La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch02

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 17-25).


CHAPITRE II

Avant-gout de l’invasion


Sans la regarder, le gamin passa près de la chaise de poste qui stationnait toujours devant la porte de Buzaguet.

À l’autre extrémité de la place se dressait la maison d’école, avec sa porte basse de logis de paysan, ses fenêtres à petits carreaux verdâtres, distinguée des habitations voisines par cette inscription alléchante, tracée en lettres noires au-dessus de l’entrée.

A. B. C.
L’ABC EST UN BOUT DU BÂTON DE MARÉCHAL[1].

Devise attrayante, bien faite pour entraîner la jeunesse à la culture des lettres au moins alphabétiques.

Mais la maison d’école, d’où s’échappait à l’ordinaire un murmure confus de b… a… ba, b… u… bu, respiration rythmée de jeunes cerveaux en travail, était ce jour-là silencieuse et morne. Rien n’est triste comme un logis d’enfants, quand les enfants sont absents. Espérat se sentit secoué par un frisson devant l’école muette, et sa main se posa avec une sorte d’hésitation sur la poignée de fer dont le mouvement circulaire soulevait le loquet.

L’huis s’ouvrit sur le couloir au carrelage rouge, aux murs blanchis à la chaux, fermé à l’extrémité opposée par une porte vitrée, au delà de laquelle s’apercevaient la cour de récréation et le jardinet de M. Tercelin.

Le gamin n’accorda pas un coup d’œil à ces choses familières. À deux pas, adossée au mur, essuyant ses yeux gonflés de larmes du coin de son tablier à damier, Emmie, la petite Anglaise, se tenait debout, dans une attitude désolée et boudeuse.

— Emmie, s’écria-t-il bouleversé en la voyant ainsi.

La fillette tressaillit, leva la tête et tendant ses mains vers le nouveau venu :

— Vous, ami de moi, gémit-elle… oh ! Emmie a un chagrin très énorme.

— Du chagrin, petite Mie, du chagrin, il ne faut pas… Fais-moi une risette, je t’apporte du raisiné.

Et il brandissait triomphalement le pot de faïence.

Mais elle, avec ce flegme britannique dont les gens de sa nation s’enveloppent dès le berceau :

— Vous êtes bon, ami de moi ; mais j’ai fait à vous la prière de ne pas tutoyer. Cela est non convenable… cela est pas reçu en Angleterre.

Il accepta la mercuriale d’un air soumis, habitué à céder à la mignonne si jolie avec sa taille svelte, son teint blanc et rose, ses yeux bleus, ses blonds cheveux bouclés. Bien plus, il s’excusa :

— Je sais, j’ai eu tort, Mie, il ne faut pas te… non, vous fâcher contre moi. Je suis tout troublé quand tu… encore, satané tu ?… quand vous pleurez.

La bambine daigna sourire à travers ses larmes et vraiment très digne :

— Je donne le pardon, ami de moi… parce que c’est vous-même… si la culpabilité venait d’un autre, je ne donnerais pas.

— Alors, prends le raisiné.

Espérat s’appliqua une calotte sur le crâne…

— Non, non, non… c’est lapsus linguæ… une erreur de la langue, comme disait Cicéron à qui il arrivait d’en commettre, bien qu’il fût un grand orateur… Je voulais prononcer : Prenez le raisiné.

Elle secoua la tête, encore que ses regards se fixassent avec une vague convoitise sur le récipient grossier qui enfermait la friandise annoncée.

— Le raisiné ne consolerait pas mon cœur.

Du coup, Espérat posa le pot à terre, et se rapprochant de la fillette, il la prit dans ses bras, murmurant d’une voix anxieuse :

— Voyons, Mie, qu’y a-t-il ?

Elle se remit à pleurer :

— Je dois demain prendre la diligence pour Paris.

— Demain ?…

Et avec un cri :

— Ton… votre tuteur vous rappelle ?

— Non, ce n’est point cela.

— Alors, pourquoi partir ?

Avec un redoublement de sanglots, elle dit :

— C’est M. Tercelin…

— Mon père adoptif ?

— Oui, lui… il est méchant… il veut que je fasse mon départ… et le curé trouve cela très bien.

— Le curé… M. Vaneur ?

— Oui il a raconté des choses pas claires du tout. C’est Dieu, c’est l’Empereur qui veulent me voir rentrer dans Paris…

— Dieu, l’Empereur, répéta le gamin abasourdi ?

— Oui, vous comprenez, je ne crois pas cela…, j’aime le bon Dieu… je fais prière tous les jours, vous aimez l’Empereur. Alors ils ne peuvent pas vouloir nous désoler… C’est bien sûr des menteries… Seulement le curé, il cause avec Dieu… tandis que moi, je ne sais pas où il demeure le bon Dieu…, et alors je ne peux pas savoir, et j’ai du chagrin.

Le raisonnement naïf de la fillette faisait battre le cœur d’Espérat ; mais le cerveau du jeune garçon, plus sérieux, plus meublé, discerna sans peine que la mignonne avait dû prendre « à la lettre » les paroles de M. Vaneur, dont « l’esprit » lui échappait.

Il eut l’intuition rapide que l’événement était une répercussion des malheurs dont la France sentait alors la menace, et retrouvant soudain toute sa décision :

— Où est mon père ?… où est M. le curé ? demanda-t-il.

Du geste, Emmie indiqua une porte à droite du couloir.

— Dans la classe ?

Elle fit oui de la tête.

— Je vais voir.

Et il pénétra dans la salle d’école.

Des bancs, des tables étroites, dans un angle un tableau noir. En face de l’entrée, la chaire du maître, sorte de caisse de bois noirci posée sur une estrade élevée de la hauteur d’une marche.

Et debout près de ce dernier meuble, deux hommes, maniant un vieux fusil. Voilà le tableau qu’Espérat embrassa d’un coup d’œil.

Ses deux professeurs étaient devant lui. M. Tercelin, maigre, sec, la face brune sous une toison grisonnante, avec sa grande redingote de ratine, sa culotte de même étoffe, ses bas noirs, ses souliers à grosses boucles de cuivre ; l’abbé Vaneur grand, athlétique sous sa soutane, la face pleine, colorée, qu’auréolaient les cheveux blancs.

Au bruit, tous deux se retournèrent, et d’une voix où vibrait une émotion inaccoutumée, ils dirent :

— Espérât… c’est toi, mon enfant.

Le gamin les considéra une seconde, sentant son appréhension redoubler, puis lentement :

— Bonsoir, père… Bonsoir, Monsieur le curé…

Il n’acheva pas, M. Tercelin l’avait enlacé de ses bras et le serrait contre sa poitrine avec une sorte de sanglot intérieur.

— Espérat, j’ai à te parler…

— Moi aussi, père.

Et se dégageant doucement :

— Seulement il faut d’abord que je vous rende mes comptes… — ce disant, le jeune garçon tirait de sa poche une grosse bourse de cuir et la posait sur la chaire. — J’ai vendu mes six poulets à Saint-Dizier, dix francs. J’ai dépensé deux sous de pain pour déjeuner, et huit sous de raisiné pour Emmie.

— Pauvre petite, soupirèrent les deux hommes.

L’enfant les regarda encore et doucement :

— Elle pleure.

— Tu l’as vue ?

— Oui, père.

— Elle t’a dit que, demain matin, je vous conduirais, elle et toi, à Saint-Dizier pour vous installer dans le Vélocifère[2] de Paris ?

Les nerfs d’Espérat se tendirent ; c’était donc vrai ? Sa chère petite compagne ne s’était pas trompée.

— Moi, fit-il d’une voix étranglée…, à Paris ?

Le maître d’école baissa les yeux et avec une nuance d’embarras.

— Oui, tu la conduiras chez son tuteur, M. Shaw, qui habite à l’angle de la rue Saint-Honoré et de la rue de la Loi (rue Richelieu).

— Et je reviendrai… ?

— Non.

— Non ?…

Le gamin avait eu un haut-le-corps. Très vite, comme pour arrêter toute protestation, M. Tercelin expliqua :

— Toi, tu te rendras au quai Malaquais, chez le fils d’un de mes vieux amis d’autrefois, qui t’offrira l’hospitalité.

— À quoi bon… Je préfère vous rejoindre.

Espérat avait relevé la tête. Il regardait son père adoptif bien en face. Celui-ci détourna son regard.

— Alors vous m’exilez, commença l’enfant…, vous me chassez, père ?

Mais l’abbé Vaneur intervint :

— Tu ne peux pas revenir ici, mon enfant.

— Et pourquoi donc, Monsieur le Curé ? gronda Milhuitcent, prêt à se révolter contre celui qui prononçait ces paroles incompréhensibles.

— Je vais te le dire.

— Ah ! curé, curé…, supplia M. Tercelin d’un ton de reproche :

Mais l’ecclésiastique ne tint aucun compte de l’interruption.

— Ah ! curé, curé, répéta-t-il avec ironie. Il ne faut pas de cachoteries ; il ne faut pas que l’enfant croie qu’il a démérité. Espérat est un homme par l’esprit ; par le cœur, j’espère qu’il est un brave homme… nous y avons fait tous nos efforts…, il doit savoir.

Et avec la brutalité de l’émotion qui craint de manquer de courage :

— Tu ne peux pas rentrer à Stainville parce que tu trouverais vide la maison d’école.

— Vide ?

Le père et le fils redirent ce mot avec des intonations différentes : stupeur chez l’enfant, tristesse chez Tercelin.

— Vide, fit encore Espérat…, où serez-vous donc ? où, cela ? Où…, j’irai vous retrouver…

— Impossible, balbutia l’interpellé.

M. Vaneur intervint de nouveau :

— Oui, impossible… Tercelin ignore où il sera…, — et après une pause, — où nous serons.

Milhuitcent se prit la tête à deux mains. Que signifiaient ces phrases mystérieuses ?

La réponse ne se fit pas attendre. L’abbé continua.

— Écoute, petit. Tu aimes l’empereur, n’est-ce pas ? Tu aimes la France ?

Se redressant soudain, Espérat murmura d’un ton profond :

— Oh ! oui !

— Eh bien, écoute les nouvelles qui nous sont arrivées tandis que tu étais à Saint-Dizier. Napoléon, à Paris, cherche à rassembler une armée… Il pense que les ennemis, massés le long du Rhin, attendront le printemps pour envahir notre pays…

— Ils n’attendront pas ?

— Non. Dans quelques jours, demain peut-être, les alliés seront en France !

Et, dans le silence, d’une voix ardente que ses auditeurs ne lui connaissaient pas, appel de clairon succédant aux chants des orgues, le prêtre, ce ministre de charité et de pardon, parla en soldat :

— Pour les arrêter, vingt mille hommes à peine, débris de nos régiments décimés, sous les ordres de Macdonald, de Ney… C’est la retraite fatale… l’invasion s’avançant sur Paris. Tout ce qui pourra ralentir la marche de l’ennemi doit être tenté… L’immobiliser, ne fût-ce qu’une heure, c’est donner une heure à la Patrie pour préparer la lutte suprême… Et alors, les anciens, comme ton père adoptif, décrochent le vieux fusil de Valmy…, 1792… 1814, mêmes adversaires, mêmes dévoués, mêmes armes.

La main du curé de Stainville s’étendait vers la chaire de bois noir, sur laquelle s’allongeait le fusil qu’Espérat avait aussi longtemps accroché dans la salle à manger.

— Tous les braves gens se réunissent ; ils se groupent dans la forêt d’Argonne.

Les yeux du gamin lancèrent des flammes :

— Alors, dit-il, je n’en suis donc pas des braves gens, moi ?

— Si…, mais tu es un enfant.

Espérat haussa les épaules et crispant ses doigts sur la crosse du vieux fusil :

— Avec ça…, un enfant vaut un homme.

Puis suppliant :

— Vous irez bien, vous, Monsieur le Curé… vous l’avez avoué… et vous ne sauriez vous battre, vous, tandis que moi… Je sais déchirer la cartouche, je sais tirer… je sais marcher durant plusieurs heures… et pour ce qui est de mourir… les petits meurent aussi bien que les grands.

Et comme l’abbé Vaneur passait la main sur ses yeux, sans doute pour voiler une larme, Milhuitcent se tourna vers le père Tercelin :

— Et vous, vous qui m’avez consacré votre existence… vous auriez le courage d’aller vous faire tuer tout seul… sans moi ?…

Une exclamation du prêtre arrêta la parole sur ses lèvres. Instinctivement il suivit la direction des regards de celui-ci et, par l’une des fenêtres donnant sur la place, il aperçut l’épicier Buzaguet, reconduisant obséquieusement jusqu’à leur chaise de poste les gentilshommes rencontrés tout à l’heure dans la boutique.

Le visage de M. Vaneur exprimait la surprise. Il devait connaître ces hommes qui, eux aussi, avaient parlé de l’invasion… autrement que le pauvre maître d’école et le modeste desservant de Stainville.

— Vous connaissez ces voyageurs ? demanda l’enfant.

— Oui… durant l’exil… j’ai en effet…

— Ah ! des soldats de l’armée de Condé… leurs noms, Monsieur l’abbé, leurs noms ?

— Que t’importe, petit ?

— Répondez, répondez, je vous en supplie.

— Eh bien, le plus âgé est M. de Vitrolles, gentilhomme dauphinois, baron de l’Empire.

— Baron de l’Empire, grommela le gamin.

— Et, inspecteur des Bergeries Impériales.

— Misérable, bégaya l’enfant en serrant les poings.

— Qu’as-tu donc ? questionna l’abbé étonné par son attitude.

— Rien, continuez, Monsieur le curé… et l’autre, l’autre ?

— L’autre est le vicomte d’Artin, fils aîné du comte de Rochegaule, dont le petit castel se trouve au nord de Saint-Dizier, vis-à-vis le château du Plessis.

— Je vois, je vois… et est-ce aussi un fonctionnaire de Napoléon ?

— Non. C’est un ennemi qui n’a jamais désarmé. Il est le bras droit du secrétaire de l’Empereur Alexandre de Russie, de ce Corse Pozzo di Borgho qui, sous prétexte d’une haine de famille entre les siens et les Bonaparte, sème depuis quinze ans, par toute l’Europe, la haine du nom français.

À ce moment, le postillon fit claquer son fouet et, devant Buzaguet courbé en accent circonflexe, la chaise de poste partit à grande allure, filant dans la direction de Saint-Dizier, avec un roulement de tonnerre.

— Ces messieurs nous ont distraits de nos préoccupations personnelles, fit lentement M. Vaneur, revenons à nos moutons.

Mais à sa profonde stupéfaction, Espérat lui répondit tranquillement :

— Inutile, Monsieur le Curé, il n’y a plus de moutons.

— Que veux-tu dire… ?

— J’accompagnerai Emmie à Paris.

— Hein ?

— Je m’installerai au quai Malaquais, chez le fils de l’ami de mon père.

— Vraiment ?

— Et tu seras le bienvenu, appuya le maître d’école enchanté de la tournure de l’entretien. Antoine était à Valmy… ; bien que nous ne nous soyons pas revus, il ne s’est jamais passé un an sans que nous nous écrivions ! Il te connaît par mes lettres, son fils te connaît aussi, ce fils qu’il adore et qui a grande envie de te recevoir à Paris.

— Et, murmura l’enfant en a parté, l’Empereur saura que des traîtres conspirent autour de lui ; — il ajouta rêveur. — Espion il n’y a qu’un instant, délateur demain, voilà tout ce que peut un enfant pour défendre la patrie.

Brusquement il alla à la chaire, saisit le vieux fusil, le porta à ses lèvres avec un geste passionné :

— Ah ! fusil, fusil, dit-il, comme je t’aimerais.

Puis il revint à M. Tercelin, lui mit l’arme entre les mains, et d’un accent où tremblaient une affection, une volonté inexprimables.

— Tenez, père, je vous arme et… je vous aime !

  1. En 1813, cette inscription subsistait encore.
  2. La province donnait encore aux diligences ce nom de Vélocifères, imaginé en 1806, par un entrepreneur des transports de Paris.