La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch10

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 89-97).


CHAPITRE X

Janvier 1814.


L’horrible mois que ce mois de Janvier 1814, où Paris avait la fièvre, où les nouvelles se succédaient sans relâche, sombres, désespérantes.

D’abord on avait appris les ravages que le typhus exerçait sur les débris des armées impériales. L’effectif des 4e et 12e corps, fusionnés à Mayence, tombant de 30 722 à 14 857 combattants.

Puis une grêle de sénatus-consultes, de décrets. Appel de conscrits, formation de cohortes de gardes nationaux ; l’argent, les armes manquaient.

Alors Napoléon tirait de leur cachette, les soixante quatre millions économisés sur sa liste civile, il en confiait la libre disposition au général Drouot pour doter de fusils la dernière armée, pour reconstituer la garde impériale réduite à 12 000 fantassins, 3 000 cavaliers, et répartie en 8 divisions.

Un peu plus tard, c’était la mise en état des places fortes qui agitait les esprits. Et enfin la série des désastres.

L’armée de Schwarzenberg entrant en France par l’Alsace, le Jura, la Franche-Comté, celle de Blücher par Mayence. Molitor isolé en Hollande, menacé par Bernadotte : Hambourg bloqué avec sa garnison de 70.000 soldats de 1813. Le prince Eugène, en Italie, avec 40.000 hommes faisant courageusement tête à l’ennemi, mais tremblant de voir Murat l’attaquer en flanc avec ses régiments napolitains. Les troupes d’Espagne, dont une partie arrivait à marches forcées sur Paris, luttant désespérément sous les ordres des maréchaux Suchet et Soult, contre l’invasion anglo-espagnole qui avait forcé les passes des Pyrénées.

On s’arrêtait dans les rues, les uns étranglés par l’angoisse à l’aspect de l’Europe se ruant à la curée de la France ; les autres étalant une joie malsaine, affectant de dire que Napoléon seul était menacé, que le pays n’avait rien à craindre, qu’il retrouverait bientôt bonheur et puissance sous le sceptre paternel de Louis XVIII.

La situation empirait d’heure en heure.

Maintenant on savait que le maréchal Victor, le duc de Raguse, Ney, trop faibles pour arrêter le flot montant de l’invasion, se repliaient sur Langres, que Macdonald battait en retraite par Mézières.

On se confiait tout bas que les alliés, se rendant compte que, durant l’hiver, l’Empereur rassemblerait 500.000 hommes et sauverait la France, avaient résolu de l’accabler alors qu’il disposait à peine de 50.000 combattants.

Des agents royalistes colportaient sournoisement des imprimés, où étaient rapportées les paroles de Pozzo di Borgho, ce Corse dont l’envie, née de la gloire de Napoléon, avait fait le secrétaire intime d’Alexandre de Russie, l’affilié du Tugendbund, le lien de haine contre la patrie.

« Rois d’Europe, ne vous laissez pas intimider par l’idée d’aller braver chez lui le colosse qui vous a tous opprimés si longtemps. Le plus difficile est fait ; c’était de le ramener des bords de la Vistule aux bords du Rhin. Un pas vous sépare de Paris. Les forces prodigieuses de la France sont épuisées ; elles ont été dépensées au dehors ; il n’en reste rien au dedans. À peine votre épée aura-t-elle brisé le lien qui la tient enchaînée, qu’elle vous livrera aussitôt son oppresseur et le vôtre. »

Des libelles commentaient l’insuccès des négociations de Caulaincourt, de Saint-Aignan, du général Delort, qui avaient tenté, au congrès de Francfort, de négocier la reddition des places fortifiées de l’Oder et de la Vistule et la rentrée des garnisons en France, l’inutilité des pourparlers conduits par M. de Laforest en Espagne.

Et puis, au milieu de ces tristesses, de ces viles compétitions d’intérêts où les partis oubliaient d’être Français avant tout, de hautes figures de patriotes se dressaient, dont des haines immondes n’ont pu ternir la gloire, la loyauté.

C’étaient : Lazare Carnot, le vieux républicain, reprenant du service ; Caulaincourt suppliant l’Empereur de lui permettre d’aller au camp des alliés traiter de la paix et répondant à son souverain

— Qu’importent les humiliations que je subirai, si le pays, si vous-même êtes sauvés ?

C’était M. de Bassano, que l’on avait considéré jusque-là comme un vil courtisan du maître, et qui, dans ces jours sombres, se montra plus courtisan qu’aux époques de grandeur, élevant sa flatterie que l’on raillait au niveau admirable d’un culte profond et sincère.

Comme tous, Espérat subissait le contre-coup des événements. Tout le jour il errait par la ville, allait embrasser Emmie dont le départ pour Sainte-Hélène était proche, se rendant ensuite auprès de Marc Vidal, rapportant les nouvelles à Bobèche. Le comédien, lui, continuant ses représentations avec son compère Galimafré, couvrait de brocards acérés qu’applaudissait la foule, les ennemis extérieurs et intérieurs de la nation.

— Dans un pays où il se trouve des gens qui travaillent, disait-il sur ses tréteaux, ceux qui ne font rien seraient condamnés à la misère, concevez-vous cela, Galimafré ?

— Mais il me semble que cela serait juste, observait l’interpellé.

Son interlocuteur lui décochait aussitôt un coup de pied au bas de l’échine et reprenait :

— Vous êtes un sot, M. Galimafré.

— C’est bien possible, patron Bobèche.

— Dans un État, tout le monde doit vivre, surtout les paresseux qui économisent leurs forces tandis que les travailleurs les dépensent.

— Alors vous devriez mourir de faim, car votre pied est prodigue à mon endroit… pardon, je me trompe, à mon envers.

Nouveau coup de botte, et se tournant vers la foule des badauds, Bobèche concluait :

— Ce garçon est magistralement stupide. Mais vous m’avez compris, vous autres, et vous aimez le roi, désigné par le ciel, pour prendre aux travailleurs ce qu’ils ont acquis, afin de le donner aux fainéants, seul espoir des nations.

À moins d’être idiots comme Galimafré, mon raisonnement vous a convaincus que la monarchie est de droit divin, et que les gentilshommes, ne faisant œuvre de leurs dix doigts, ont reçu mission de dépenser ce que vous gagnez.

Tenu au courant des événements par Milhuitcent, le pitre, devinant que le jour où l’Empereur irait se mettre à la tête de ses troupes, l’enfant le suivrait, lui avait fait une proposition :

— Écoute, mon vieil Espérat, si tu pars, fais-moi signe, je t’accompagnerai. À nous deux, nous ferons campagne gaiement. J’en ai parlé au père Antoine. C’est un ancien de la république, mais il m’a approuvé tout de même. Donc…

— Nous partirons ensemble, avait déclaré l’enfant, je serai heureux de combattre pour Lui à tes côtés.

Et chaque jour, il se rencontrait avec Marc Vidal. Le capitaine et le gamin s’étaient pris d’une vive amitié l’un pour l’autre. La loyauté, la décision d’Espérat, lui avaient attiré la confiance de Marc. Puis n’était-il pas tout naturel que celui-ci ouvrît son cœur au jeune garçon, devenu confident de son secret de tendresse, en présence de l’Empereur ; à cet adolescent pour qui Napoléon lui-même lui avait demandé son affection.

Enfin, n’étaient-ils point déjà rapprochés par un sentiment commun : leur dévouement passionné pour l’homme qui leur apparaissait comme pouvant seul sauver la France ?

En dehors de ces raisons héroïques, il y avait bien aussi un motif intime, — tout humain à sa faiblesse, — Marc se sentait ravi d’avoir un auditeur complaisant, auquel il pût vanter la beauté de Lucile de Rochegaule, raconter à satiété son séjour au château, dépeindre le vieux comte, sa haute taille que l’âge n’avait point voûtée, son visage ridé, sévère sous ses cheveux blancs, sa politesse hautaine et maniérée.

Ensuite il passait au tableau représentant le vicomte d’Artin, ce portrait qui l’avait toujours impressionné douloureusement, et dont les yeux lui semblaient, durant les heures de fièvre où l’officier se débattait contre la mort, se fixer sur lui avec une expression sardonique et méchante. Il plaisantait son impression maladive, lui faisant considérer cette figure peinte comme celle d’un ennemi, d’un adversaire qui lui serait fatal.

À son tour, le chevalier Henry de Mirel, le plus jeune fils du comte de Rochegaule, se montrait dans les récits du capitaine. Un enfant de quatorze ans à peu près, maigre, pâle et blond, avec une mine souffreteuse et craintive ne rappelant en rien la physionomie altière de ses parents, un enfant qui frissonnait au seul nom du vicomte d’Artin. Et aussi une femme du peuple : Marion Pandin, autrefois nourrice du chevalier Henry, étrange, mystérieuse, inclinée et familière, résistant au vieux comte, suivant son ex-nourrisson de regards humides de tendresse, et tremblant comme celui-ci quand le nom de d’Artin était prononcé.

Mais Lucile, Lucile surtout était l’objet des discours de Marc Vidal. Il la montrait dans le grand salon Louis XVI, aux colonnes cannelées, avec des « bergeries » peintes au dessus des portes, le plafond d’azur où courait une large couronne de roses soutenue par des amours volants. Dans ce cadre du passé, Lucile se mouvait, grande, souple, ses cheveux châtains relevés en casque, son corps juvénile ondulant en sa robe claire-empire, dont la taille haute se marquait d’un simple ruban de soie.

Et avec la prolixité des cœurs épris, l’officier disait son front pur, ses yeux bleu-clair que lui rappelaient les yeux d’Espérat, son nez fin, délicat, aux narines roses palpitantes, sa bouche s’ouvrant, grenade en fleur, sur la ligne nacrée de ses dents. Et puis sa dignité sereine, sa démarche gracieuse et chaste que Diane eût enviée, et sa voix musicale, enveloppante, harmonie qui parait les idées les plus simples, ainsi qu’une robe bon faiseur, multiplie le charme d’une femme.

Au chevet de l’officier terrassé par le typhus, elle était apparue telle une fée bienfaisante. Sa présence semblait réduire le mal… et ensuite la convalescence ; alors que plongé dans une lassitude délicieuse, le capitaine s’abandonnait, dans un grand fauteuil, à un demi-sommeil sans pensée, sans souffrance, la chaleur tiède des regards bleus se posant sur lui, douce comme un printanier rayon de soleil.

Enfin les aveux balbutiés, s’échappant des lèvres tremblantes, se serrant en vain pour les retenir, et ce cri de la loyale jeune fille :

— Oh ! soyez vainqueurs, rejetez au loin les armées qui se préparent à nous infliger l’invasion… et après, après… ? L’Empereur fera peut-être fléchir le royalisme de mon père, il le décidera peut-être à ne pas sacrifier sa fille au roi.

Pour la France, pour Lucile, Espérat palpitait en même temps. La patrie, la jeune fille se confondaient en son esprit, celle-ci incarnant en quelque sorte celle-là.

Les jours passaient un à un, apportant chacun une nouvelle, une affliction avant de tomber pour jamais dans le gouffre du passé.

Le 10 janvier, Marc reçut une lettre d’Henry de Mirel.

Le jeune frère de Lucile lui mandait que le vicomte d’Artin était arrivé au château de Rochegaule depuis plusieurs jours, très irrité contre lui, Vidal, qui l’avait obligé à quitter Paris.

Une discussion assez vive avait éclaté à cette occasion entre d’Artin et Lucile, la jeune fille ayant déclaré que le capitaine avait agi de la façon la plus honorable.

Sur une riposte acerbe de son frère aîné, elle s’était même laissée aller à dire :

— Conspirer, aujourd’hui où l’ennemi est en France, ce n’est point se montrer royaliste, mais traître à la patrie.

Chose étrange ! Le comte de Rochegaule, présent à l’entretien, avait baissé la tête sans relever les paroles de sa fille, paroles cependant bien audacieuses dans une maison toute dévouée aux Bourbons, où les meubles, les bibelots eux-mêmes décelaient l’attachement entêté au roi.

Espérat eut cette lettre entre les mains. Il la commenta sans fin, avec l’officier. Emmie devait quitter Paris le 14, et le gamin, torturé par le chagrin de la séparation prochaine, se prenait à s’intéresser avec passion à la tendresse de Marc et de Lucile.

Comme tous les êtres vraiment bons, la douleur le rendait meilleur. Malheureux pour son compte, il souhaitait le bonheur des autres.

Le 23, nouvelle lettre, toujours du petit chevalier de Mirel.

« Mon frère aîné, écrivait l’enfant, a rejoint les alliés. Les troupes françaises se replient sur Châlons. On prétend que l’Empereur prendra le commandement dans cette ville. S’il en est ainsi, Lucile espère qu’il vous sera possible de pousser jusqu’à Rochegaule.

« Elle est triste, Lucile, elle ne sourit plus. Il paraît que le Tugendbund a fait une démarche auprès de notre père. La terrible association a ordonné au comte de donner la main de ma pauvre sœur à un certain Enrik Bilmsen, issu d’une famille allemande de tripoteurs d’argent. D’après quelques mots échappés au comte, ce mariage serait désiré par le roi Louis XVIII, par l’Empereur Alexandre de Russie, par Frédéric Guillaume de Prusse, par Bernadotte de Suède, par lord Castlereagh, délégué du gouvernement anglais.

« Nous ne savons que penser, que résoudre devant tant de hautes influences exigeant de nous une mésalliance aussi horrible : la fille des Rochegaule unie à un banquier. Vous qui êtes brave, vous qui êtes vaillant, vous nous donneriez du courage. Venez. Lucile pleure. Venez. Chaque jour je vous attendrai à la Croix des Cosaques pour vous conduire au château et vous y introduire à l’insu du comte. »

Cette missive bouleversa Marc et, par ricochet, Espérat. Celui-ci, en rentrant au quai Malaquais, fit part de l’aventure à Bobèche.

Le pitre l’écouta pensif :

— Tu as lu ce poulet, mon vieil Espérat ?

— Oui, et avec attention, je t’assure, puisque je le sais par cœur.

— Il y est bien dit que tous les monarques…

— … Tiennent à ce mariage ? Oui, certes… c’est là ce que je ne comprends pas.

— Moi non plus. Seulement une chose est claire.

— Tu vois quelque chose de clair là dedans ?

— Parbleu ! Si l’hymen en question réjouit les alliés, c’est qu’il doit peiner l’Empereur.

— Tu crois ?

— J’en donnerais la tête de mon directeur à couper.

— Alors, à ton avis ?

— Le capitaine ferait sagement de tout confier à Napoléon.

Le gamin protesta :

— Lui, qui est déjà si préoccupé… l’entretenir d’une pareille misère.

Mais le pitre lui pinça l’oreille :

— Mon petit, en politique, il n’y a pas d’incident négligeable. Tout ce qui met l’ennemi en joie est dangereux. Sois persuadé que l’Empereur, qui est beaucoup plus malin que moi, partagera cette appréciation.

Milhuitcent n’était pas difficile à convaincre. L’Empereur lui apparaissait chaque jour davantage comme un dieu. Il résoudrait sans effort le problème incompréhensible pour Marc, pour lui-même.

Aussi le lendemain de bonne heure, le fils adoptif de M. Tercelin se présentait aux Tuileries, gagnait la chambre du capitaine, trouvait ce dernier prêt à sortir et lui racontait sa conversation avec Bobèche.

— Il a raison, fit Marc sans hésiter. Mais pourrai-je joindre l’Empereur.

— Oh ! vous, s’écria le gamin avec confiance…

— Vous ne savez pas ce qui se passe ?

— Non… quoi donc ?

— On est bien informé au château de Rochegaule. Demain, 25 janvier, Napoléon quittera Paris, pour aller à Châlons, se mettre à la tête de notre armée.

Espérat se frotta les mains :

— Enfin… les alliés vont donc être étrillés ?

Un sourire mélancolique passa sur les lèvres de l’officier à l’audition de cette exclamation naïve.

— Hélas ! nous avons à peine quarante-cinq mille hommes, et encore… à opposer aux deux cent mille concentrés par les envahisseurs.

Milhuitcent haussa insoucieusement les épaules :

— Qu’est-ce que cela fait ? Quarante-cinq mille… avec l’Empereur… ils n’en feront qu’une bouchée des alliés.

— Le ciel t’entende, brave petit Français,… murmura le capitaine en passant sa main sur les cheveux du gamin. Au fond, j’espère comme toi,… Il est si grand !

Mais revenant à son idée première :

— En attendant, l’Empereur a fait nommer Marie-Louise régente de l’Empire, il a confié le gouvernement de Paris à son frère Joseph Bonaparte. Il doit présenter l’Impératrice et le roi de Rome aux officiers de la garde nationale organisée pour la défense de la capitale.

— Ah.

— Malgré tout, nous allons tenter la chance. Venez avec moi… au cabinet de notre général.