochegaule, la tête basse, les épaules secouées par des tressaillements douloureux, gardait le silence, et son impérial interlocuteur n’osait troubler ses pénibles réflexions.

Mais bientôt le comte domina son trouble. Sa tête hautaine se redressa.

— Il me reste une mère, dit-il.

— Une mère, murmura Napoléon.

— Oui…, la France… ! c’est un soldat qui est venu vous trouver à Châlons ; prenez-le.

L’Empereur lui tendit la main :

— Non, c’est un capitaine… M. de Rochegaule, rendez-vous auprès de Marmont, je vous donne une compagnie… je sais qu’elle fera brillamment son devoir.

Puis doucement :

— Père, espérez… Demain nous entrerons à Saint-Dizier de vive force… et nous serons près du lieu où Mlle de Rochegaule, où mon fidèle Marc Vidal, sont captifs.

— Ah ! Sire, fit lentement le comte, ému jusqu’aux moelles par cette promesse qui répondait au plus ardent de ses vœux…

Napoléon sourit.

— Vous avez dit, Sire…

— Oui… car vous avez ranimé mon cœur.

L’Empereur répliqua seulement :

— Rendez-vous auprès de Marmont, capitaine… Avant tout, il nous faudra prendre Saint-Dizier. Fondez toutes vos affections dans l’amour de la patrie.

— Cela est fait, Sire.

Et le gentilhomme prit la main étendue vers lui, la porta à ses lèvres, puis transfiguré :

— Pourquoi ne vous ai-je pas rencontré plus tôt ?… Rochegaule serait mort pour vous… Il n’aurait pas la honte de voir ses fils au service de l’invasion.

Napoléon murmura avec une inflexion tendre et profonde :

— Au delà de la douleur, il y a l’oubli ; au delà de la faute, il y a le pardon. Capitaine Rochegaule, je compte sur vous.

Déjà le comte, après une inclination respectueuse se préparait à partir. Un fracas retentissant lui fit suspendre son mouvement.

Un cheval, lancé à fond de train, venait de s’arrêter brusquement devant la maison Lavinaise.

Le cavalier qui le conduisait avait sauté à terre. La porte de la rue, celle de la pièce s’ouvrirent violemment, et un jeune garçon blême, couvert de poussière, les cheveux en désordre, entra en criant :

— Sire ! Sire !…

Il s’arrêta en voyant que l’Empereur n’était pas seul.

Celui-ci congédia le comte du geste.

— Au revoir, capitaine de Rochegaule.

Mais le nouveau venu s’exclama :

— Rochegaule… le comte de Rochegaule ?

— Oui ; qu’as-tu donc, Espérat ?

Espérat, c’était le gamin lui-même, chancela. Pour ne pas tomber, il dut se retenir au dossier d’une chaise.

— Mais il va se trouver mal, dirent les deux hommes.

L’enfant se redressa, se remit d’aplomb sur ses jambes, et ironiquement :

— Non… ne craignez pas cela… Seulement je n’ai pas dormi depuis mon départ de Paris et j’ai marché tout le temps.