La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch13

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 118-124).


CHAPITRE XIII

La Croix des Cosaques.


Quand Milhuitcent eut atteint la large voie, il se garda bien de marcher au milieu de la chaussée. Il se jeta dans les champs en bordure et parvint ainsi au carrefour, à l’un des angles duquel s’élevait la croix de briques, connue dans le pays sous l’appellation de Croix des Cosaques.

Des arbres, des buissons formaient un petit bois auquel s’adossait le monument commémoratif.

Espérat se glissa dans le fourré, et rampant, se coulant ainsi qu’une couleuvre entre les branchages dépouillés, il se trouva bientôt derrière la croix. Avec précaution il avança la tête à droite et à gauche, sondant l’obscurité. Il ne vit rien. Enhardi par cette première constatation, il s’avança davantage.

— Personne, murmura-t-il enfin, personne.

Puis par réflexion :

— Si, ainsi qu’il le promettait dans sa dernière lettre, Henri de Mirel a attendu tout le jour le capitaine Marc Vidal, il a dû retourner à Rochegaule. N’étant pas averti de la venue du vicomte d’Artin, il ne se trouvera pas au rendez-vous. Ici je ne puis prendre sa place. Un frère ne peut se tromper comme un messager de rencontre… Alors que vais-je faire ?

Et pensif :

— Me montrer est impossible. Le vicomte m’a vu chez l’épicier Buzaguet…

Il eut un mouvement de dépit :

— Ce qu’il m’est interdit de faire m’apparaît clairement… Mais les choses réalisables ne se présentent pas à mon idée. J’ai eu tort de laisser Bobèche à Héricourt. À deux on débrouille mieux une affaire… Il est vrai que si je l’avais attendu, je n’aurais pas rencontré le pope… j’ignorerais les projets de d’Artin.

Il frappa du pied.

— C’est un cercle vicieux.

Ses mains se crispèrent sur son crâne :

— Voyons, voyons, que vais-je faire ?

Longtemps il demeura immobile, si absorbé à la recherche du problème posé, qu’il fut surpris par le passage à travers le carrefour d’un cavalier lancé au galop. Il ne l’avait pas entendu venir.

Mais à la vue de la silhouette filant rapide sur la route, il eut un cri :

— Capitaine Vidal… Marc Vidal !

Le cavalier n’entendit pas et disparut dans l’obscurité ainsi qu’un fantôme.

Le bruit décroissant des sabots frappant la terre prouvait seul au gamin qu’il n’avait pas été le jouet d’une hallucination.

Marc Vidal se rendait à Rochegaule, cela était certain. Parti de Paris deux heures après Espérat, il avait doublé les relais et arrivait à 8 heures du soir près de la demeure de celle à qui appartenait son âme.

La perplexité de Milhuitcent redoubla. L’empereur lui avait enjoint de veiller sur l’officier ; en prenant à la lettre ses instructions, il devait se rendre au château, avertir Vidal de la venue prochaine du vicomte d’Artin avec des compagnons inconnus… ; oui, sans doute, mais les circonstances modifient le devoir… En quittant son poste d’observation, le jeune garçon laissait la place libre au conspirateur royaliste, il renonçait à connaître ses affiliés, désignés par le pope au moyen de la phrase imprécise

— Ceux que le chevalier de Mirel sait.

Pourtant, l’enfant allait courir au plus pressé, c’est-à-dire à Rochegaule, quand un pas rapide et léger retentit sur la route. Le bruit venait de la direction de Vitry-le-François ; ce n’était donc pas la troupe du vicomte qui le produisait, puisque celle-ci devait arriver de Saint-Dizier.

Instinctivement Espérat se rejeta dans sa cachette et attendit. Comme pour faciliter ses observations, la lune perça la voûte de nuages et sa clarté blanche inonda le carrefour.

Un garçonnet parut, vêtu avec élégance, à peu près de la taille de Milhuitcent, mais plus frêle, plus fluet, montrant sous la clarté lunaire un visage pâle et triste ; des cheveux blonds bouclés retombaient sur les épaules du nouveau venu.

Sans l’avoir jamais vu, Espérat devina que celui-ci était le chevalier Henry de Mirel.

L’enfant s’approcha de la croix, et appuyant ses bras sur le montant, il y enfouit son visage, murmurant d’une voix désolée :

— Mon Dieu ! Mon Dieu !… J’agis mal… ; mais c’est pour que ma mère ne soit point chassée… Aie pitié d’elle… et si tu dois punir, ne frappe que moi.

Si près, qu’aucune de ces paroles étranges ne lui avait échappé, Espérat fut bouleversé par l’accent de Mirel.

Ce petit gentilhomme, qu’il était sur le point d’exécrer, lui parut soudain digne de pitié.

Et puis une curiosité rageuse le prit… Le chevalier avait parlé de sa mère… Mais d’après Vidal, d’après M. Tercelin, d’après l’abbé Vaneur… Mme de Rochegaule était morte et son corps gisait en sa bière sculptée, sous l’une des dalles de la chapelle du château :

Que signifiait donc cet aveu confié à la croix, dans la nuit, au milieu de la campagne silencieuse et déserte… cet aveu, larmes d’une âme, se perdant parmi le bruissement des gouttelettes de rosée que le ciel pleurait sur la terre :

— J’agis mal… mais c’est pour que ma mère ne soit point chassée.

Chassée. Était-il donc quelqu’un pour exiler la morte de son tombeau ?

Cependant Henry s’était laissé glisser sur les genoux, et les mains allongées sur le fût de pierre, la tête renversée en arrière, ses longs cheveux flottant sur ses épaules ainsi qu’un brouillard d’or, il priait :

— Pardonne, pardonne…, ô toi qui es mort pour racheter le monde… pardonne. Que puis-je faire ? Lui est fort, puissant, courageux… Je suis faible et sans vaillance… Il n’aime rien que lui-même… ; moi, mon cœur tout entier est à cette pauvre mère…, et je n’ose même te supplier de me retrancher du nombre des vivants, car elle aurait trop de désespoir de mon départ. Ah ! que ne pouvons-nous tous deux, à la même heure, tomber percés du même coup.

Puis avec terreur, s’écartant de la croix :

— Qu’ai-je dit ?… Je blasphème… Un fils demander le trépas pour sa mère… Affreux ! Affreux ! Et je suis si malheureux que, tandis que mes lèvres m’accusent, mon âme ne se repent pas.

Le chevalier s’était courbé en avant ; son front effleurait la terre. Il semblait écrasé par cette douleur inconnue brusquement révélée à son invisible auditeur.

Espérat, dans son trouble, oubliait pourquoi il était à cette place.



Éperdu devant l’agonie morale qui gémissait dans la nuit, il frissonnait. Si la situation s’était prolongée, il se fût trahi, il aurait bondi vers Mirel, l’eût pris dans ses bras, lui eût crié :

— Tu es malheureux ! J’étais ton ennemi… je deviens ton ami… J’ai le courage, la résolution qui te manquent… raconte-moi tes chagrins, et, à nous deux, nous en triompherons.

Mais tout à coup, Henry se redressa de toute sa hauteur, se tourna du côté de Saint-Dizier et prêta l’oreille.

Milhuitcent l’imita, et les deux jeunes garçons entendirent un bruit lointain de chevaux. Des cavaliers accouraient vers la Croix des Cosaques.

— Ah ! gronda sourdement le fils adoptif de M. Tercelin, cette fois c’est d’Artin !

Pour Henry, il regardait dans la direction du son, agité d’un tremblement perceptible pour Milhuitcent.

Cinq minutes s’écoulèrent, puis une troupe de cavaliers fit irruption dans le carrefour.

Tous s’arrêtèrent, et l’un d’eux s’avança seul vers la croix.

C’était le vicomte d’Artin.

Le royaliste se rapprocha du chevalier, qui le considérait avec des yeux agrandis par une épouvante intérieure.

— Tu es à ton poste, Henry, c’est bien.

— Oui, mon frère, balbutia l’enfant sans avoir conscience de ce qu’il répondait.

Un éclat de rire dédaigneux souligna la phrase. D’Artin l’avait laissé échapper :

— Ceux qui m’accompagnent sont des soldats russes ; ils ne savent pas un mot de français ; ainsi dispense-toi de m’appeler ton frère… Ce titre doit être réservé pour le cas où des indiscrets nous écouteraient.

Mirel rougit, ses sourcils blonds se froncèrent, mais ces signes de révolte n’eurent que la durée d’un éclair. Le jeune garçon courba le front et répliqua d’un ton soumis :

— J’obéirai, monsieur le vicomte.

Dans sa cachette, Espérat assistait à cette scène incompréhensible. Son étonnement devenait de la stupeur. Quoi ! Le chevalier Henry de Mirel n’était pas le frère de d’Artin ?

Ce dernier reprit :

— Quoi de nouveau, Henry ?

Le jeune garçon hésita. Son interlocuteur s’en aperçut et brutalement :

— Prends garde… rappelle-toi que Marion Pandin ne resterait pas une heure à Rochegaule s’il me plaisait de parler.

— Marion Pandin, se confia Milhuitcent… c’est la nourrice… je me souviens.

Mais il n’eut pas le temps de continuer. Henry de Mirel avait jeté ses mains en avant en un geste suppliant :

— Ne menacez pas, monsieur le vicomte… C’est inutile… J’étais là pour vous dire… je me proposais même de pousser jusqu’à Saint-Dizier quand vous êtes arrivé.

— Jusqu’à Saint-Dizier, ricana son interlocuteur. Trop de zèle, mon garçon, c’est ici que le pope t’avait ordonné de m’attendre.

— Le pope, quel pope… ?

En dépit de ses préoccupations, Espérat sourit silencieusement.

— Eh ! gronda le vicomte, Ivan Platzov que tu as dû enfermer dans les caves du château ?

— Ivan Platzov… ! je vous jure, mon frère… excusez-moi, monsieur le vicomte… j’ignore de qui vous parlez.

D’Artin eut un geste violent qui fit pointer son cheval. Il le ramena et avec un sourde colère :

— Cet ivrogne s’est arrêté en route… Bah ! ne nous occupons plus de lui !… Tu es là, le reste importe peu… le capitaine Marc Vidal est à Rochegaule, n’est-ce pas ?

Il sembla à Milhuitcent qu’Henry blêmissait à cette question.

D’une voix éteinte le jeune chevalier bégaya :

— Oui…

— Un courrier, parti une demi-heure avant lui, m’a prévenu… Les lettres que tu lui as écrites sous ma dictée ont produit leur effet. Allons, tout va bien. Saute en croupe derrière moi et en route.

Ce disant, le vicomte aidait l’enfant à exécuter le mouvement commencé.

Il appelait d’un signe les cavaliers de son escorte, et tous, dans ses traces, partirent à grande allure.

À peine avaient-ils disparu qu’Espérat bondissait hors de sa cachette.

— Ils en veulent au capitaine. En avant ! L’Empereur veut que je le défende… Eh bien, nous périrons tous les deux.

Et le gamin, rayonnant à la pensée du sacrifice, se lança sur la piste des cavaliers.

Par malheur, dans sa hâte, il n’aperçut pas une racine qui s’élevait hors de terre, son pied s’embarrassa dans cet obstacle, il roula sur le sol, sa tête porta sur un caillou, et il s’évanouit tandis qu’un flot de sang jaillissait de son front déchiré.