La Mort de Phidias
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 359-385).
LA
MORT DE PHIDIAS
SCENES TIREES DE L'ANTIQUE[1]


PERSONNAGES
PÉRICLÈS.
PHIDIAS, âgé de soixante-cinq ans.
SOCRATE.
AGORACRITE, ALCAMÈNE, PÆONIOS, PRAXIAS, sculpteurs.
LE GRAND-PRÊTRE de Neptune-Erechthée
CLEON, SIMMIAS, orateurs.
MENON, esclave de Phidias.
BODASTORETH, marchand phénicien.
ÉLEVES de Phidias. — CITOYENS.


SCÈNE PREMIÈRE.
(Un Portique orné de peintures.)
LE GRAND-PRÊTRE DE NEPTUNE, CLÉON, SIMMIAS, DIVERS CITOYENS adossés aux colonnes ou assis sur les degrés du portique.
CLÉON.

Puisque tu reviens d’Olympie, Simmias, dis-nous si tout ce qu’on rapporte du Jupiter de Phidias est véritable. Avant ce jour, je croyais qu’Athènes renfermait ce que l’art peut créer de plus beau ; mais il paraît que, pendant les dernières fêtes, les Éléens ont montré aux Grecs rassemblés une œuvre qui surpasse toutes celles que nous possédons.

SIMMIAS.

La renommée ne t’a point trompé, Cléon.

LE GRAND-PRÊTRE.

Ainsi Périclès a épuisé en vain le trésor ? La gloire même qu’il achetait au prix de notre ruine nous échappe ?

CLÉON.

Et c’est un Athénien qui nous l’enlève !

SIMMIAS.

La plainte n’est plus opportune quand le châtiment est prochain. Phidias s’est jeté entre vos mains comme une proie.

UN CITOYEN.

Es-tu donc certain qu’il soit prisonnier ?

SIMMIAS.

Il y a deux jours, nous apprenions son retour ; hier, je l’accusais devant le peuple ; le même soir, les archers scythes l’ont conduit à la prison.

CLÉON.

Nous ne perdons pas un instant, chers concitoyens, dès qu’il s’agit de vous défendre ou de vous venger : pour toi, Simmias, ne refuse point de nous instruire en nous décrivant ce que tu as vu. Le temple d’Olympie est-il semblable au Parthénon ?

SIMMIAS.

Le temple est moins beau, mais il est plus grand. Trois hommes, en étendant leurs bras, ne pourraient faire le tour d’une seule colonne.

CLÉON.

La statue de Jupiter est-elle assise ?

SIMMIAS.

Elle est assise ; de la main gauche elle tient une Victoire, de la droite un sceptre surmonté d’un aigle.

CLÉON.

Alors elle est moins haute que notre Minerve ?

SIMMIAS.

Elle est plus haute au contraire, car sa tête touche presque le sommet du temple. Si elle se levait, ses vastes épaules emporteraient la toiture.

CLÉON.

Phidias n’a-t-il employé que l’or et que l’ivoire ?

SIMMIAS.

L’or et l’ivoire forment la statue, mais le trône qui la supporte est revêtu d’ébène, d’écaille, de métaux divers et de pierres précieuses. Des figures sans nombre, des reliefs admirables ornent les surfaces, de sorte que la richesse des matières n’est égalée que par la perfection du travail.

CLÉON.

Le dieu est sans doute entouré de draperies, car on aurait tué tous les éléphans de l’Asie avant de couvrir d’ivoire un pareil colosse ?

SIMMIAS.

Tu te trompes, mon cher Cléon. Le dieu est nu, du moins son manteau a glissé jusqu’à la ceinture. Sur le tissu d’or sont peints des animaux, des lis, des fleurs aux couleurs harmonieuses, image de la création ; mais le torse immense paraît un seul morceau d’ivoire, tant les pièces sont habilement assemblées, tant les joints échappent au regard. La fermeté, le poli de cette substance donnent aux chairs un éclat doux et une beauté vraiment divine.

CLÉON.

Par Hercule ! de quoi Phidias n’est-il pas capable ?

SIMMIAS.

Le visage surtout te frapperait d’admiration, car une telle majesté y est empreinte qu’on est forcé de s’incliner devant le maître tout-puissant du monde : il semble qu’un mouvement de ses sourcils ferait trembler l’Olympe. En même temps ses traits respirent la sérénité et la clémence ; on y sent rayonner l’intelligence qui prévoit tout, et cette inépuisable bonté qui convient au père des dieux et des hommes. Nos âmes étaient remplies à la fois de crainte et d’amour ; jamais on ne nous avait révélé sous une forme aussi imposante la grandeur de la Divinité et ses bienfaits.

LE GRAND-PRÊTRE.

Oui, Phidias poursuit sa tâche impie. Plus les dieux deviennent beaux, plus la religion s’affaiblit.

SIMMIAS.

Ou je ne sais plus parler clairement, ou tu n’as pas compris que la statue d’Olympie inspirait une piété plus vive aux mortels.

LE GRAND-PRÊTRE.

Il ne faut pas confondre la piété avec l’émotion fugitive que produit l’aspect d’une belle chose.

CLÉON.

Ne crains rien, fils de Mégasthène, Phidias ne nous échappera pas. Tu l’appelles ennemi des dieux ; moi, je prétends qu’il a trahi sa patrie, et l’éloquent Simmias l’accuse de vol. Mais n’est-ce pas Périclès qui traverse l’extrémité de la place ?

UN CITOYEN.

C’est lui-même.

LE GRAND-PRÊTRE.

Il se rend à la prison pour visiter Phidias et gémir avec lui.

CLÉON.

Il se fait vieux, le grand Périclès ; sa démarche est plus lente. Le fardeau des affaires devient trop lourd pour lui, nous le lui ferons bien voir. Le jour n’est pas loin où l’on ne s’écriera plus sur son passage : « Brillante Athènes, couronnée de violettes, montre-nous celui qui règne sur ce pays et sur la Grèce entière. »

SIMMIAS.

Ah ! voici encore des Éléens !

SCÈNE II.
LES PRÉCÉDENS, AGORACRITE, MÉNON, qui s’arrêtent devant le portique.
AGORACRITE.

Qui désignes-tu par le nom d’Éléens ?

SIMMIAS.

Apparemment les gens qui habitent l’Elide ou qui en reviennent.

AGORACRITE.

O toi qui t’exerces si jeune au métier de sycophante, tu as raison de me retirer le titre d’Athénien, car en vous voyant je rougirais de le porter.

CLÉON.

Que les dieux nous protègent ! Agoracrite ressemble au taureau qui aiguise ses cornes.

AGORACRITE.

Que ne me compares-tu plutôt au voyageur qui heurte une pierre et découvre un scorpion prêt à mordre ?

CLÉON.

Ne t’expose donc pas à nos morsures ; Phidias t’apprendra qu’elles ont parfois des effets redoutables.

AGORACRITE.

De bonne foi, crois-tu que Phidias ait rien détourné de l’or qui forme les vêtemens de Minerve ?

SIMMIAS.

De bonne foi, j’attendrai qu’il nous prouve son innocence.

AGORACRITE.

Sois tranquille, il la prouvera.

SIMMIAS.

Il fera bien, s’il tient à la vie, car il s’agit du trésor sacré.

AGORACRITE.

Tout le monde sait qu’il est pauvre et qu’il vit simplement.

SIMMIAS.

On sait qu’il s’est enfui aussitôt que le Parthénon a été consacré.

AGORACRITE.

Prends garde d’apprêter à rire le jour du procès.

SIMMIAS.

J’ai peur de vous faire plutôt pleurer.

AGORACRITE.

Qui paiera pour toi mille drachmes d’amende, si tu n’obtiens pas contre Phidias le cinquième des suffrages ? Sera-ce le riche Callias, ton compagnon de débauche ?

SIMMIAS.

Tu fais l’arrogant, mais je doute que cette assurance se soutienne lorsque vous serez devant vos juges.

AGORACRITE.

Il serait plus sage de songer à toi, beau Simmias ; car nous te ménageons une surprise cruelle. Viens-tu, Ménon ?

MÉNON, faisant un signe au grand-prêtre.

Je reste.

CLÉON.

Pour nous, suivons Agoracrite ; voici l’heure de l’assemblée.

UN CITOYEN.
Oui, par Mercure, dieu de l’éloquence. Déjà les Scythes, étendant la corde rouge, nous poussent vers le Pnyx, ainsi qu’un troupeau, (Tous s’éloignent, excepté le grand-prêtre et Ménon.)


SCÈNE III.
LE GRAND-PRÊTRE, MÉNON.
LE GRAND-PRÊTRE.

Que me veux-tu, Ménon ?

MÉNON.

On absoudra Phidias.

LE GRAND-PRÊTRE.

Je le soupçonne depuis qu’Agoracrite nous est apparu avec un visage triomphant ; mais quoi ! prétendent-ils briser la statue de Minerve, afin que l’or soit pesé ?

MÉNON.

J’ignore ce qu’ils méditent ; ils sont assurés de vaincre.

LE GRAND-PRÊTRE.

Qu’importe, si tu es prêt à m’obéir ?

MÉNON.

Je suis prêt.

LE GRAND-PRÊTRE.

Dès que l’acquittement aura été prononcé, tu t’assiéras en suppliant sur l’autel qui domine le Pnyx.

MÉNON.

Les amis de Phidias me lapideront. Il en coûte peu de tuer un esclave.

LE GRAND-PRÊTRE.

Le peuple te donnera des gardes, et les prytanes nous répondront de toi.

MÉNON.

Tu me le jures ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Je le jure. Tu accuseras donc Phidias d’impiété ?

MÉNON.

Je l’accuserai avec joie.

LE GRAND-PRÊTRE.

Tu rappelleras qu’il a souillé la statue de la déesse en y ciselant le portrait de Périclès et son propre portrait ?

MÉNON.

La ville entière l’a vu.

LE GRAND-PRÊTRE.

Oui, mais la loi de Diopithe, qui punit de mort les impies, n’est en vigueur que depuis peu de temps.

MÉNON.

Tes ordres seront exécutés.

LE GRAND-PRÊTRE.

Par Neptune, ton maître est perdu cette fois,

MÉNON.

Le peuple n’osera pas condamner l’artiste qui a paré Athènes de tant de chefs-d’œuvre.

LE GRAND-PRÊTRE.

Tu connais peu les Athéniens. Il est deux choses dont ils sont également fiers : leur ingratitude envers les hommes et leur piété envers les dieux. Dans aucun pays, les citoyens illustres ne sont plus mal récompensés et les atteintes à la religion plus sévèrement punies. Casser une branche dans un bois sacré, blesser les animaux familiers qui vivent autour des temples, c’est encourir la mort. Un enfant qui avait ramassé une feuille d’or tombée de la couronne de Diane a été livré au supplice. Malgré les efforts des philosophes, les Athéniens demeurent attachés à leurs croyances ; au besoin, ils les fortifient par une terreur salutaire.

MÉNON.

Puisses-tu dire vrai ! Mais alors Périclès fera évader Phidias.

LE GRAND-PRÊTRE.

Le gardien de la prison est un homme sûr.

MÉNON.

Il n’y a de sûr que le tombeau. Capanée et Ajax ont été foudroyés parce qu’ils défiaient les dieux. Phidias est-il moins coupable, lorsqu’il détruit la religion elle-même ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Souvent Jupiter prend sa foudre pour écraser les mortels. Il se contient parce qu’il est dieu.

MÉNON.

Et les impies prospèrent !

LE GRAND-PRÊTRE.

La vengeance divine se meut lentement, parce qu’elle est inévitable.

MÉNON.

Ne serait-ce point une action sainte ?…

LE GRAND-PRÊTRE.

Que veux-tu dire ?

MÉNON.

Être l’instrument de la vengeance divine ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Je cesse de te comprendre.

MÉNON.

Tu m’as compris, pontife vénérable ; tu devines quelle pensée brille en secret dans mon âme, comme une torche au milieu des ténèbres.

LE GRAND-PRÊTRE.

Tu parais agité par les furies.

MÉNON.

Tu conviens donc que c’est la Divinité elle-même qui m’inspire ?

LE GRAND-PRÊTRE.

Je me tairai, puisque tu interprètes si librement mes paroles.

MÉNON.

Écoute-moi du moins.

LE GRAND-PRÊTRE.

Esclave, je t’ai trop écouté peut-être.

MÉNON.

Secours mon esprit troublé.

LE GRAND-PRÊTRE.

Les oreilles d’un prêtre doivent rester pures.

MÉNON.

Si tu me refuses tes conseils, qui m’éclairera ? de grand-prêtre montre le ciel.)

SCÈNE IV.
(La maison de Bodastoreth.)
MÉNON, BODASTORETH.
MÉNON.

Tu me garantis que ce poison ne laisse aucune trace ?…

BODASTORETH.

Pas plus qu’une goutte d’eau dans la mer.

MÉNON.

Il ne tue pas subitement ?

BODASTORETH.

Celui qui l’a bu languit quelques jours, ne souffre pas, et s’éteint comme si la source de la vie tarissait naturellement.

MÉNON.

Je garde cette fiole. Voici l’argent que tu me demandes.

BODASTORETH.

Les Phéniciens surpassent en industrie les autres peuples. Ils ont inventé tout ce qui aide à bien vivre et à bien mourir.

MÉNON.

Est-il vrai que Saturne soit honoré chez vous par des sacrifices humains ?

BODASTORETH.

Baal-Moloch, que vous appelez Saturne, nous commande quelquefois de déposer dans ses bras nos nouveau-nés. Un bûcher brûle au-dessous de la statue ; les mains du dieu s’inclinent, et l’enfant roule dans les flammes.

MÉNON.

Dieux justes, qui faites périr des victimes innocentes, comment ne vous réjouiriez-vous pas si l’on vous immole des coupables ? Je te rends grâces, étranger.

BODASTORETH.

Que la paix t’accompagne !

SCÈNE V.
( La prison.)
PHIDIAS, PÉRICLÈS.
PÉRICLÈS.

O mon cher Phidias ! était-ce ici que nous devions nous retrouver ? Tu n’as donc pas reçu mon message ?

PHIDIAS.

De quel message veux-tu parler ?

PÉRICLÈS.

Dès que j’ai appris que tu quittais l’Élide, un de mes esclaves est allé t’attendre à l’isthme de Corinthe avec une lettre. Je te suppliais de ne pas rentrer à Athènes, prévoyant l’accueil que te ménageaient nos ennemis.

PHIDIAS.

Pour éviter les fatigues de la route de terre, je me suis embarqué.

PÉRICLÈS.

Et moi, persuadé que tu céderais à mes prières, je me reposais depuis trois jours dans ma maison des champs, car aucune affaire importante ne se traitait à l’assemblée. On a profité de mon absence.

PHIDIAS.

Les Athéniens craignaient de me perdre de nouveau ; c’est pourquoi ils ont choisi un moyen sûr pour me retenir.

PÉRICLÈS.

Les Athéniens se couvrent de honte, et leur ingratitude me fait gémir.

PHIDIAS.

Nous sommes trop vieux tous les deux, Périclès, pour croire encore à la reconnaissance des hommes.

PÉRICLÈS.

Je conçois que le peuple s’irrite contre les citoyens puissans, ou renverse les chefs qui le conduisent. Mais toi, qui es resté étranger aux affaires, quelle excuse a-t-on pour te nuire ? Tu ne menaces point la liberté, tu ne portes ombrage à personne. En ornant la ville de tes œuvres, tu as au contraire procuré à tous les Athéniens une gloire dont ils ne cessent point de s’enorgueillir.

PHIDIAS.

Cette gloire que tu rappelles, n’en obtenons-nous pas la plus belle part ? Elle était notre but, elle est notre récompense. Voilà ce que le peuple ne peut nous enlever. Permettons-lui donc d’être ingrat.

PÉRICLÈS.

J’admire ta douceur à supporter l’injustice. Tu ignores qu’en s’attaquant à toi, c’est un autre qu’on veut atteindre.

PHIDIAS.

Je n’ai pas coutume d’ignorer les choses qui te touchent.

PÉRICLÈS.

Quoi ! tu savais qu’on poursuit l’un après l’autre ceux qui me sont chers, et que leur amitié pour moi les expose aux plus grands dangers ?

PHIDIAS.

Je le savais.

PÉRICLÈS.

Et tu ne préférais pas rester à Olympie, où tu vivais tranquille et honoré ?

PHIDIAS.

Il ne jouit ni du calme ni des honneurs, celui qui vieillit loin de sa patrie. J’ai voulu revoir Athènes avant de mourir.

PÉRICLÈS.

Que les dieux détournent ce présage ! Tu ne mourras point, car il est facile de prouver que tu es innocent.

PHIDIAS.

Combien fut sage ton conseil, lorsque tu m’exhortas jadis à ajuster les vêtemens d’or de Minerve, de telle sorte qu’ils pussent être ôtés et replacés librement !

PÉRICLÈS.

Il était nécessaire qu’on pût les peser en cas de procès, les fondre en cas de guerre.

PHIDIAS.

Mais je crois que ce premier procès n’est qu’un prélude : il en cache un plus grave.

PÉRICLÈS.

Nos adversaires n’auraient pas manqué d’adresse à ce point.

PHIDIAS.

Par Jupiter ! ils montrent une singulière habileté, puisqu’ils préparent les esprits et excitent la haine contre moi.

PÉRICLÈS.

Tu as raison. Ils nous réservent un coup plus certain.

PHIDIAS.

Anaxagore n’a-t-il pas été accusé d’impiété ?

PÉRICLÈS.

En effet, il était même condamné, si je ne l’avais forcé de fuir.

PHIDIAS.

Aspasie n’a-t-elle pas aussi été dénoncée pour cause d’impiété ?

PÉRICLÈS.

Souvenir cruel, car mes larmes seules ont pu fléchir ses juges.

PHIDIAS.

Comment donc ne serais-je point accusé du même crime, moi que le parti aristocratique appelle le corrupteur de la religion, parce que je sculpte les dieux d’Homère ?

PÉRICLÈS.

Oui, la loi de Diopithe, à laquelle je me suis vainement opposé, est une arme terrible. Elle frappe ceux qui brillent au premier rang parmi les philosophes, les poètes et les artistes.

PHIDIAS.

Quand la sentence est prononcée, quelle peine inflige la loi ?

PÉRICLÈS.

La mort.

PHIDIAS.

Peu de mots suffisent pour les grandes choses.

PÉRICLÈS.

Hélas ! le grand-prêtre me l’avait annoncé que je verrais mes amis succomber tour à tour ! Eh bien ! pour vous sauver, je suis prêt à céder le pouvoir à mes ennemis.

PHIDIAS.

Loin de les désarmer, tu nous abandonnerais à leur vengeance.

PÉRICLÈS.

Ou plutôt je suis résolu à jeter mes concitoyens dans une longue guerre, afin d’occuper leurs esprits inquiets.

PHIDIAS.

Seras-tu donc tranquille, tandis que le sang coulera dans les batailles et que l’armée des Spartiates dévastera la plaine d’Athènes ?

PÉRICLÈS.

La guerre est inévitable ; je ne puis que la retarder ou la hâter. Je veux seulement te laisser voir quels soucis et quels projets contraires troublent ce Périclès, dont la sagesse est vantée par les Grecs. Plus je suis maître des autres, moins je le suis de moi-même. L’exercice du pouvoir, au lieu de m’accoutumer à la prudence, me fait supporter plus impatiemment les obstacles.

PHIDIAS.

Le danger que je cours ne doit pas t’émouvoir à ce point. Il est dans l’ordre de la nature que les jeunes générations poussent hors de la scène les générations qui les précèdent.

PÉRICLÈS.

Même avec violence ?

PHIDIAS.

Ce n’est pas la persuasion qui a fait partir Cimon et Thucydide pour l’exil. Que veux-tu ? Nous avons été assiégeans, il est juste que nous soyons assiégés à notre tour.

PÉRICLÈS.

Nous étions plus heureux dans ce temps-là, mon cher Phidias.

PHIDIAS.

La vie la plus heureuse ressemble à un jour d’été. Souriante au matin, radieuse après le midi, elle s’assombrit le soir et incline vers les ténèbres.

PÉRICLÈS.

Le lieu où nous sommes n’inspire que des pensées tristes. J’ai hâte de t’en faire sortir. Dès aujourd’hui je demanderai une enquête. Les trésoriers de la déesse produiront les tables de marbre où sont inscrits leurs comptes ; ils diront quelle quantité d’or ils t’ont remise. La difficulté sera de démonter les vêtemens du colosse pour les placer dans la balance. En ton absence, qui chargerons-nous de ce soin ?

PHIDIAS.

Colotès m’a aidé à construire ma statue ; il en connaît tous les secrets.

PÉRICLÈS.

J’avertirai Colotès. Cette fois, du moins, nous sommes assurés de confondre tes accusateurs. (Il sort. Entre Ménon.)

SCÈNE VI.
PHIDIAS, MÉNON.
MÉNON, il pose à terre une corbeille.

Maître, voici ton repas.

PHIDIAS.

Est-il donc déjà l’heure ?

MÉNON.

Sur le cadran de l’Agora, le soleil marque le milieu du jour.

PHIDIAS.

Fort bien. Quelques figues me suffiront. Viennent-elles de chez mon frère ?

MÉNON.

Ton frère Pantenos te les envoie.

PHIDIAS.

Je lui ai parlé de toi, Ménon.

MÉNON.

Un esclave mérite-t-il l’attention des hommes libres ?

PHIDIAS.

Comme je suppose que ma mort n’est pas éloignée, je m’inquiète de ce que tu deviendras après moi. Si tu désires la liberté, mon frère t’affranchira. Si tu la refuses, comme tu l’as refusée jusqu’à présent, il te prendra dans sa maison, où il t’assurera une vieillesse tranquille.

MÉNON.

Notre vie et notre mort sont réglées d’avance par la destinée, il verse du vin dans une coupe qu’il présente à Phidias.)

PHIDIAS.

Je t’ai toujours traité avec bonté, Ménon, sans pouvoir adoucir ton esprit farouche. Puisque tu me hais, pourquoi persister à me servir ?

MÉNON.

L’apparence est plus forte que la vérité.

PHIDIAS.

Que dis-tu ?

MÉNON.

Beaucoup prennent le thyrse, peu sont inspirés par Bacchus.

PHIDIAS.

Œdipe pourrait seul te comprendre. Les devins et les magiciennes que tu fréquentes finiront par troubler ta raison, (il boit.) Ce vin est amer.

MÉNON.

Le miel que j’y ai mêlé n’est pas exempt d’âcreté. Il coûte moins cher, car nous sommes pauvres.

PHIDIAS, lui rendant la coupe.

Comme tu es pâle !

MÉNON.

La pâleur ne convient qu’aux coupables.

PHIDIAS.

Ta main tremble ?…

MÉNON.

Ceux-là doivent trembler que menace la colère des dieux, (il sort précipitamment.}


SCÈNE VII.
PHIDIAS, seul.

Est-il fou ? ou bien aurait-il… Mes ennemis sont-ils si pressés qu’ils ne puissent attendre ma condamnation ? Peut-être se défient-ils du peuple, peut-être craignent-ils que je ne m’enfuie, à l’exemple d’Anaxagore. Ils ont tort : je suis entré ici, convaincu que je n’en sortirais point vivant. Les choses seraient pour le mieux, si Ménon avait osé me donner du poison. La gloire des Athéniens resterait pure, et la postérité ne dirait pas qu’ils n’ont offert à Phidias d’autre récompense que la mort. Chère Athènes ! quelque traitement que tu infliges à tes enfans, ils ne connaissent pas de supplice plus redoutable que l’exil. Je ne regrette ni les ombrages d’Olympie, ni l’Alphée aux belles eaux, ni les fêtes dont j’étais entouré, ni les chants qui chaque jour faisaient retentir la vallée, ni la liberté dont je ne savais plus jouir. Ma tâche accomplie, j’ai voulu revoir pour la dernière fois la ville à laquelle je n’ai rien préféré si ce n’est la gloire. Même captif, je respire l’air natal ; ce sol que je foule est le sol de la patrie. J’éprouve en ce moment une lassitude profonde et comme une défaillance. Est-ce le poison. qui agit ? est-ce la fatigue qui me dompte ? La chaîne qui attache mes pieds m’a tenu éveillé toute la nuit ; sans doute j’ai besoin de me reposer. Je t’invoque, ô doux charme du sommeil, oubli de tous les maux, image de la mort qui me sourit, (il s’endort.)

SCÈNE VIII.
(Trois Jours plus tard. — Une rue d’Athènes.)
SOCRATE, AGORACRITE.
SOCRATE.

Où vas-tu, la tristesse empreinte sur le visage ?

AGORACRITE.

Ne m’arrête pas, fils de Sophronisque, je dois me hâter.

SOCRATE.

On me reproche volontiers d’être importun. Crains donc que je ne m’attache à tes pas, jusqu’à ce que tu m’aies appris si le bruit qui s’est répandu dans la ville est vrai ou faux.

AGORACRITE.

Il n’est que trop vrai, Socrate.

SOCRATE.

Phidias est gravement malade ?

AGORACRITE.

Phidias succombe à un mal inconnu.

SOCRATE.

Nous l’avons vu revenir si vigoureux !

AGORACRITE.

Tu étais hier à l’assemblée. Tu as entendu le rapport des trésoriers de la déesse, qui a fait absoudre Phidias, et la dénonciation imprévue de son esclave, qui l’a fait ramener à la prison. Pour nous, qui avions couvert de huées Simmias, le premier accusateur, nous aurions mis en pièces l’infâme Ménon, s’il ne se fût réfugié sur l’autel. Déjà, Phidias était languissant : il a voulu se rendre au Pnyx, effort funeste. Il sent que sa fin approche, et m’envoie chercher Périclès. Comment donc pourrais-je retenir mes larmes ?

SOCRATE.

Tu m’annonces un malheur public, car Athènes va perdre non-seulement un grand artiste, mais un de ses meilleurs citoyens. Il exerçait sur Périclès une influence salutaire.

AGORACRITE.

Les Athéniens reconnaissent noblement ses services !

SOCRATE.

Le chagrin d’être aussi indignement traité ne serait-il pas la cause de sa maladie ? La vieillesse est un fruit mûr que le moindre vent détache. N’a-t-il pas soixante-cinq ans ?

AGORACRITE.

Oui, mais ceux qui vivent avec Phidias t’attesteront qu’il n’a jamais été enivré par la bonne fortune ni ébranlé par l’adversité. Il est aussi calme que s’il maniait le ciseau dans son atelier. Au moment où Ménon l’accusait d’impiété, tandis que la foule était remuée par les passions les plus contraires, j’ai remarqué que Phidias comprimait un sourire, comme un sage qui connaît les hommes et voit se réaliser ce qu’il a prédit.

SOCRATE.

Avez-vous appelé un médecin ?

AGORACRITE.

Le maître s’y est opposé : on dirait qu’il veut tenir son mal caché ou qu’il craint d’être guéri.

SOCRATE.

Ne pourrais-je le visiter dans sa prison ?

AGORACRITE.

Il t’accueillera avec plaisir, Socrate, il a pour toi une estime singulière.

SCÈNE IX.
( La prison.)
PHIDIAS, SOCRATE.
PHIDIAS.
PHIDIAS, étendu sur un lit.

Tu es le bienvenu, Socrate.

SOCRATE.

O Phidias, quelle douleur pour tes amis ! quelle honte pour notre ville !

PHIDIAS.

Toi qui désires tout savoir, tu viens apprendre comment l’on meurt en prison ?

SOCRATE.

En effet, nous vivons dans un temps où il est nécessaire de fortifier son âme par de fermes exemples, et je n’ai point encore vu d’homme de bien mourant pour une noble cause.

PHIDIAS.

De quelle cause parles-tu ? L’âge et la maladie sont mes seuls meurtriers.

SOCRATE.

Par Hercule ! tu ne comptes pour rien l’injustice ?

PHIDIAS.

Je ne puis me plaindre de l’injustice de mes concitoyens, puisqu’ils m’ont absous. Accusé de nouveau, j’attends de nouveau qu’ils me jugent ; mais la mort nous prévient tous.

SOCRATE.

Je conçois quel sentiment dicte tes paroles. Tu te réjouis de mourir avant que les Athéniens ne se rendent coupables de ta mort.

PHIDIAS.

Ce ne seraient pas les Athéniens, ce serait la loi qui me condamnerait à périr. Le décret de Diopithe menace tous ceux qui servent la démocratie et la liberté. Quiconque essaiera de rendre le peuple plus vertueux, de lui inspirer une idée plus haute de la Divinité, sera poursuivi comme impie. Toi-même, Socrate, qui veux enseigner à la jeunesse cette morale délicate qui échappe aux législateurs et n’est écrite que dans les âmes, tu t’exposes à être accusé à ton tour.

SOCRATE.

Depuis que je te contemple, Phidias, le démon familier qui habite en moi m’avertit que ce n’est point pour la dernière fois que j’entre dans cette prison et que les fers qui t’enchaînent pourraient bien m’enchaîner un jour.

PHIDIAS.

Une semblable crainte est salutaire, si elle te retient.

SOCRATE.

Plus salutaire, si elle m’excite à faire mon devoir.

PHIDIAS.

Pourquoi braver un danger certain ?

SOCRATE.

Un soldat déserte-t-il son poste parce que son poste est devenu périlleux ?

PHIDIAS.

Tu me feras regretter de t’avoir envoyé jadis chez Anaxagore.

SOCRATE.

Tes regrets seraient justes, si je me montrais indigne des leçons d’Anaxagore et de l’exemple que tu me donnes.

PHIDIAS.

Je suis vieux, tandis que tu es encore dans la force de l’âge.

SOCRATE.

Tel sert d’enseignement par sa mort plus que par sa vie.

PHIDIAS.

Loués soient les dieux ! Notre patrie n’est point à son déclin, et sa gloire doit s’augmenter encore, puisqu’elle produit des hommes capables de tout sacrifier à ce qui est bien. Courage, mon cher Socrate, l’ingratitude des hommes ne nous ôte qu’une récompense éphémère, tandis qu’elle consacre notre immortalité.

SOCRATE.

J’ai toujours admiré ta grandeur d’âme, et j’étais certain qu’elle ne se démentirait point au moment où la plupart des mortels tremblent.

PHIDIAS.

Pourquoi trembler ? Celui qui n’a rien à se reprocher, « l’espérance, comme le dit Pindare, berce doucement son cœur et allaite sa vieillesse. »

SOCRATE.

C’est pourquoi tu ne peux m’en vouloir si je viens te demander quelles pensées m’agiteront lorsque j’en serai au même point que toi.

PHIDIAS.

Tu t’adresses mal, car je ne suis point un philosophe. Je ressemble à ceux dont l’écriture n’est lisible que pour eux-mêmes.

SOCRATE.

Malgré ton aversion pour les raisonnemens, tu ne refuseras pas d’éclairer quelqu’un que tu as, plus que personne, poussé vers l’étude de la sagesse.

PHIDIAS.

Le désir de te satisfaire ne me manque pas, Socrate ; mais comment te décrire des choses que je ne puis ni voir ni pénétrer moi-même ? Car je suppose que tu veux me parler de ce monde inconnu où je vais entrer.

SOCRATE.

Oui certes, et puisque tu as déjà un pied sur le seuil, il semble que tu doives nous avertir, ainsi qu’un éclaireur qui, placé au sommet d’une montagne, embrasse un horizon étendu.

PHIDIAS.

Que te dirai-je ? En moi je sens régner la confiance et la sérénité, en dehors de moi tout est ténèbres.

SOCRATE.

Cependant ton âme est accoutumée à s’élever dans les sphères supérieures. Tu as vécu dans la contemplation de ces images divines dont tes œuvres ne sont qu’un reflet.

PHIDIAS.

Nous avons des ailes pour atteindre la vérité, la beauté, la justice, et tous ces types parfaits sur lesquels nous nous efforçons de nous régler ; mais, dès que nous voulons sonder notre propre destinée et savoir ce qui nous attend après que nous nous serons détachés du corps, tout s’obscurcit, tout est fermé devant nous, et nous sommes rejetés vers la terre. Il semble que celui qui nous a créés ait posé à notre personnalité des limites immuables.

SOCRATE.

Est-ce une preuve que nous cesserons d’exister, pour être absorbés dans le reste de l’univers ?

PHIDIAS.

Quelquefois j’entends dire que l’âme se dissipe comme la fumée qui monte vers le ciel, ou comme les derniers accords d’une lyre qui se brise. Si la mort n’est qu’un sommeil sans aucun songe, quel repos pour celui qui s’endort !

SOCRATE.

Pensée dangereuse, qu’il faut cacher à la multitude ! La crainte des châtimens qui les attend au-delà du tombeau est le seul frein qui retienne encore les hommes que les lois ne contiennent plus. D’ailleurs, Phidias, tu ne crois pas que nous périssions tout entiers ?

PHIDIAS.

Rien ne périt dans la nature. Du fruit qui se corrompt sort une plante nouvelle, et les lacs que le soleil dessèche retombent en pluie bienfaisante. Peut-être l’orgueil nous aveugle-t-il, nous qui ne consentons point à être mortels et qui prétendons entrer dans l’infini avec la conscience de ce que nous sommes ; mais cette intelligence que je sens en moi, que j’ai développée sans cesse, qui s’est accrue à mesure que mes membres s’usaient, et qui possède toute sa puissance au moment où mon corps touche à sa ruine, il est impossible qu’elle s’éteigne tout à coup.

SOCRATE.

Poursuis, je te comprends.

PHIDIAS.

Qui sait si ce que nous appelons la vie n’est point une mort et si la mort n’est point une vie ? De toutes les œuvres du Créateur, la plus merveilleuse, la plus délicate, celle qui semble avoir épuisé la science du divin artiste, c’est l’âme. Ce chef-d’œuvre ne durerait-il donc qu’un matin ?

SOCRATE.

Cela n’est pas vraisemblable.

PHIDIAS.

Le génie, présent inexplicable, serait-il enfoui à jamais dans l’urne qui contient nos cendres ?

SOCRATE.

Non, j’en atteste Jupiter !

PHIDIAS.

Enfin, puisque l’âme est capable de concevoir Dieu et de l’adorer, par cela seul ne devient-elle pas sacrée, et l’image de la Divinité qu’elle porte empreinte ne l’assure-t-elle pas d’être immortelle ?

SOCRATE.

Je ressemble au voyageur à qui l’on décrit des contrées qu’il croit avoir déjà parcourues.

PHIDIAS.

Quoi qu’il en soit, Socrate, je me remets sans crainte entre les mains de celui qui régit le monde et qui a tout prévu.

SOCRATE.

Il m’est donc permis de m’étonner, puisque telle est ta persuasion, que le souffle de la mort qui s’approche ne t’inspire pas, en soulevant devant tes yeux le voile du sanctuaire.

PHIDIAS.

Le contraire m’arrive, car je t’avouerai sincèrement ce que j’éprouve. Quand j’étais plein de vie et voulais saisir Dieu pour le représenter aux hommes, je sculptais un Jupiter, une Minerve, un Apollon. Ces figures m’apparaissaient cent fois plus belles que le marbre ou l’ivoire ne pouvaient les rendre : elles remplissaient le ciel par leur grandeur ; sur leurs traits rayonnaient une bonté et une grâce ineffables. Aujourd’hui je rougis d’avoir osé façonner Dieu à notre image, et de l’avoir enfermé dans une prison telle que le corps. Toute forme propre à flatter nos sens s’est évanouie. Si je m’efforce de contempler la Divinité, elle recule à travers les espaces, elle m’éblouit, elle se dérobe, revêtue tour à tour des rayons de la lumière et des ombres de la nuit, tandis qu’autour d’elle court éternellement le chœur innombrable des astres.

SOCRATE.

Et tu n’entrevois pas quelle destinée t’est réservée ?

PHIDIAS.

Les mortels, bornés qu’ils sont de toutes parts, conforment leurs espérances à leurs désirs et règlent la vie future sur leurs habitudes présentes. Les sages se flattent de se promener dans les Champs-Elysées en conversant avec les sages. Les guerriers d’Homère veulent retrouver dans les enfers les luttes héroïques de l’hippodrome. On nous dit que les Scythes, peuple errant, comptent se livrer dans le ciel à des chasses effrénées. De même, ayant été adonné à l’art, c’est en artiste que j’envisage le lendemain de la mort. Je m’imagine que je verrai Dieu face à face, que les modèles de beauté et de perfection qu’il contient en lui me seront révélés, que j’embrasserai d’un regard le spectacle de l’immense univers, que j’en pénétrerai le mystérieux mécanisme, en un mot que je m’enivrerai à la source éternelle du beau. Mais je ris, Socrate, en m’apercevant que je partage encore les faiblesses humaines.

SOCRATE.

Tu changes de visage ! N’ai-je point abusé de ta force ?

PHIDIAS.

Je dois me ménager. Bien que ma volonté me soutienne, il ne me reste que peu d’heures à vivre. Périclès va venir. Il faut aussi que j’adresse à mes amis le suprême adieu. Ils attendent, réunis devant la prison.

SOCRATE.

Ils y sont en effet, ne dissimulant point leur douleur.

PHIDIAS.

Qu’ils entrent, et se hâtent. (Socrate sort, et revient avec les disciples de Phidias.)

SCÈNE X.
PHIDIAS, SOCRATE, AGORACRITE, ALCAMÈNE, PRAXIAS, D’AUTRES DISCIPLES DE PHIDIAS.
PHIDIAS.

Ne pleurez pas, mes amis. J’ai atteint l’âge où un jour ajouté à un autre jour n’apporte ni profit ni plaisir.

AGORACRITE.

O maître, que de chefs-d’œuvre tu aurais pu créer encore !

PHIDIAS.

Tu te trompes, Agoracrite, le Jupiter d’Olympie était mon dernier effort. Pour celui qui a l’habitude du travail, s’arrêter à temps est une science difficile. Combien d’artistes, quoique leur main soit affaiblie, s’acharnent à produire des œuvres qu’ils n’auraient point avouées dans leur jeunesse ! Peu à, peu ils détruisent eux-mêmes leur renommée et finissent par exciter plus de pitié que d’estime. Ne suis-je pas vraiment digne d’envie, moi qui meurs complet ?

PÆONIOS.

De retour dans ta patrie, tu aurais joui tranquillement de ta gloire.

PHIDIAS.

Cette tranquillité n’est accordée qu’aux morts.

AGORACRITE.

Si du moins tes jours n’étaient point abrégés par les mauvais traitemens !

PHIDIAS.

Me supposes-tu si lâche que je n’aie pu supporter une semaine de captivité ? Non, mon heure était marquée. La destinée me frappe ici, comme elle m’aurait frappé en tout autre lieu.

PRAXIAS.

Ainsi tes yeux ne verront même plus, avant de se fermer, la sainte lumière du soleil ?

PHIDIAS.

La conscience d’une vie bien remplie répand au dedans de moi-même une clarté non moins douce.

SOCRATE.

En effet, mon cher Phidias, il ne convient pas de plaindre celui qui couronne une belle vie par une belle mort. Aussi gémissons-nous moins sur toi que sur nous-mêmes, qui allons être privés d’un ami tel que toi.

AGORACRITE.

Que deviendront ceux qui étaient accoutumés à travailler sous tes yeux sans te jamais quitter ?

PHIDIAS.

Depuis longtemps vous êtes des hommes et vous m’égalez en science. Ce que vous avez appris de moi, vous l’enseignerez à votre tour. Périclès ne cessera pas de vous protéger.

AGORACRITE.

Ton sort est tout à fait propre à nous encourager.

PHIDIAS.

Mon malheur vous sera utile. Le peuple, aussitôt sa colère assouvie, regrettera de s’être laissé abuser par nos ennemis.

PRAXIAS.

Nous étions plus heureux à Olympie.

PHIDIAS.

Vous serez plus illustres à Athènes. La gloire ne s’acquiert pas sans souffrances ; mais ce que l’on souffre a la recherche des belles choses est beau. Oui, vous traverserez des années difficiles. N’oubliez pas que la patrie est comme une mère ; que l’on la respecte toujours, même lorsqu’elle se montre injuste.

ALCAMÈNE.

La guerre menace de s’étendre sur la Grèce ainsi qu’un vaste incendie.

PHIDIAS.

Tant qu’une ville grecque restera debout, les arts y seront honorés. D’ailleurs, si les grands travaux sont suspendus, vous vous renfermerez dans vos ateliers. L’Ionie, la Grande-Grèce, la Sicile et même les colonies perdues au milieu des peuplades barbares ne sont-elles pas accoutumées à se disputer vos œuvres à prix d’or ?

AGORACRITE.

Tout nous serait facile avec toi.

PHIDIAS.

Qu’importe l’homme, puisque l’art est immortel ? Considérez les courses aux flambeaux que les Athéniens célèbrent en souvenir de Prométhée. La torche allumée passe de main en main, et chaque jeune homme traverse en courant l’espace désigné, n’ayant d’autre crainte que de laisser la flamme s’éteindre pendant qu’elle lui est confiée. Ainsi votre seul souci doit être de conserver intacte la tradition que j’ai reçue de mes maîtres et que je vous transmets.

PÆONIOS.

Cette tradition, tu l’as rendue si parfaite que nous ne pourrons que l’amoindrir.

PHIDIAS.

Non, par Hercule, si vous restez simples et ne cherchez pas à faire mieux que ce qui est bien. Nous sommes arrivés à un point qu’il est aisé, mais surtout dangereux de dépasser. Vous êtes tellement maîtres de votre ciseau, si sûrs de pouvoir tout oser, que la matière ne vous opposera plus d’obstacles. Soit qu’il vous plaise d’imiter trop exactement la nature, soit que vous vous épreniez d’une grâce délicate, soit que vous vouliez donner à vos statues un fini propre à flatter les yeux, ainsi que l’a fait plus d’une fois Alcamène, vous vous éloignerez de la simplicité.

ALCAMÈNE.

Si j’avais cru t’affliger, Phidias, je me serais conformé en tout à tes conseils.

PHIDIAS.

Tu ne m’as point affligé, mon cher ami, car la variété est une des conditions de l’art ; ainsi sur le même sol naissent des fleurs diverses. Chez les égyptiens, tout est convention, et leur sculpture est immobile comme leurs hiéroglyphes. Nous autres Grecs, nous ne devons notre grandeur qu’à la liberté.

ALCAMÈNE.

La tradition cependant gêne la liberté, puisqu’elle est une règle.

PHIDIAS.

Les lois tracent aussi des bornes à notre liberté, et nous les appelons tutélaires. La tradition, qu’est-ce autre chose que l’expérience des siècles qui nous ont précédés, trésor accumulé où vous n’avez qu’à puiser ? S’il est vrai que nous ayons atteint la perfection autant qu’il est permis aux hommes de l’atteindre, vous n’avez plus à découvrir les principes du beau, mais à les appliquer, sans que le désir d’inventer vous les fasse perdre de vue. Vous devez présenter une beauté si pure et si naturelle qu’elle n’ait pas besoin de surprendre par la nouveauté. Les statues qui séduisent par leur finesse ont une pointe qui s’émousse aussitôt. Que l’art soit dans vos œuvres comme la santé dans le corps, qui n’est jamais meilleure que lorsqu’elle ne se fait point sentir.

ALCAMÈNE.

Il est pourtant nécessaire d’éveiller l’attention par un spectacle nouveau.

PHIDIAS.

Nécessité qu’il faut combattre. L’homme est en effet amoureux du changement : tel est le secret du progrès dans les sociétés jeunes encore, telle est la cause de la décadence chez les peuples qui arrivent à leur maturité. La perfection elle-même vous lasserait si vous n’étiez pas résolus à vous y attacher avec la même fermeté qu’exigent le devoir et la vertu, car c’est vous qui êtes constitués les maîtres du goût public et les gardiens du beau. Pour obtenir des éloges qui ne durent pas, ne renoncez donc jamais à la seule gloire qui soit durable. Songez que vous tenez dans vos mains la destinée de l’art grec. Quand je vous ai visités à Phigalie, trop tard pour vous avertir, j’ai été attristé en remarquant sur les sculptures du temple des mouvemens exagérés, une recherche de la violence que je ne vous avais point enseignée. Le calme est la première beauté du corps, de même que la sagesse est la plus haute expression de l’âme.

PRAXIAS.

Il est vrai que nous étions las de sculpter ces combats d’amazones et ces éternels centaures.

PHIDIAS.

Les sujets vous manquent-ils ? Le monde de nos fictions n’est-il pas immense ? De là vous tirerez les nouveautés fécondes qui frapperont les esprits bien mieux que des formes imprévues et un style sans cesse altéré. Si Jupiter et Minerve m’appartiennent, si Junon est consacrée à jamais par le talent de Polyclète, les autres dieux attendent que vous leur donniez à votre tour leurs attributs, leurs proportions, leur caractère, leur beauté propre. Quand l’Olympe sera épuisé, la terre, la mer, l’air lui-même ne sont-ils pas remplis de ces divins fantômes que les poètes ont décrits, mais que vous seuls pourrez saisir ? Dès qu’Apollon descend sur le Parnasse, les Muses forment aussitôt leur chœur sacré, tandis que les Heures prennent soin de ses coursiers et que Marsyas essaie sa flûte sous le hêtre voisin. Dès que Vénus se repose sous les ombrages de Paphos, elle est entourée par l’Amour, le Désir, la Persuasion, et par les Grâces qui lui dénouent sa chevelure. Bacchus s’avance sur les coteaux conduisant la troupe pétulante des faunes, des bacchantes et des satyres. Neptune paraît sur les flots, et déjà Téthys, Amphitrite, Leucothée, les néréides innombrables s’élancent à sa suite, sans que les tritons et les dauphins cessent leurs jeux, qui font jaillir l’onde amère. La nature entière, animée par les croyances de l’homme, vous offre des sujets. Quel arbre ne cache une dryade ? Quelle source n’est protégée par une nymphe ? Quel fleuve ne s’épanche de l’urne d’un dieu ? Tout prend un corps, tout a un nom. Le premier sourire du matin s’appelle l’Aurore, le murmure de l’air s’appelle Zéphyre ; si votre propre voix résonne parmi les rochers, c’est Écho qui vous répond. Même quand la nation des Hellènes aura disparu, la religion et l’épopée grecques fourniront une matière inépuisable aux artistes de tous les âges.

PRAXIAS.

Mais pour représenter des créations nouvelles, de nouvelles formes sont nécessaires.

PHIDIAS.

Les formes sont pour la sculpture ce que les mots sont pour la poésie. Quand une langue est belle comme la nôtre, Sophocle n’a pas besoin d’inventer des mots pour traduire ses idées, mais il combine avec une divine harmonie ceux qui sont fixés par l’usage. Avec quelle docilité l’école d’Argos ne copie-t-elle pas les proportions que Polyclète a immortalisées dans sa statue du Doryphore ! S’il est vrai que l’école attique ait trouvé des formes plus grandioses et plus exquises encore, conservez-les soigneusement, de même que nos poètes gardent la langue dans sa pureté. Réservez au contraire toute la force de votre esprit pour imaginer des types sur lesquels ces formes seront étendues ainsi qu’un vêtement. Laissez aux Doriens les athlètes, les portraits, et le soin de reproduire servilement la nature. Des Athéniens doivent créer sans cesse, contemplant ces images idéales que l’âme porte en elle-même comme un souvenir. C’est au génie athénien qu’il appartient de donner des modèles au reste de la Grèce, et, sous la forme des dieux qu’elle adore, de lui faire admirer successivement les expressions les plus diverses de la beauté. En restant fidèles a cette tâche, vous ne serez pas seulement les premiers parmi les sculpteurs contemporains, mais vous resterez les ancêtres de tous ceux qui manieront le ciseau dans les âges futurs, et qui, désespérant de vous égaler, se feront vos imitateurs.

ALCAMÈNE.

Maître, nous nous efforcerons de continuer ton œuvre. (Entre Périclès.)

PHIDIAS.

Et maintenant, mes amis, il faut nous séparer, vous pour vivre, moi pour mourir. (Agoracrite et quelques autres disciples ne peuvent contenir leurs larmes.) Modère ta douleur, cher Agoracrite : nous nous reverrons, je l’espère ; mais je dois m’entretenir seul avec Périclès. (Ils s’éloignent, Socrate retient Alcamène sur le seuil.)

SOCRATE.

Les frontons d’Égine sont sans doute présens à ta mémoire ?

ALCAMÈNE.

Assurément.

SOCRATE.

Phidias ne te rappelle-t-il pas les statues de ces héros dont la poitrine est traversée par une flèche, et qui ont le sourire sur les lèvres ?

ALCAMÈNE.

Oui, lui aussi expire en souriant, mort digne d’un sculpteur.

SOCRATE.

Dis surtout d’un homme de bien, (ils sortent.)

SCÈNE XI.
PHIDIAS, PÉRICLÈS.
PÉRICLÈS.

En es-tu là ? Après trois jours ! Ta maladie n’est pas naturelle.

PHIDIAS.

Tu sauras la vérité. J’ai bu du poison.

PÉRICLÈS.

Quoi ! toi-même !

PHIDIAS.

Je m’explique mal. Du poison m’a été versé.

PÉRICLÈS.

O dieux qui protégez notre patrie !

PHIDIAS.

Sois calme, mon cher Périclès. Il faut que nous profitions des momens qui nous restent.

PÉRICLÈS.

Et qui a osé ?…

PHIDIAS.

Je veux l’ignorer : tous doivent l’ignorer avec moi. Quelle tache pour le nom d’Athènes, si l’on apprenait ce que j’ai souffert ici, sous la garde des lois ! Et toi, Périclès, tu serais accusé plus que personne, car l’on ne manquerait pas de dire que tu t’es défait de moi, craignant mes aveux. Il faut que l’on croie que je succombe à l’âge et au chagrin, comme Miltiade.

PÉRICLÈS.

Ce qui est vrai perce toujours, de même que l’or brille dans la nuit. D’ailleurs l’injustice des Athéniens n’en sera que plus odieuse, puisqu’elle paraîtra la cause de ta mort.

PHIDIAS.

L’histoire justifie souvent l’ingratitude des peuples. Toi, veille à ta sûreté, les mêmes mains qui ont fait tuer Ephialte m’atteignent aujourd’hui.

PÉRICLÈS.

Que ne prennent-elles ma vie ? Je ne l’ai jamais défendue ; mais s’attaquer à tous ceux qui me sont chers, calomnier les hommes auxquels Athènes doit sa gloire, frapper ceux qui lui rendent les plus grands services ! Et cette démocratie crédule et envieuse, semblable à une hydre qui dévore tout ! Elle attend pour m’engloutir à mon tour que je reste seul, vous ayant vus tous périr.

PHIDIAS.

C’est toi qui as assuré le triomphe de la démocratie.

PÉRICLÈS.

Oui, c’est moi, et comment en suis-je récompensé ? Depuis quarante ans je prends part aux affaires de mon pays, depuis quinze ans j’exerce par mes conseils une influence souveraine, qui fait dire que notre gouvernement est une monarchie. Cependant ai-je abusé un seul jour de l’autorité qui m’était déférée ? Est-il un citoyen à qui j’aie fait prendre le deuil ?

PHIDIAS.

Aucune renommée n’est plus pure que la tienne.

PÉRICLÈS.

Hélas ! nous n’entendons que le bruit de la renommée, la réalité nous échappe, tandis que nous sentons ce que la douleur a de réel. Je te perds, toi, le compagnon de ma jeunesse, le confident de mes projets, mon guide le plus sûr dans les entreprises qui ont fait d’Athènes la reine des villes grecques !

PHIDIAS.

À notre âge, mon ami, les séparations ne sont plus de longue durée. Heureux ceux qui partent les premiers ! Il est facile de bien commencer la vie, difficile de la bien finir.

PÉRICLÈS.

Tu as raison. Je n’ai désormais devant moi que la solitude, la trahison et des calamités publiques que je ne pourrai prévenir.

PHIDIAS.

La fortune n’aime point les vieillards. Ce pouvoir qui t’attire tant de haines, qui te quittera peut-être, n’est-il pas temps de le quitter ?

PÉRICLÈS.

Tu m’en dissuadais il y a trois jours.

PHIDIAS.

Parce que tu ne pensais qu’à me sauver. Aujourd’hui il ne s’agit plus de moi, c’est uniquement ton intérêt qu’il convient d’examiner. O Périclès, tu es le plus envié des Grecs, et pourtant je connais un homme qui sera plus grand que toi.

PÉRICLÈS.

Lequel ?

PHIDIAS.

Celui qui, possédant une puissance semblable à la tienne, y renoncera volontairement.

PÉRICLÈS.

Il est pénible d’avoir été et de n’être plus.

PHIDIAS.

Où serait, sans cela, la beauté du sacrifice ?

PÉRICLÈS.

Régner est un doux poison…

PHIDIAS.

Être admiré est quelque chose de plus doux encore. Du reste, il règne toujours celui qui ne s’est laissé vaincre que par ses amis.

PÉRICLÈS.

Tu me connais, Phidias : je ne suis incapable ni de concevoir ce qui est bien, ni de l’exécuter. Je puis, comme les autres magistrats, rentrer dans l’oisiveté, où le souvenir de ce que j’ai fait m’aiderait à attendre la mort avec patience ; mais que deviendra la puissance d’Athènes ? que deviendra sa liberté ?

PHIDIAS.

La liberté et la puissance d’un peuple ne dépendent pas d’un seul homme, qui est mortel, mais de ses institutions, qui ne périssent pas.

PÉRICLÈS.

Tu ne nieras point que nos institutions mêmes n’encouragent les ambitieux. La démocratie ne saurait se passer d’un chef, semblable à un troupeau qui n’existe pas sans le berger. Si je me retire, qui me remplacera ? Seront-ce mes fils, Paralos l’indolent ou Xanthippe, esclave d’une femme dépensière ?

PHIDIAS.

L’égalité serait détruite à jamais entre les hommes, si un père illustre n’avait pas des enfans dégénérés.

PÉRICLÈS.

Sera-ce Alcibiade, dont les qualités les plus séduisantes ne sont égalées que par la corruption ? Je l’admire, et il m’effraie. Comment respectera-t-il plus tard les lois, puisqu’il ne connaît déjà aucun frein ? Prompt à servir son pays, il sera plus prompt à lui nuire.

PHIDIAS.

Il ne faut point nourrir un lionceau dans une ville : si on le nourrit, il faut subir ses caprices.

PÉRICLÈS.

Enfin céderai-je la place à Cléon, à Simmias, à Lacratidas, à Hyperbolos, à tous ces orateurs qui se fraient un chemin par les bouillonnemens de leur parole, ainsi que des torrens sillonnent la plaine ? La gravité, la modération, le respect de soi-même, secret de mon influence, leur sont inconnus. Au lieu d’éclairer le peuple, ils le flattent, préférant au bien public leur propre intérêt. Ils méprisent l’éloquence pleine de mesure et pour ainsi dire rhythmée qui conservait à la tribune le caractère religieux qui lui convient, car elle est le sanctuaire d’où partent les sages conseils, et les conseils funestes, où se décident la grandeur de la patrie et sa ruine. Au contraire, leurs invectives et leurs dénonciations ressemblent aux aboiemens d’une meute qui poursuit sa proie. Il faut donc que je reste à la tête de la république tant que mes forces me soutiendront, tant qu’un chef ne se sera pas produit. La nécessité me rend esclave de la fortune ; moi aussi, je porte la tunique de Nessus. Si les Athéniens m’ôtaient le pouvoir, ils me supplieraient bientôt de le reprendre, parce qu’ils s’apercevraient que seul je puis les conduire à travers les dangers qui les menacent.

PHIDIAS.

Ces dangers, fais-tu ce qui est utile pour les conjurer ?

PÉRICLÈS.

On ne conjure point ce qui est inévitable. Avant de me blâmer, Phidias, car je sens que tu me blâmes, apprends exactement ce qui s’est passé pendant ton absence. Nous nous étions promis qu’Athènes serait la capitale de la Grèce, et qu’elle soumettrait tous les peuples qui parlent la même langue au plus glorieux des empires, celui de la persuasion. L’éloquence, l’art, la poésie, devaient lui ceindre une triple couronne. Ses ennemis poseraient les armes, touchés par le respect du beau ; ses alliés, saisis d’une admiration généreuse, se réjouiraient de resserrer les liens qui les unissaient à nous ; ses sujets eux-mêmes n’obéiraient pas sans orgueil à une ville si digne de leur commander. Comment une partie de cette splendeur s’est réalisée, comment nous avons été arrêtés par nos propres concitoyens, tu le sais, toi qui t’es dévoué pour moi. Après ton départ, que quelques-uns ont appelé une fuite, j’ai voulu du moins poursuivre l’œuvre politique que nous avions conçue. Convaincus par mes discours, les Athéniens ont nommé vingt ambassadeurs. Cinq ont traversé l’isthme et se sont rendus dans le Péloponèse ; cinq ont gagné le nord de la Grèce et la Thessalie ; cinq autres ont visité l’Ionie et les îles florissantes qui sont assises sur les flots ; les derniers se dirigeaient vers la Thrace et les colonies de l’Hellespont. Ils ont proposé à tous les peuples d’abjurer leurs haines, pour se souvenir que le même sang coulait dans leurs veines, de conclure entre eux une alliance éternelle, et, ne conservant qu’un nombre de vaisseaux et de soldats suffisant pour repousser les Barbares, de tourner leurs efforts vers le commerce, l’agriculture, les arts, qui assurent la félicité des nations. Chaque ville, gardant son indépendance, choisissait des représentans, qui devaient s’assembler chaque année à Athènes pour régler les intérêts de la patrie commune, et tandis qu’ils auraient assuré à la Grèce entière la paix et la concorde, ils lui auraient ménagé peut-être la conquête du monde.

PHIDIAS.

Oui, tels étaient nos projets ; mais nous avions oublié que les hommes ne sont point parfaits.

PÉRICLÈS.

Je touchais le but, Phidias, je l’aurais atteint sans la jalousie des Lacédémoniens. Notre proposition était accueillie partout avec enthousiasme, lorsque leurs envoyés ont paru à leur tour, semant la défiance, réveillant les querelles anciennes, excitant l’envie, flamme secrète qui ne s’éteint jamais dans le cœur des hommes. Depuis ce moment, les Doriens du Péloponèse ont juré de détruire la puissance d’Athènes, ils épient l’occasion de nous déclarer la guerre aussitôt que leurs forces seront prêtes pour nous écraser ; mais je les préviendrai.

PHIDIAS.

Ils te craignent avec raison, parce que tu encourages l’ambition de nos concitoyens. Si tu t’éloignais des affaires, les hostilités n’éclateraient pas.

PÉRICLÈS.

Elles éclateraient dès demain. Tu ne connais plus les Athéniens, tant ils ont changé pendant ton séjour en Élide. Tout ce qu’ils ont aimé, ils le dédaignent, mobiles dans leurs passions, épris des nouveautés, préférant des chimères à la gloire la plus solide. Les bienfaits de la paix, ils les supportent avec impatience ; la culture de leurs terres, ils y renoncent pour s’élancer sur leurs belles trirèmes ; la richesse les enivre sans les satisfaire, et ils calculent combien de flottes on peut équiper à l’aide des sommes immenses que contient le trésor de Minerve. Les arts ont cessé de les captiver, ce qui t’arrive en est la preuve. La poésie elle-même leur paraît surtout propre à célébrer des victoires. En un mot, ils ne souhaitent que les conquêtes. Si tu n’étais point prisonnier, tu verrais nos jeunes gens dans le stade et nos vieillards eux-mêmes dans les jardins d’Académos traçant sur le sable la figure des pays qu’ils veulent envahir. Tantôt c’est la Sicile, peuplée par les Doriens, tantôt l’Italie aux plaines fertiles. Ceux-ci assiègent Carthage et soumettent l’Afrique à leur joug ; ceux-là, s’élançant sur l’Asie, renversent le trône d’Ecbatane. Moi seul, je les retiens encore : si je descends du char, les coursiers emportés le feront aussitôt voler en éclats.

PHIDIAS.

Combien la destinée se plaît à confondre les desseins des mortels, si l’habile Périclès ne sait plus redresser les esprits de ses concitoyens !

PÉRICLÈS.

Quoi ! tu ne me crois pas ?

PHIDIAS.

Je te crois, mon ami ; mais je voudrais que les armes t’inspirassent plus d’horreur. Songe que des guerres prolongées (et celle-ci sera terrible) ramènent une nation à une sorte de barbarie, en l’accoutumant à n’estimer que la force. Le bien que tu as fait depuis quarante ans sera détruit après quelques campagnes, car le théâtre n’a plus de charme quand l’oreille est accoutumée au bruit de la trompette ; les architectes et les sculpteurs cèdent la place aux marchands d’aigrettes et aux fabricans de cuirasses ; les maîtres d’éloquence sont méprisés par la jeunesse, qui se presse autour des professeurs de gymnastique et d’escrime. Comme la victoire appartient, non pas à celui qui a raison, mais à celui qui tue le plus d’ennemis, la violence règne partout, et ce spectacle corrompt peu à peu les âmes les meilleures. Les mœurs deviennent plus grossières, les généraux plus puissans, et la liberté est promptement menacée.

PÉRICLÈS.

Il est au contraire plus facile de gouverner les Athéniens lorsque leur turbulence se tourne vers le dehors. De même que les médecins n’ont de crédit qu’auprès des malades, de même les chefs d’une république trouvent le peuple plus docile dans le danger.

PHIDIAS.

Mais ce danger, en as-tu mesuré l’étendue ? Ne prévois-tu pas qu’une moitié de la Grèce se lèvera contre l’autre moitié ?

PÉRICLÈS.

Celui qui déchaîne les tempêtes les peut enchaîner de nouveau.

PHIDIAS.

Ainsi les âmes les plus grandes n’échappent point à l’aveuglement ! Tes desseins, Périclès, m’étaient connus. La rumeur publique me les avait appris à Olympie. Notre conversation, il y a trois jours, ne m’a laissé aucun doute. C’est pourquoi je t’ai prié une dernière fois de venir. Si la voix d’un ami mourant est capable de te toucher, renonce à une résolution qui peut te perdre, et qui perdra certainement notre patrie.

PÉRICLÈS.

Ta mort même m’avertit de me tenir sur mes gardes et de te venger. D’ailleurs ne sommes-nous pas les fils des héros de Marathon ?

PHIDIAS.

Ce ne sont plus des Mèdes que nous combattrons, mais des Grecs ; ce sont des frères qui nous égalent en courage et nous surpassent en nombre.

PÉRICLÈS.

La victoire n’en sera que plus belle, et la mer nous appartient.

PHIDIAS.

Nos flottes, bonnes pour envahir d’autres pays, sont inutiles pour nous défendre, puisque l’Attique n’est point une île.

PÉRICLÈS.

Le sort en est jeté. Athènes ou Sparte, il faut qu’une des rivales succombe.

PHIDIAS.

Je quittais la vie avec calme, je la quitte maintenant avec joie. Je ne verrai point nos campagnes ravagées chaque printemps, ni les Lacédémoniens s’avançant, la torche à la main, jusqu’à nos portes solidement fermées. Je ne verrai point le deuil entrer dans une maison, puis dans une autre. Je n’entendrai point les éloges funèbres des guerriers morts, qui remplaceront désormais les fêtes et les chants. Je ne compterai point du regard notre jeunesse décimée, jusqu’au jour où nos murs seront vides de défenseurs. Je n’assisterai point, vieillard impuissant, au triomphe d’un Spartiate, qui choisira ses captives, vendra nos dépouilles à l’encan, et portera peut-être le fer sur le Parthénon. O Périclès, toi que j’ai tant aimé, le dernier vœu que je forme, c’est que tu meures à temps, comme je meurs !

PÉRICLÈS.

Donne-moi cette main fidèle, que je ne presserai plus. Je te le jure, tu auras des funérailles sanglantes !

PHIDIAS.

Hélas !

PÉRICLÈS.

C’est aux Athéniens de dire : « Hélas ! » car leur bon génie descend avec toi dans le tombeau.

(Phidias expire.


BEULE.

  1. Voyez, dans la livraison du 15 mars 1861, l’Atelier de Phidias. Quinze années se sont écoulées, pendant lesquelles Phidias a terminé le Parthénon et sculpté le Jupiter d’Olympie. La scène se passe l’an 431 avant Jésus-Christ.