La Mort de Morny et ses suites

La Mort de Morny et ses suites
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 294-326).
LA MORT DE MORNY
ET SES SUITES


I

Chaque année, dans l’intervalle des sessions, l’Empereur opérait quelque modification à son mécanisme gouvernemental. Celle de cette année consista à prendre à la Banque M. Vuitry, et à le nommer ministre président du Conseil d’État (28 septembre 1864). L’éducation de Vuitry avait été d’abord scientifique : il entra un des premiers à l’École polytechnique, il fit en même temps son droit et acquit le titre de docteur ; toutefois, le penchant scientifique prévalut, et il eut toujours le goût des mathématiques pures. Il avait traversé l’administration aux Cultes et aux Finances : c’est au Conseil d’État qu’il déploya toute sa valeur et acquit aussitôt, pour ne plus la perdre, une autorité prépondérante. La Banque avait été pour lui un exil d’où l’on eut raison de le retirer. Il possédait certains dons à un degré tout à fait supérieur. Son esprit, d’une acuité et d’une sûreté de vision pénétrantes, et sa conscience, d’une rigide inflexibilité de droiture, imprimaient une sérénité presque impeccable à ses appréciations sur les événemens, même quand il s’y trouvait mêlé. Il s’appliquait à ce qu’aucune considération intéressée ne vînt le troubler : ayant à se prononcer sur l’opportunité d’une conversion de rentes, il donna l’ordre de vendre toutes celles qu’il possédait. Il entrait dans une question comme un rayon de lumière dans un paysage, l’illuminant jusque dans ses plus profonds replis ; quand il l’avait explorée, aucun aspect ne lui avait échappé, tous lui étaient présens à la fois, et il les exposait en une langue qui ne se laissait pas même admirer tant elle s’identifiait avec les faits qu’il montrait dans leur vivante réalité. Sa lucidité précise, forte de logique, n’avait pas cependant de sécheresse, car elle était assaisonnée de finesse et rendue séduisante par l’agrément d’une diction naturelle toute de source. Les hommes n’étaient pas plus fermés à son observation que les affaires ; il démêlait leur caractère véritable, sans se laisser surprendre aux apparences brillantes, ni détourner par la modestie des qualités silencieuses. Et comme il en est peu en qui l’on ne découvre quelque côté estimable, il se montrait également doux et bienveillant envers les personnages les plus dissemblables : aussi, partout où il passa, il inspira de vives sympathies.

Dans la vie publique, trop de clairvoyance souvent paralyse : voir les choses telles qu’elles sont, sans illusion et sans entraînement, rend bien difficile de se passionner pour aucune d’elles : on les explore, on les discute, on les juge, on les supporte, on ne s’y livre pas ; une sagesse philosophique aussi placide que celle de Vuitry dispose peu à l’action : il en était encore éloigné par son caractère, auquel manquaient les muscles endurcis. Les lourdes responsabilités lui déplaisaient, bien qu’il ne les refusât pas quand on les lui imposait ; la lutte ne l’attirait pas et il eût mieux aimé être un de ces sénateurs des anciennes républiques, rendant de leur chaise curule des décisions reçues comme des oracles, que le champion oratoire d’un gouvernement devant une Chambre. Tout cela se lisait dans son beau visage, éclairé d’intelligence, grave, réfléchi, sur lequel la bonté était, du moins en public, tempérée par une réserve presque timide. Il fut certainement heureux d’être président du Conseil d’État. Je doute qu’il l’ait été autant de devenir ministre.

L’Empereur et l’Impératrice, après avoir été à Nice rendre une visite de politesse à l’Empereur et à l’Impératrice de Russie, venus là pour la santé de leur fils, s’étaient établis à Compiègne, Parmi les invités fut le prince Napoléon. L’Empereur, incapable d’un long ressentiment, l’avait admis en grâce. Il ne se contenta pas d’amnistier son passé ; il voulut lui rendre une situation influente : il accrut les attributions du Conseil privé, en fit un conseil supérieur de gouvernement chargé de préparer les projets de loi ou les sénatus-consultes ayant un grand intérêt politique, et il en nomma le prince vice-président. Le jour où le décret, signé le 24 novembre 1864, fut publié au Journal officiel du 3 janvier 1865, le maréchal Vaillant, interprète de la pensée de la majorité de l’entourage impérial, écrit sur son carnet : « J’ai grande confiance dans la sagesse de Sa Majesté, et cependant... »

Persigny, dans ses Mémoires, gémit plus véhémentement contre cette incapacité de l’Empereur à savoir punir. « Quand on l’approche de près, quand on le voit dans son intimité aussi simple, aussi modeste dans la plus éclatante fortune que le dernier de ses sujets, quand on se trouve devant cet homme de bien aux manières distinguées, sans l’ombre de prétentions, d’orgueil personnel ou de vanité, quand on entend cette raison noble, élevée, appliquer à tous les objets le bon sens le plus droit, le plus parfait, enfin quand on l’a vu, comme je l’ai vu, dans le péril, le plus intrépide des hommes, il est impossible de n’être pas séduit, charmé, et l’on comprend aisément les grandeurs de son règne. Mais si l’on pénètre plus avant dans son cœur, si l’on vient assister aux luttes de sa raison contre sa bonté, luttes qui ne sont que des défaites et souvent des déroutes, on plaint ce prince si bon, si généreux, si indulgent de ne pouvoir punir et frapper ceux qui devraient être punis et frappés ; on devine avec quelle facilité ce noble esprit peut être la victime de l’intrigue, et l’on connaît, au dehors comme au dedans, le secret des fautes, des faiblesses et des échecs de sa politique. »

Pendant ce séjour à Compiègne, la principale occupation de l’Empereur fut de mettre la dernière main à la Vie de César. Les recherches étaient terminées, le livre écrit, il ne restait plus qu’à amener le style à son dernier degré de perfection. L’Empereur y travailla avec acharnement, multipliant sans fin les épreuves, employant cinq heures par jour à les corriger avec Maury. La nouvelle session ne lui donnait aucune inquiétude ; il était décidé à n’intervenir d’aucune manière dans les affaires allemandes ; il ne pensait à aucun changement intérieur ; il crut donc pouvoir se livrer sans inconvénient à cette haute distraction d’historien et de lettré.


II

Dans la solitude où je me retirais chaque année, j’attendais l’ouverture de la session avec non moins de tranquillité, malgré les difficultés créées par ma rupture avec la Gauche, comptant plus que jamais sur le concours de Morny. J’écrivais à la comtesse d’Agoult : — « Je suis tout à fait de votre avis, que le meilleur moyen de triompher de ses ennemis n’est ni de s’en occuper, ni de s’en irriter, mais simplement d’acquérir silencieusement une valeur intellectuelle et morale suffisante pour braver leurs attaques… Quant à la politique du gouvernement, je ne la comprends pas. Ameuter contre soi les conservateurs sans s’appuyer sur les démocrates paraît d’une combinaison profonde : on garde la liberté de ses allures, et on peut, au lieu d’être le serf des uns ou des autres, les maîtriser et les contenir les uns par les autres. Le jeu est, en effet, habile, mais, comme tous les jeux en politique, pour un temps. Le seul résultat à la longue sera d’amener tous les partis à prendre le même mot de ralliement, liberté, les uns par colère, les autres par ruse, quelques-uns par conviction, tous dans le dessein de renverser. Or, quand tous les partis qui divisent un pays ont pris une devise commune et d’une généralité suffisante, le gouvernement qui ne la leur enlève pas par des concessions opportunes est bien malade. Au point de vue de l’art, j’enrage de le voir compromettre une partie sûre, infaillible quoique paraissant audacieuse, originale à coup sûr, et qui effacerait bien des dates du passé. Quoi qu’il fasse d’ailleurs, il faut être plus patient qu’il n’est obstiné, ne jamais se départir systématiquement d’un incorrigible optimisme et d’une espérance indestructible. À certains momens, cela donne l’air d’un niais, à d’autres, celui d’un coquin, à la fin, cela assure la puissance sur l’opinion. Si l’on me demandait quelle est la qualité la plus rare et la plus nécessaire à un homme politique, je dirais : de se laisser traiter sans s’émouvoir de niais ou d’ambitieux vulgaire. Ne pas être pressé de déballer et d’étaler sa vertu sur le marché, quelle preuve de force et d’honnêteté ! On prépare ainsi à l’histoire, qui le plus souvent vit d’une maigre pitance, le régal d’un caractère, ce qu’elle préférera de plus en plus à un talent, surtout un talent de parleur fort peu appréciable dans une nation qui a la langue si déliée ! — Tant que nous avons eu nos Vénéties intérieures, il a bien fallu les emporter d’assaut ; mais depuis 1848 et le suffrage universel, il n’y a plus de quadrilatère à enfoncer. Le progrès paisible est seul de saison ; les zouaves civils n’ont plus de place qu’aux Invalides ; la parole ne peut plus être qu’aux organisateurs. Et organisation c’est patience et prudence. Comme le dit notre ennemi De Maistre, que je préfère à beaucoup de nos amis : Rien de ce qui se fait bien ne se fait vite. Heureusement que je vous raconte à l’oreille toutes ces belles vérités, dont le seul tort est d’être depuis longtemps des lieux communs pour les esprits sensés ! Si on m’entendait, c’est pour le coup que je serais traité de vendu ! « Je les défie, me disait Lamennais dans ses dernières années, d’avoir jamais de la raison. Vous le savez, Dante parlait ainsi des Florentins. » (12 novembre 1864.)


III

Je ne savais plus rien de Morny depuis mon départ. Ma première visite à mon retour à Paris (27 janvier 1865) fut pour lui. Il me reçut avec un mouvement visible de joie et aborda immédiatement la politique. Il me dit en substance : « qu’il était de plus en plus convaincu que les choses ne pouvaient plus continuer ainsi. L’Empereur était décidé à ne pas reculer, mais il n’était pas possible de rester davantage dans la situation indécise où l’on était ; on pourrait encore traîner cette session, puis ce serait tout ; il faudra qu’on avance. Il est temps de donner la liberté pour qu’on ne nous l’arrache pas. J’ai proposé à l’Empereur de remplacer l’Adresse par le droit d’interpellation et d’envoyer les ministres à la Chambre ; je ne sais ce qu’il fera. Quand je le presse d’accorder la liberté, il me répond que partout où il va, même dans le faubourg Saint-Antoine, il est très bien reçu et qu’on ne lui demande rien. Quant à moi, je me suis mis d’accord avec Rouher ; consentirez-vous à vous joindre à nous ? — Cela dépend à quelles conditions. — Avec une loi sur la presse et un programme libéral. — Dans ce cas, je réponds sans hésiter : oui, si cela est nécessaire. Mais permettez-moi d’ajouter avec plus de conviction ce que je vous ai déjà dit : votre intérêt n’est pas de me le demander, maintenant que vous vous êtes assuré un concours d’éloquence aussi efficace que celui de Rouher. Au contraire, vous aurez besoin de quelqu’un qui attire l’opinion publique et qui vous défende librement dans la Chambre. Je ne dis pas ceci par prudence et par crainte de me compromettre, car je me ferai le chef de votre majorité. — Eh bien ! nous verrons, répondit-il, je vous préviendrai avant de rien conclure. En attendant, il faudra que, comme l’année dernière, nous nous entendions pour que vous deveniez le rapporteur de quelque loi importante. Rouher et l’Empereur, qui m’avaient blâmé de vous avoir donné le rapport des coalitions, m’en ont félicité et ne s’opposeront plus à une nouvelle nomination. »

Je n’avais pas à prêcher un converti. Cependant, pour l’affermir dans ses résolutions, je lui communiquai une observation de Machiavel, dont la vérité me frappait dès ce temps-là et que l’observation des faits m’a amené à considérer comme l’une de règles les plus certaines de l’art de gouverner : c’est que les États, république ou monarchie, doivent à peu près tous les dix ans ripigliare lo Stato, reprendre l’Etat, c’est-à-dire, le ramener à son principe, et lui rendre, par un rajeunissement, la force qui l’a établi : si c’est la terreur, la faire de nouveau sentir ; si ce sont les bienfaits, les renouveler[1]. « Le temps de ripigliare lo Stato, dis-je à Morny, est arrivé pour l’Empereur. Les dix ans fatidiques sont bien passés ; la langueur commence ; l’affaissement et le refroidissement arriveront. Qu’il frappe un coup de terreur en envoyant quelques-uns de nous à Cayenne, ou bien qu’il fasse un coup de liberté. »

Je ne tardai pas à me convaincre personnellement des bonnes tendances que Morny m’avait annoncées en Rouher. Chaix-d’Est-Ange, que je rencontrais souvent dans la maison amie de Mme Benoît Fould, m’invita à dîner avec lui. Je ne l’avais jamais rencontré. Il fut charmant et nous raconta de la manière la plus attachante des anecdotes personnelles de la Présidence de Louis-Napoléon. La soirée se passa tout entière en ces récits.

Il me dit seulement, par parenthèse, toutefois avec une intention marquée : « Tous les gouvernemens ont péri pour avoir laissé l’opposition représenter le progrès, tandis qu’ils étaient l’immobilité ; le gouvernement impérial périrait comme les autres s’il agissait de même. »

Je pensai que, puisque Rouher était acquis à la réforme libérale, il serait bon de rapprocher Morny et le prince Napoléon, devenu le vice-président du Conseil privé, afin d’écarter de nos pas une difficulté de personnes, les objections sur les choses n’étant pas à redouter de la part du prince. Je me rendis au Palais-Royal. Le prince m’entretint des dispositions de l’Empereur, et ses renseignemens furent à peu près ceux que j’avais reçus de Morny : « Il ne travaille qu’à la Vie de César, parce que cela l’amuse, et il ne songe nullement à des réformes libérales. Il est toutefois très préoccupé de l’instruction gratuite et obligatoire : il la fera probablement. Il croit qu’il serait beau d’apprendre à lire à une nation. »

Quoiqu’il reprochât à Rouher de manquer de caractère, le prince reconnaissait ses remarquables qualités. Il n’avait, me conta-t-il, accepté d’être vice-président du Conseil privé que sur la promesse de la bonne volonté et du concours de Rouher dans certaines questions de liberté civile. Il lui avait dit que, sans cela, il se disputerait avec les autres ministres et donnerait des attaques de nerfs à l’Empereur, qui lui reprocherait de ne pouvoir se rencontrer avec trois personnes sans se quereller.

« Mais enfin, demandai-je, croyez-vous que l’Empereur accordera la liberté ? — Non, dit-il. » Puis se ravisant : « Cependant si l’opinion l’exige, il cédera. Ainsi il m’a dit qu’il ferait bien volontiers Emile Ollivier son ministre de l’Intérieur. — Sans doute, lui ai-je répondu ; mais je crois qu’il faudra que vous le preniez avec ses idées. » — J’interrompis le prince : « Ayez la bonté, s’il reprend ce propos, de lui dire que vous en êtes certain. Mais il ne s’agit pas de moi en ce moment. En quels termes êtes-vous avec Morny ? — Nous ne sommes pas bien, quoique nous nous parlions. Il a du courage, de l’intelligence ; c’est le plus intelligent de tous, mais il est paresseux et n’a pas de moralité. Je le déteste comme étant l’incarnation du coup d’Etat. Vous pouvez avoir de l’influence sur lui ; il parle très bien de vous. » — Je lui appris les projets actuels de Morny, et j’ajoutai : « Et maintenant que vous savez cela, ne consentiriez-vous pas à établir de bons rapports avec lui ? — Oui, certainement ; négociez ce rapprochement, je vous fais mon ambassadeur ordinaire et extraordinaire, vous assurant que je ne vous désavouerai pas. »

Morny accueillit mes ouvertures sans empressement, plutôt d’un air de refus. « Je n’ai jamais fait de mal au prince Napoléon ; il n’a cessé de m’être hostile, il m’a empêché une fois d’être président du Corps législatif ; il n’a pas voulu entrer avec moi dans le Conseil privé, etc. Il a de l’esprit, mais il manque de bon sens. » Cependant il ajouta : « Puisque vous me le demandez, je ne veux pas vous refuser. Je ne devais pas aller à son bal, j’irai quoique très souffrant. »

Le matin du bal, je reçus de son secrétaire Lépine le billet suivant : « M. le duc de Morny voudrait bien vous voir ce matin pour que vous jugiez par vous-même de son état de souffrance et de l’impossibilité dans laquelle il est de se rendre ce soir au bal de S. A. I. le prince Napoléon. M. le Président en est désolé, surtout après ce qui s’est passé, et il vous priera d’être auprès de S. A. I. l’interprète de ses regrets. Il est dans l’impossibilité de vous écrire lui-même, n’ayant pas quitté le lit. M. le Président me charge d’ajouter qu’il espère décider Mme la duchesse de Morny à aller, ce soir, au bal du Palais-Royal avec Mme la marquise de Lavalette, bien qu’elle n’ait jamais eu l’honneur de faire la connaissance du prince Napoléon. » (11 février 1885.) La duchesse de Morny se rendit, en effet, seule au bal, à la surprise générale.


IV

J’avais trouvé Morny souffrant, non au point de m’alarmer. Cependant je vins le visiter à peu près tous les deux jours, et ces relations, qui allaient être à jamais interrompues, devinrent de plus en plus expansives, confiantes. J’étais admis dans son intimité la plus étroite, qui se composait surtout de M. de Flahaut, vieillard charmant, encore vert et très libéral, et de La Valette, homme séduisant, rempli de bonne grâce et d’esprit. Morny se croyait si peu menacé qu’il revenait constamment de lui-même, sans y être provoqué, à ses projets politiques. Un jour il me dit : « J’ai rapporté à l’Empereur ce que vous m’avez exposé ; j’ai ajouté qu’il serait bien désirable qu’il pût causer avec vous. — Je ne demande pas mieux, fit l’Empereur ; seulement il faut arranger cela de manière à ne compromettre ni vous, ni lui ; conduisez-le un soir, à cinq heures, sans qu’il ait été annoncé. » Bien entendu, je ne donnai pas suite à cette invite. Chaque jour, il paraissait de plus en plus persuadé de la nécessité de la transformation prochaine : « Je la sens tellement urgente que moi, qui suis indifférent et paresseux, je consentirai à rentrer aux affaires pour cela. Il y a sans doute quelque chose à risquer ; mais dans quel parti n’y a-t-il rien à risquer ? Ces considérations ne m’arrêtent jamais. » Indépendamment du décousu de la politique extérieure, sur lequel il revenait toujours, il était ému par l’antagonisme des conseillers de l’Empereur qui, la plupart du temps, au lieu de s’occuper de l’intérêt public, ne pensaient qu’à se supplanter auprès du Maître. Il m’en racontait des traits navrans qu’il est mieux de taire.

Une fois, qu’il se croyait décidément mieux, je le trouvai en train de se faire la barbe, entouré de plus de visiteurs que de coutume. Le mouvement de la conversation m’amena à produire quelques-unes de mes idées : « Ollivier a raison, il faut faire ce qu’il conseille et sans retard, » s’écria Morny. Et, quelqu’un soutenant que beaucoup pensaient qu’il n’y avait qu’à rester derrière ses lignes et se défendre, il se redressa et, se retournant vivement vers le discoureur, s’écria : « C’est absurde ! en politique, on ne reste pas derrière ses lignes, on avance ou on recule. »

Un moment où nous étions seuls, je lui dis : « On prétend qu’au fond vous avez des tendances orléanistes. — Quelle absurdité ! j’ai quitté le ministère après les décrets sur les biens d’Orléans parce que j’estimais cette mesure mauvaise, mais je n’ai voulu accepter aucun remerciement des Princes. Un jour Maupas, qui me détestait depuis le Deux décembre, m’envoya |un de ses agens qui me dit d’un air innocent : « Je me rends en Angleterre, et je viens savoir si monsieur le comte ne désirerait pas me charger d’une lettre pour les princes d’Orléans. — Non, répondis-je tout naturellement, je n’ai aucune relation avec les princes d’Orléans. » Alors cet homme, saisi de remords, raconta le rôle qu’on l’avait chargé de jouer. Oui, j’ai été fidèle aux d’Orléans jusqu’au dernier moment, ce qui prouve que je n’ai pas l’habitude de trahir ceux que je sers. » À ce propos, il revint sur les derniers jours de la monarchie de Juillet et il s’indignait contre les membres du gouvernement impérial qui, dans l’opposition alors, traitaient Guizot de borne, et qui, aujourd’hui, se roidissaient contre tout progrès libéral. Il me raconta la visite qu’il rendit à Louis-Philippe avant la dernière session de la monarchie de Juillet. Il crut devoir l’avertir des dangers qui s’annonçaient. Louis-Philippe sourit, lui prit amicalement l’oreille et lui dit : « Soyez sans inquiétude, jeune homme ; la France est un pays qu’on mène avec des fonctionnaires publics. »

Cependant la maladie s’aggravait ; il n’y avait aucune lésion visible, mais un dépérissement continu, qu’augmenta l’emploi de ces moyens dits énergiques par lesquels la médecine achève les malades. Vint le moment où il fut obligé de ne plus quitter le lit et de fermer sa porte. Alors, l’idée d’un danger prochain se présentant à son esprit, gentilhomme et galant homme jusqu’au bout, il fit apporter un coffret contenant des lettres compromettantes pour maintes personnes des deux sexes, et les fit brûler devant ses yeux. Le jeudi 9, à six heures du soir, l’Empereur, accompagné de l’Impératrice, vint le visiter. D’abord il ne le reconnut pas ; puis se réveillant un peu : « L’Empereur sait combien je lui suis dévoué. » Au moment de le quitter, l’Empereur lui dit : « Au revoir, Morny. — Non, adieu… Au revoir, ici ou autre part, » murmura-t-il. Et comme l’Empereur s’éloignait, il lui fit signe de se rapprocher encore et lui dit : « Ne prenez pas vos inspirations dans le faubourg Saint-Germain. » Le lendemain vendredi 10 mars, à huit heures du matin, il expirait, âgé de cinquante-quatre ans.

Quand La Valette vint lui annoncer la fatale nouvelle, l’Empereur ne put contenir ses larmes. La douleur de l’Impératrice, envers qui il avait toujours été parfait, ne fut pas moindre. « Quant à Rouher, me dit son gendre, il est comme un homme à qui on vient de couper un membre : Il était la tête, dit-il, et j’étais le bras ; comment ferai-je maintenant ? « A la Chambre, la consternation fut générale, si ce n’est dans le groupe des violens, qui ne pardonnaient pas les actes et les projets libéraux. Il échappa à l’un d’eux de s’écrier : « Voilà pour l’Empereur un bon débarras ! »

Aucun malheur aussi grave n’avait encore atteint ce souverain. Il n’aurait pas longtemps résisté à la pression de Morny, de Rouher, du prince Napoléon : en pleine puissance, n’étant encore entamé d’aucun côté, il aurait accordé ce couronnement de l’édifice auquel il ne se décida qu’après des fautes, des affaiblissemens, qu’eût certainement prévenus un ministère libéral ayant à sa tête un partisan déclaré de l’alliance russe, en défiance de la Prusse, et peu enclin à se laisser entraîner par les impatiences italiennes. Et l’histoire de la France et de l’Europe eût été autre. Le public le sentit. Partout se manifesta une inquiétude comparable à celle que tout jeune j’avais constatée à la mort du Duc d’Orléans : l’avenir parut moins assuré.

Ma douleur fut peut-être, après celle de ses proches, la plus intense, parce que je perdais plus que personne. L’écroulement de mes desseins politiques à la veille de se réaliser dans des conditions exceptionnelles de succès n’était pourtant pas ce qui m’affligeait le plus ; je ressentais surtout la perte d’une amitié sûre, délicate, dévouée, qu’une lutte en commun aurait encore affermie. Quelqu’un lui ayant dit un jour : « Ollivier vous aime bien ; il est prêt à se compromettre pour vous. — Et moi, est-ce que je ne me compromets pas pour lui ? » Puis, après un moment de silence : « Nous ne nous compromettrons pas ; nous nous illustrerons ensemble. » Le grand « Moteur des belles destinées » ne nous l’a pas permis.

Je fus le seul de l’opposition qui suivit le convoi ; aucun des membres de la gauche n’eut la courtoisie de donner ce dernier témoignage de respect à celui dont ils avaient eu tant à se louer et que parfois ils avaient loué, quand il était vivant[2].


V

Mince, élégant, le nez d’un ferme dessin ; les yeux parlans, enfoncés légèrement sous des sourcils peu accentués ; la lèvre ombragée d’une moustache relevée en pointe et d’une barbiche à la Richelieu ; des boucles de cheveux frisés, couronne d’un vaste crâne à moitié dénudé ; les traits un peu fatigués ; autant de calme que dans le visage de l’Empereur ; plus de finesse dans les contours, moins de puissance dans les reliefs ; de hautes manières sans impertinence et sans pose ; un naturel parfait : tel il se montrait dans le monde, où il s’occupait de théâtre, de petite littérature, de galanterie, attentif surtout à plaire par son affabilité, son esprit, son enjouement, sa belle humeur courtoise.

Traitait-il d’affaires ou vaquait-il à un office public, il devenait autre : ses traits prenaient une gravité froide, presque intimidante son regard, une force de réflexion pénétrante qui accablait d’avance les à-peu-près et les arguties ; il écoutait ce qu’on pensait plus que ce qu’on disait, et des lèvres closes ne suffisaient pas à lui dérober un secret.

L’esprit admirablement équilibré, il voyait juste, vite et large, discernant à coup sûr, dans chaque situation et dans chaque affaire, ce qui se pouvait et ne se pouvait pas ; il prenait son parti résolument sans se troubler de l’objection, le poursuivait d’un courage tranquille sans se déconcerter de l’imprévu. Il se donnait rarement la peine de vouloir ; s’y était-il décidé, sa volonté était d’une constance inébranlable. Il savait que, quoi qu’on fît, on n’enlève pas sa part à ce que les anciens appelaient la fortune, et cela ne l’arrêtait pas. Toutefois, par une clairvoyante préparation, il faisait cette part aussi petite que possible Dans son courage n’entrait aucune forfanterie, pas plus qu’aucune fourberie dans son habileté. Très sceptique sur les hommes, il en prenait peu au sérieux ; mais il connaissait, à un degré merveilleux, la grande manière de traiter avec eux, de les gagner, de les retenir, de les conduire, et il ne mesurait pas sa confiance à ceux auxquels il s’attachait. Ne redoutant pas le combat sans merci, il recherchait pourtant la conciliation ; quoique ni cruel, ni vindicatif, il n’hésitait pas à passer sur le corps de ceux qui voulaient lui barrer le chemin, sauf à panser leurs blessures s’ils avaient survécu. Homme de fer, sous un air de nonchalance dénouée ou indifférente ; toujours prêt à être héroïque en se jouant.

Il conduisait le Corps législatif par la seule autorité de sa personne, non par celle de sa fonction ; ne le régentant pas, le charmant. Il tenait si adroitement compte des sourdes susceptibilités qu’elles n’avaient pas le temps de se formuler ; il assurait à la minorité la plus large liberté de discussion : en abusait-elle, il la réprimait par une riposte poussée en pleine poitrine, et il ne lui laissait pas l’illusion de croire que, parce qu’il se montrait tolérant, il deviendrait débonnaire.

Si l’homme d’État était un produit de l’étude, Morny compterait des supérieurs, car ses connaissances générales étaient restreintes et il n’avait pas le goût de les accroître. Mais la politique est un art plus qu’une science. On naît homme d’État, comme on naît orateur, artiste, poète. On est César, Richelieu, Napoléon, comme on est Bossuet, Mirabeau, Michel-Ange, Corneille, Molière, Shakspeare ou Beethoven, par la grâce de Dieu. Certainement l’effort d’un labeur persévérant est d’un puissant secours, même aux natures prédestinées. Toutefois, à la rigueur, le don inné se suffit à lui-même : trop de savoir appesantit parfois l’instinct dans l’action ; une certaine ignorance dispose à plus d’audace ; l’application trop intense porte à se terrer dans les détails et fait perdre de vue les larges ensembles. D’ailleurs, si Morny ignorait ce qu’on apprend dans les livres, il savait beaucoup ce que l’expérience de la vie enseigne. Brillant officier, il avait reçu la décoration après avoir été quatre fois blessé, plusieurs fois cité à l’ordre du jour de l’armée et après avoir sauvé la vie du général Trezel. Suffisamment expert dans la pratique de la vaillance, il le devint en celle de l’industrie en introduisant en Auvergne la culture de la betterave. De plus, exempt de toute présomption, il recherchait ceux qui savaient ce qu’il ignorait et les interrogeait. J’ai approché ou étudié de près les ministres illustres de mon temps : aucun ne lui fut comparable. Il n’était pas un homme d’Etat, il était l’homme d’État.

On l’a beaucoup calomnié. Comme Napoléon III, il a trop aimé les dames. A-t-il été un tripoteur d’affaires ? Je l’ai entendu soutenir, sans qu’on m’en ait donné aucune preuve. Les gens de cour auxquels il déplaisait, parce qu’il n’en tenait pas assez compte et qu’il était libéral, lui attribuaient le dessein de reprendre son rang dans la famille impériale. Il aurait dit : « La recherche de la maternité est permise, j’userai de ce droit ; j’établirai que je suis le fils de la reine Hortense et, par suite, de son mari, puisque aucun acte de désaveu ne m’a été opposé. » Il n’eût certainement pas gagné un tel procès, mais il est de toute fausseté qu’il y ait pensé et, surtout, qu’il en ait menacé l’Empereur pour obtenir ce qu’il désirait.

Entre l’Empereur et lui, il n’y eut jamais, à aucun moment, ni explication, ni même allusion à leur commune origine. Le jeune prince Louis n’avait pas rencontré Flahaut chez sa mère : une lettre de Mlle Mars, la célèbre comédienne, tombée par mégarde entre les mains de la reine, avait amené leur rupture dès 1814. L’existence de ce frère lui avait été révélée seulement à la mort d’Hortense par la remise indiscrète que lui avait faite l’exécutrice testamentaire, Mme Salvage, d’un pli cacheté destiné à Morny, et Napoléon III parut toujours l’ignorer.

Morny, cependant, commit une fois une faute de tact, la seule peut-être qu’on ait à lui reprocher. Il plaça dans son salon, en face l’un de l’autre, le portrait de Flahaut et celui de la reine Hortense, L’Empereur en fut froissé. Il ne s’en plaignit pas lui- même ; il en chargea l’Impératrice. Elle s’acquitta si délicatement de cette commission difficile que Morny ne s’en blessa point. — « Le fait est si notoire, lui avait-il dit, que je n’avais vu aucun inconvénient à ne pas le cacher ! — Il y a une grande différence, répliqua l’Impératrice, entre un fait notoire et un fait affiché. Moins vous voudrez paraître frère, ajouta-t-elle, plus vous serez traité comme tel. » Dès le lendemain, le portrait de la reine disparut du salon.


VI

Un grand dignitaire de la pensée, Proudhon, s’éteignit presque en même temps que le grand dignitaire de l’Empire (28 janvier 1865). Il avait d’abord très sainement apprécié la loi des Coalitions et il écrivait à Darimon : « Votre manière de juger les coalitions me semble on ne peut plus correcte ; mais qu’il faudrait de temps pour faire entrer cela dans la tête d’un Jules Simon ! Que ce pédant normalien me dégoûte ! » Puis par un de ces reviremens, amenés par la pression qu’exerçaient des amis sectaires sur le moins sectaire des hommes, il rompait vilainement quelques mois après avec Darimon, à cause de son concours à la loi des Coalitions. Néanmoins, le rencontrant dans une rue de Passy, où il se traînait péniblement, je l’abordai. Il me regarda d’un air un peu ahuri, me reconnut et me dit : « Ah ! bonjour. — Etes-vous mieux ? » Il me conta qu’il se rendait dans un enclos voisin voir jouer aux boules. Là, il demeurait immobile, la tête appuyée sur son bâton, aussi longtemps que ses forces le lui permettaient, pour tuer le temps. Ce penseur ne pouvait plus penser. Comme il le fit remarquer lui-même un jour à Darimon, il existait une disproportion énorme entre son crâne et sa membrure : ce crâne était d’un géant et ce corps faible et délicat comme celui d’une femme. Dès que la faculté de penser s’éteignit en lui, il fut mort. Girardin attribua son mal à l’absence de liberté politique : « L’incomparable dialecticien vivrait encore, s’il eût pu satisfaire l’impérieux besoin qui était en lui de laisser couler sa pensée ; il vivrait encore, s’il eût eu la liberté de publier un journal. » Non, il n’aurait pas vécu. Il ne fut pas tué par l’impossibilité d’exprimer sa pensée, mais par l’obligation, pour nourrir sa famille, de tirer sans répit de son cerveau des pensées non mûries. Il tomba sur le sillon, exténué, à bout de forces. La plus modeste aisance matérielle l’eût conservé et, en lui assurant le loisir de la réflexion, lui eût permis de devenir le plus éminent créateur d’idées de notre siècle, tandis qu’il n’en a été que le plus extraordinaire critique, écrivain toujours admirable, mais sensé et cohérent par échappées seulement et le plus souvent confus et contradictoire.


La mort de Morny laissait vacante la présidence du Corps législatif. L’Empereur, depuis la Convention du 15 septembre, se croyait tenu à une réparation envers Thouvenel, renvoyé pour avoir proposé ce que Drouyn de Lhuys venait de réaliser. L’Impératrice, revenue à de justes sentimens, voyant qu’elle n’avait rien gagné au change, s’associait à cette préoccupation. On fit offrir à l’ancien ministre la succession de Morny ; mais déjà très atteint dans sa santé, trop modeste et trop avisé pour accepter une tâche difficile à laquelle il n’était point préparé, Thouvenel refusa. Le premier vice-président Schneider paraissait naturellement indiqué par sa haute situation personnelle et son crédit dans l’Assemblée. Le jeune brouillon très remuant Jérôme David se déchaîna à la cour, où il était fort accueilli, contre ce choix, espérant l’obtenir pour lui. — Schneider, prétendait-il, manquerait de la vigueur nécessaire pour contenir l’opposition, comme lui-même saurait le faire. — On le jugea de trop mince envergure, mais on décida que Schneider serait mis à l’épreuve par une présidence provisoire. Cette vacance prolongée pendant la session serait un dernier hommage rendu au président défunt.

Le prince Napoléon me proposa de poursuivre ensemble, en l’agrandissant, le plan concerté avec Morny. Il ne voulait plus des candidatures officielles ; il méditait la destruction de notre système communal, de la commune latine, et la constitution des select-men, à l’instar des Etats-Unis, nommés directement par le peuple et chargés des services spéciaux. Mais cette idée n’était pas mûre, et il croyait nécessaire, en attendant, d’exiger le choix du maire dans le conseil municipal. Il ne considérait pas comme suffisant le vote du budget de Paris par le Corps législatif ; il voulait que les neuf députés de la Seine fissent partie de droit de la commission municipale. Sur les personnes, dont il n’avait pas même été question entre Morny et moi, il était tout à fait tranchant : Rouher renvoyé au Conseil d’Etat, Fould et Haussmann exclus, Thouvenel mis aux Affaires étrangères, moi à l’Intérieur ; Walewski à la présidence du Sénat à la place de Troplong ; Girardin préfet de la Seine, le jeune Pietri préfet de police, Darimon conseiller d’Etat ; Guéroult quelque chose, mais on ne savait quoi ; une quarantaine [de préfets destitués. Le tout grossi par une proclamation annonçant que c’était le couronnement de l’édifice. — « Si on fait cela, disait-il, ce sera magnifique. Il y aura entre la nation et le gouvernement une l’une de miel ; sinon, on tombe en dissolution. »

Théoriquement, la plupart de ces idées de réformes me convenaient, mais, pratiquement, je ne crus pas qu’il fût sage de demander à l’Empereur de se débarrasser tout d’un coup du vieux personnel qui le servait avec tant d’intelligence et de dévouement, et pas davantage de réclamer toutes les réformes à la fois. Cet excès de prétentions rebuterait le Souverain et nous priverait du concours très utile de Rouher. Compléter le décret du 24 novembre par l’envoi des ministres à la Chambre, par une loi sur la presse selon le droit commun et une loi sur les réunions, voilà à quoi, selon moi, devait se borner notre effort : si nous l’obtenions, ce serait beaucoup et le reste, avec le temps, suivrait infailliblement.

Je me proposais de prononcer, à l’ouverture de la discussion de l’Adresse, un discours dans lequel je répéterais publiquement, en adjurant l’Empereur de m’écouter, ce que j’avais si souvent répété à Morny. « C’est à ce moment, dis-je au Prince, qu’il faudra m’appuyer auprès de votre cousin. » Cela fut convenu.


VII

Le discours de l’Empereur à l’ouverture de la session avait été très prodigue de promesses de libertés civiles. Il annonçait un certain nombre de projets propres à faciliter la libre expansion de l’initiative individuelle, par une liberté plus grande laissée aux associations et aux sociétés ouvrières ; d’autres destinés à élever la situation intellectuelle du peuple par la diffusion de l’instruction primaire, « car dans le pays du suffrage universel, tout citoyen doit savoir lire et écrire ; » d’autres tendant à accroître le bien-être général « par l’achèvement rapide de nos chemins de fer, de nos canaux et de nos routes, à augmenter les garanties de la liberté individuelle par l’autorisation de la mise en liberté provisoire, avec ou sans caution même en matière criminelle, par la diminution des rigueurs de la détention préventive, par l’abolition de la contrainte par corps, pour revenir à cette règle du droit primitif de Rome que c’est la fortune et non le corps du débiteur qui doit répondre de la dette. » Au contraire sur les libertés politiques, ainsi que Morny me l’avait fait pressentir, il était absolument négatif : « Maintenons avec fermeté les bases de la Constitution. Opposons-nous aux tendances exagérées de ceux qui provoquent des changemens dans le seul but de saper ce que nous avons fondé. L’utopie est au bien ce que l’illusion est à la réalité, et le progrès n’est point la réalisation d’une théorie plus ou moins ingénieuse, mais l’application des résultats de l’expérience consacrés par le temps et acceptés par l’opinion publique (15 février 1863). »

C’est à cette partie du discours que j’avais dessein de répondre.

Tous les journaux du temps témoignent de la curiosité impatiente avec laquelle mon discours était attendu. On savait que mes projets venaient d’être renversés par la mort de Morny : y persévérerais-je ou reviendrais-je à l’opposition ? — « Assisterez-vous à la séance ? demandait-on à Emile de Girardin. — Certainement, répondit-il, et je serai ému. » Le prince Napoléon était aussi présent.

Je caractérisai d’abord les élections, blâmai l’immobilité que le gouvernement opposait à leurs revendications, rappelai longuement tous les articles du programme que je conseillais de- puis 1860. « On me dit : Vos idées sont généreuses, mais elles ne sont pas pratiques ; si le gouvernement se rendait aux conseils que vous donnez, il s’engagerait dans une voie fatale ; résister, voilà le principe de l’art de gouverner. — Je crois exactement le contraire ; et je suis assuré que gouverner, c’est l’art de céder, céder sans paraître obéir, céder à propos aux légitimes aspirations d’un peuple. Si Louis XVI n’avait pas sacrifié Turgot à l’égoïsme de sa cour ; si plus tard il avait écouté les conseils que Mirabeau lui donnait dans ses notes admirables, il aurait pu prévenir ou diriger la Révolution. Si la Révolution elle-même s’était arrêtée avant les journées maudites de Septembre ; si elle avait écouté Bailly ou Vergniaud ; si elle ne s’était pas laissé emporter à des excès dont le souvenir nous afflige encore, elle eût abouti à la liberté et non à une dictature, et Bonaparte, malgré tout son génie, n’aurait pu être qu’un Washington ! Si Napoléon, après avoir charmé et conquis la France et le monde, avait voulu s’attacher ceux qu’il avait séduits ; si au lieu de répondre comme il le faisait à Mayence, même après Bautzen : « Tant que cette épée pendra à mon côté, vous n’aurez pas la liberté après laquelle vous soupirez ! » s’il eût donné l’acte additionnel avant l’île d’Elbe, avant la campagne de Russie, au lieu de s’éteindre dans les tortures de Sainte-Hélène, il aurait fini à Paris au milieu d’un peuple satisfait. Si Charles X n’avait pas tenté un coup d’Etat contre sa propre Constitution ; si, en 1829, il avait repris la belle politique de 1819 ; si, au lieu de suivre Polignac, il avait écouté Chateaubriand, Royer-Collard ou Guizot, il n’aurait pas appris une deuxième fois combien est amer le pain de l’étranger. (Mouvement.) Si Louis-Philippe n’avait pas gâté tant de nobles qualités par une obstination sénile ; s’il ne s’était pas refusé à l’adjonction des capacités, à la réforme électorale, à l’abaissement du cens ; s’il avait été plus soucieux des souffrances et des droits populaires, il n’aurait pas retrouvé dans ses dernières années les épreuves de sa jeunesse et tout le mouvement de 1847 et de 1848 se serait terminé par un ministère Odilon Barrot et Thiers, et non par une Révolution.

« Seulement, pas d’exagération. Céder ne suffit pas ; il faut céder à propos, ni trop tôt, ni trop tard. (chuchotemens.) Quand on cède trop tôt, on accorde à une agitation superficielle ce qui ne doit être concédé qu’à un mouvement profond. Les nouveautés ne doivent pas être trop aisément accueillies : il faut les obliger à un stage. Quand une opinion ne sait pas attendre, quand elle ne peut pas survivre aux premiers refus, elle ne mérite pas d’être prise en considération.(Très bien ! ) Mais il ne faut pas non plus céder trop tard. Quand on cède trop tard, à la colère s’ajoute le mépris ; la chute n’en est que plus profonde, et elle est sans dignité. Pour l’Empire, il n’est pas trop tôt ; il n’est pas trop tard : c’est le moment. (Mouvement.)

« S’il cède, savez-vous ce qui arrivera ? (Interruption.) Oh ! je sais que je touche à des questions brûlantes, mais je persisterai à m’y avancer d’un pas ferme. (Très bien ! très bien ! ) Savez-vous ce qui arrivera lorsqu’un nouveau décret du 24 novembre sera venu réjouir les amis de la liberté ? Aujourd’hui, en présence du gouvernement, se déploie une coalition qui crie : « Liberté ! » Mais tous sont loin d’y attacher le même sens et surtout d’avoir des intentions identiques. (Mouvemens divers.) Il en est qui demandent la liberté parce qu’ils la considèrent comme le moyen le plus efficace de fortifier le gouvernement ; il en est qui la désirent parce qu’ils l’estiment l’arme la meilleure pour le renverser. (Rires approbatifs sur un grand nombre de bancs.) Tout cela est bien connu ; cependant, tant que rien n’aura été obtenu, cette coalition ira sans cesse en grossissant ; successivement tous les hommes attachés aux principes libéraux s’y enrôleront et il en résultera tôt ou tard une force impuissante pour édifier, mais toute-puissante, sinon pour détruire, du moins pour embarrasser et arrêter.

(c Supposez, au contraire, le couronnement de l’édifice opéré ; à l’instant cette coalition se dissout et se divise en deux groupes distincts : ceux qui estiment le bien irréalisable en dehors d’une certaine forme de gouvernement, toujours hostiles ; ceux qui pensent que la question de gouvernement est d’un intérêt secondaire, que ce qui importe, ce sont les institutions fondamentales et les œuvres populaires, ceux-là, en restant indépendans, devenus favorables. Mais il y aura entre les deux groupes cette différence que le premier ne comptera presque personne, tandis que la nation entière sera derrière le second. (Très bien ! Très bien ! ) Aussitôt il se formera en faveur du gouvernement une coalition semblable à celle qui existe en ce moment contre lui.

« Le jour où le Souverain entrera dans la voie libérale politique, avec autant de décision qu’il y est entré dans l’ordre civil et social, ce jour-là je ne serai pas du premier groupe, mais du second ; je ne serai pas hostile, je serai favorable. Je n’hésite pas à le déclarer hautement dès aujourd’hui, mon vœu le plus sincère, mon vœu le plus ardent, est que le gouvernement de l’Empereur se consolide par la liberté. (Bravos répétés sur un grand nombre de bancs.)

« Le meilleur gouvernement est celui qui existe, dès que la nation l’a accepté. (Très bien ! très bien !) ‘Et la raison profonde qui m’a entraîné dans ce sentiment est que, lorsqu’on subordonne le progrès à une forme de gouvernement déterminée qui n’existe pas, on est obligé, fût-on l’esprit le plus modéré, d’avoir recours aux moyens révolutionnaires, et par là j’entends non seulement les séditions et les violences auxquelles certains esprits ne se décident jamais, mais aussi le dénigrement, l’exagération des griefs et l’amoindrissement des réparations, la critique pour déconsidérer et non pour redresser, et toutes ces mille manœuvres subalternes, à l’usage, dans tous les temps, de ceux qu’animent des hostilités implacables. (Très bien ! très bien ! ) Je suis convaincu que, si la bonne cause, en Europe et en France, a subi tant d’échecs, c’est par suite de cette habitude fatale de toujours discuter révolutionnairement. (Assentiment sur un grand nombre de bancs.) Il en résulte ceci : si le gouvernement l’emporte, sa victoire le laisse irrité, enclin à tomber dans l’arbitraire. Si le gouvernement succombe, les vainqueurs ne pouvant gouverner avec les moyens dont ils se sont servis pour vaincre, sont obligés de se contredire, d’appeler à leur aide les mauvais expédiens pour masquer leur faiblesse ; pour retarder, à peine d’un instant, leur chute, qui malheureusement devient aussi celle de la liberté. (Très bien ! très bien ! )

« A l’égard du gouvernement, mon vote, vous le comprenez sans peine, après mes critiques, ne peut pas être un vote de satisfaction entière. Je n’ai pas une autorité suffisante pour dire que c’est un vote d’encouragement : je me bornerai à dire que c’est un vote d’espérance. Si l’Empereur n’est pas entraîné par ses paroles, par ses actes antérieurs, est-il possible qu’il reste longtemps insensible à ce que lui conseille sa propre tradition ? Ah ! je comprends très bien que les contempteurs de Napoléon Ier prétendent que l’Acte additionnel n’était que la ruse d’un tyran aux abois ; que les conversations de Sainte-Hélène ne sont que les hypocrisies d’un vaincu qui, après avoir échoué dans le présent, essaye de séduire et de tromper l’histoire. Mais ceux qui sont les héritiers de son nom ne peuvent pas penser ainsi. Pour eux, l’Acte additionnel doit être la pensée organique du grand homme, tout ce qui a précédé n’étant considéré que pomme une concession faite aux nécessités passagères de la guerre. Or, l’Acte additionnel contient toutes les garanties que nous réclamons, et, comme l’a dit l’honorable M. Thiers, c’est la meilleure Constitution que la France ait obtenue dans la longue série de ses révolutions. (M. Thiers : C’est vrai ! )

« Je veux donc espérer. Si je me trompe ; si la défiance qui perd l’emporte sur la confiance qui sauve ; si nous avons encore le douloureux spectacle d’une nation qui s’impatiente, puis qui s’irrite en présence d’un gouvernement qui reste inerte, puis qui s’obstine ; si de nouveau nous devons opter entre la force qui comprime et la force qui renverse ; si ces mauvais jours doivent revenir où les amis de la justice, ne trouvant plus de place tenable entre les extrêmes, sont obligés de se retirer de la lutte ou de s’abandonner à un courant dont ils ne sont plus les maîtres ; si nous devons voir encore notre pays passer de la fatigue des mouvemens trop lents à la rapidité trompeuse des mouvemens déréglés ; si nous devons encore être ballottés du trop au trop peu, de l’action à la réaction, du désordre à l’arbitraire ; si cette déception nous est réservée, mon âme en sera déchirée. Mais, même alors, je ne regretterai pas la tentative que je poursuis avec obstination depuis 1860 ; je ne regretterai pas, — dussé-je pendant un temps être considéré par les uns comme un politique naïf, par les autres comme un ambitieux vulgaire, — je ne regretterai pas d’avoir employé toutes les forces de ma volonté à provoquer la conclusion paisible d’une alliance durable entre la démocratie et la liberté par la main d’un pouvoir fort et national. (Très bien ! très bien ! Applaudissement. La séance est suspendue pendant dix minutes.) »


VIII

Thiers m’aborda et me dit : « Vous venez de rendre un grand service à votre pays. Qui sait ? Vous les entraînerez peut-être ; alors je serai avec vous. » La Gauche ne m’interrompit pas un instant et m’écouta religieusement ; Jules Favre exprima tout haut des sentimens obligeans pour l’orateur, si ce n’est pour sa doctrine. A la réception des Tuileries, l’Empereur dit à Talhouet qui lui parlait d’autre chose : « Vous venez d’entendre un beau discours, celui de M. Ollivier. » Il fut encore plus laudatif avec Darimon. « Comment s’expliquer, écrivit Emile de Girardin, l’intérêt qui s’attachait à ce discours, l’impatience avec laquelle ce discours était attendu, l’attention avec laquelle ce discours a été écouté sur tous les bancs du Corps législatif, et l’impression prolongée qu’il a produite ? Si le talent de l’orateur suffisait pour l’expliquer, comment s’expliquerait-on que le même intérêt et la même impatience ne s’attachent pas aux discours que doivent prononcer MM. Berryer, Favre, Picard, Simon et Thiers ? Ce n’est donc pas uniquement par le talent qu’il faut expliquer l’importance croissante depuis huit ans de M. Emile Ollivier, importance à laquelle, en cherchant bien dans nos souvenirs, nous ne saurions comparer que celle qui fit deux fois de M. de Lamartine l’arbitre de la situation politique : la première fois après le 29 octobre 1840, et la seconde fois après le 24 février 1848. En 1840 et en 1848, la Presse sans aucun calcul, sans aucune préméditation, sans aucune complaisance, par la seule logique des principes aux prises avec les faits, se trouva alors derrière M. de Lamartine, le défendant intrépidement, comme elle se trouve pareillement aujourd’hui sans complaisance, sans préméditation et sans calcul, derrière M. Emile Ollivier, qu’elle est à peu près seule à soutenir contre tous les journaux ligués qui, depuis dix mois, le battent en brèche soir et matin à Paris et dans les départemens, à Bruxelles et à Francfort, avec un ensemble d’efforts et une variété de moyens attestant une science n’ayant d’égale que la perfidie. »

Quelques jours après, j’aperçus, au sortir de la Chambre, le comte d’Haussonville, un des esprits les plus vaillans, les plus loyaux, les plus éclairés, les plus spirituels de ce temps. Je me détournai pour l’éviter, supposant, à cause de la vivacité de ses opinions orléanistes, que mon discours lui avait déplu. Il vint droit vers moi et me dit : « Vous avez fait un acte fâcheux pour vous et qui vous attirera bien des désagrémens ; comme ami, je ne vous l’aurais pas conseillé, mais il sera bien utile : il nous permettra d’avoir des candidats partout. Votre discours a agi comme cent, celui de Thiers comme vingt-cinq. »


IX

Quelques difficultés s’étant élevées en Algérie, l’Empereur résolut d’aller lui-même faire une enquête sur les lieux.

Quoiqu’il ne quittât pas le territoire français, il donna à l’Impératrice une marque de sa haute confiance et, afin d’assurer l’expédition rapide des affaires, il lui remit la régence : elle présiderait, en son nom, le conseil des ministres et le Conseil privé ; toutefois, il ne lui fut pas accordé d’autoriser par sa signature la promulgation d’aucun sénatus-consulte ni d’aucune loi de l’État autre que ceux actuellement pendans devant le Sénat, le Corps législatif et le Conseil d’État (26 avril 1865).

La session continua pendant l’absence de l’Empereur. L’Impératrice, qui suivait très attentivement les travaux parlementaires, eut l’idée d’inviter successivement les membres des diverses commissions afin de s’entretenir avec eux de leurs travaux. Elle y gagna : on la croyait futile, on fut surpris du sérieux de sa conversation.

Comme je venais d’être nommé membre d’une commission sur les Sociétés commerciales, Rouher m’aborda et me dit : « Vous êtes parmi les commissaires de la Chambre ; pour vous éviter l’embarras d’un refus, avant qu’on vous envoie une invitation, j’ai voulu savoir si vous accepteriez. — Les culottes courtes et l’uniforme sont-ils de rigueur ? — Je m’en informerai. » J’avais à peine quitté Rouher que le marquis de Pierre, écuyer de l’Impératrice, m’adresse la même demande, je lui fais la même réponse. « Il ne faut, me dit-il, ni culottes courtes, ni uniforme. — Dans ce cas, on peut m’inviter, j’accepterai. »

Le 6 mai, je me rendis aux Tuileries. Le dîner avait un caractère tout à fait intime. En dehors de la maison, les convives étaient : le sénateur Laity, le conseiller d’Etat Langlais, Ravaisson le philosophe, les députés Darimon, Du Mirai, Quesné. L’Impératrice entra et vint à moi. Je m’inclinai. Après un petit moment d’embarras : « Il y a eu séance aujourd’hui. — Oui, Madame, mais je n’engage pas Votre Majesté à la lire, car elle n’a guère été intéressante. » — Alors Du Miral dit, comme pour me présenter indirectement : « Oui, cette discussion n’a guère été intéressante, quoique M. Ollivier y ait pris part. — Oh ! je connais M. Ollivier, » fit l’Impératrice. On passa dans la salle à manger ; l’Impératrice plaça à ses côtés Laity et Langlais, en face d’elle le général Rollin et sa lectrice Mme Bouvet, dont je fus le voisin, ayant à ma droite Ravaisson. La conversation ne devint pas générale, et je m’occupai plus, je l’avoue, de ma belle et aimable voisine que du philosophe.

Revenus au salon, après quelques propos échangés successivement avec ses invités, l’Impératrice s’approcha de moi et me dit : « Veuillez vous asseoir, » et s’assit en même temps : — « Je désirais beaucoup vous connaître et causer avec vous des choses qui nous intéressent. — Moi-même j’avais ce désir, et je saisis avec empressement l’occasion de remercier Votre Majesté des paroles bienveillantes que plusieurs fois elle m’a fait transmettre, et de lui donner l’assurance que je serai heureux chaque fois que, dans la limite de mes principes, je pourrai faire quelque chose qui lui soit agréable. »

Alors, à propos d’une grève de cochers, qui troublait Paris, elle se mit à me parler des coalitions en personne qui connaissait le fort et le faible de la question, et certainement dans une mesure plus juste que ne l’avaient fait bien des orateurs du Corps législatif. « J’ai toujours aimé l’économie politique, me dit-elle à ce propos : à seize ans, j’étais fouriériste. »

Des coalitions, je fis tourner la conversation sur la liberté de la presse. Là encore je la trouvai très instruite : elle me parla du régime de la presse en France et en Angleterre en parfaite connaissance, m’expliquant fort bien pourquoi, à son avis, le régime anglais ne saurait être, sans danger, introduit chez nous : une de ses raisons était la nécessité d’une certaine dictature pour établir les libertés économiques, auxquelles les corps délibérans s’opposeraient. Sans trop insister, je répondis à chacun de ses argumens. « Je suis tellement, convaincu, lui dis-je, de l’impossibilité de ne pas accorder tôt ou tard la liberté de la presse, que je prie Votre Majesté de retenir ma prédiction : ce sera un jour son avis. » Elle me regarda sans rien répondre, avec une certaine surprise.

Nous nous entretînmes aussi de l’opposition. « Elle est nécessaire et utile, me dit-elle, pourvu qu’elle soit loyale. » Elle faisait allusion aux attaques de Thiers. Je pris la balle au bond et je représentai vivement toutes les maladresses qu’on avait commises envers l’illustre homme d’État, à l’égard duquel on avait passé sans transition des complimens aux grossièretés. Et je lui affirmai qu’on la trompait en le présentant comme le fauteur d’une restauration orléaniste. « D’ailleurs, le parti orléaniste n’est, comme on l’a dit, qu’un état-major d’hommes d’esprit sans soldats ; en dehors de l’Empire, il n’y a de vivans et de redoutables que les républicains. » Elle n’en parut pas convaincue. La conversation durait déjà depuis plus d’une heure. Sentant qu’elle touchait à sa fin, je dis : « Puisque Votre Majesté a la bonté de m’écouter avec bienveillance, qu’elle me permette un mot personnel. Je poursuis une œuvre difficile, en essayant de convertir une démocratie révolutionnaire en démocratie constitutionnelle. Je trouve devant moi, comme obstacle, le bruit répandu que le mobile de ma conduite est de devenir ministre. Cela m’affaiblit, et, pour ne pas donner créance à ce bruit, il importe que je continue à me tenir à l’écart de toutes les cérémonies et réunions officielles, car je tiens à ce qu’on me considère comme un honnête homme. — Il suffit, dit-elle, d’avoir causé un instant avec vous pour n’en pas douter. — Mais je ne puis pas causer avec tout le monde et j’ai pour maxime de respecter les petits préjugés de mon parti afin de me donner le droit de braver les grands. — C’est très bien, » dit-elle.

Elle se tourna vers sa dame d’honneur, faisant signe à chacun de se rapprocher ; elle prit une broderie et très gaiement engagea une causerie générale mondaine, à laquelle je ne me mêlai point, admirant seulement l’agrément de verve avec lequel elle se prêtait aux sujets les plus dissemblables. Un instant, elle conta une petite anecdote dans laquelle un Marseillais se trouvait en scène. « Prenez garde, lui dis-je en riant, j’en suis un. — Je le sais, » me répondit-elle d’un geste aimable.

Plus que de sa beauté où tant de noblesse rehaussait tant de grâce, je fus émerveillé de son aptitude à tout comprendre et à tout discuter, de son intelligence prime-sautière, de sa parole vive, animée de saillies originales et parfois de chaude éloquence ; et j’emportai la conviction qu’une telle nature ne pouvait se tromper qu’à la Corneille, en haut.

Le prince Napoléon me conta quelques jours plus tard qu’elle avait dit : « Il m’a parlé sans aucun embarras, comme on le fait avec une personne en laquelle on sent de la sympathie et à qui l’on veut plaire ; je lui sais gré d’avoir été ainsi. » Et le Prince ajouta : « Maintenant que vous êtes devenu possible, Rouher est votre ennemi. »


X

On eût dit que le prince Napoléon n’eût qu’une préoccupation, celle de se rendre impossible. Au lieu de rester à Paris auprès de l’Impératrice en l’absence de l’Empereur, comme l’eût exigé sa qualité de vice-président du Conseil privé, il choisit ce moment pour aller prononcer un discours à Ajaccio, à l’inauguration du monument élevé à Napoléon Ier et ses frères (15 mai 1865). Le discours est beau, et il présente une synthèse saisissante dans sa sobriété de la vie du grand Empereur, certainement un peu arrangée ad usum Delphini, mais vraie dans ses traits essentiels. Le thème dominant était celui que je venais d’indiquer dans mon discours, que la pensée politique réelle et définitive de Napoléon Ier, ajournée par les guerres auxquelles il avait été condamné pour la défense de la Révolution française dont il était la personnification extérieure, se trouve dans l’Acte additionnel de 1815. Les articles de cet acte « contiennent toutes les conquêtes de la liberté moderne ; ils résument l’expérience et la pratique des peuples les plus libres. »

Ce discours libéral inquiéta cependant les libéraux. « J’aime la liberté sous toutes ses formes, y était-il dit, mais je préfère ce que j’appelle les libertés de tous, qui sont le suffrage universel loyalement appliqué, la liberté complète de la presse, le droit de réunion, — elles me semblent plus conformes à l’esprit de mon pays, — oui, je préfère la liberté et une politique influencée par l’opinion publique, à des ministres résultant souvent d’une coterie parlementaire qui s’impose au souverain. »

On ne comprit pas cette aversion contre les Parlemens. Sans aucun doute, on doit les contenir rigoureusement dans leur sphère, les empêcher d’absorber le pouvoir exécutif et d’annihiler son action indépendante. Et il n’est rien de plus pitoyable que d’entendre des députés s’écrier : « Nous sommes les représentans du suffrage universel, par conséquent nous sommes souverains, pouvant faire tout ce qui nous convient. » Un tel langage constitue une hérésie constitutionnelle. La souveraineté intégrale et toute-puissante n’existe que dans la nation. Quand elle a divisé les pouvoirs réunis dans sa souveraineté, en les déléguant à des corps ou à des personnes distinctes, chaque délégation ne vaut que dans la sphère qui lui a été assignée. Au Parlement la nation ne délègue que la portion de la souveraineté qui consiste à contrôler et à voter des lois : dès qu’il va au delà et qu’il prétend gouverner, il usurpe. Mais, si l’on admet que le pouvoir exécutif n’est pas absolu et que ses résolutions doivent être influencées et jugées par l’opinion des journaux et des réunions publiques, pourquoi exclure le contrôle et le jugement parlementaires ? Le Parlement, formé par le pays, sous l’action d’une presse indépendante, ne constitue-t-il pas au moins la plus respectable des réunions publiques et n’est-il pas illogique de lui contester l’autorité qu’on accorde à des assemblées sans mandat ?

Cependant, entremêlées aux tableaux historiques se trouvaient dans le discours un certain nombre de réflexions, les unes déplacées dans une bouche officielle, telles que celles sur le catholicisme douteux de Napoléon Ier[3], d’autres contraires à la politique du gouvernement, telles que celles sur l’obligation de secourir la Pologne, impliquant la condamnation de l’Empereur qui ne l’avait pas fait. L’attaque contre le pouvoir temporel du Pape défendu par notre diplomatie impériale était des plus violentes[4] ; de dures paroles visaient les ministres[5], et la phrase suivante frappait l’Empereur lui-même : « Napoléon Ier ne faisait jamais que ce qu’il voulait et il savait le faire complètement. »

Il était étonnant aussi qu’au milieu d’une telle exaltation de la liberté, il n’y eût pas un mot de justice, sinon de reconnaissance, pour tout ce que l’Empereur avait fait de considérable en faveur de la liberté civile et d’important pour la liberté politique.

Il était impossible que l’Empereur supportât en silence une telle manifestation.


XI

L’Empereur arrivait d’Oran à Alger, sur l’Aigle, lorsqu’on lui remit ce discours. Il le fut attentivement, puis il dit à son secrétaire Franceschini-Pietri : « Il est toujours le même ; il a manqué de mesure. Quelques phrases de moins et ce serait bien. » Cédant à ce terrible premier mouvement épistolaire auquel il ne résistait pas, aussi sévère avec la plume qu’il était doux en paroles, il dicta tout d’une haleine à Pietri la lettre suivante : « Monsieur et très cher cousin, — Je ne puis m’empêcher de vous témoigner la pénible impression que me cause la lecture de votre discours d’Ajaccio. En vous laissant pendant mon absence, auprès de l’Impératrice et de mon fils comme vice-président du Conseil privé, j’ai voulu vous donner une preuve de mon amitié, de ma confiance, et j’espérais que votre présence, votre conduite, vos discours témoigneraient de l’union qui règne dans notre famille. — Le programme politique que vous placez sous l’égide de l’Empereur ne peut servir qu’aux ennemis de mon gouvernement. A des appréciations que je ne saurais admettre vous ajoutez des sentimens de haine et de rancune qui ne sont plus de notre époque. Pour savoir appliquer aux temps actuels les idées de l’Empereur, il faut avoir passé par les rudes épreuves et la responsabilité du pouvoir. Et, d’ailleurs, pouvons-nous réellement, pygmées que nous sommes, apprécier à sa juste valeur la grande figure historique de Napoléon ? Comme devant une statue colossale, nous sommes impuissans à en saisir à la fois l’ensemble ; nous ne voyons jamais que le côté qui frappe nos regards : de là l’insuffisance de la reproduction et les divergences des opinions. — Mais ce qui est clair aux yeux de tout le monde, c’est que, pour empêcher l’anarchie des esprits, cette ennemie redoutable de la vraie liberté, l’Empereur avait établi dans sa famille d’abord, dans son gouvernement ensuite, cette discipline sévère qui n’admettait qu’une volonté et qu’une action. Je ne saurais désormais m’écarter de la même règle de conduite. »

La lettre finie, l’Empereur dit à Pietri : « Comment la terminer ? Je ne puis cependant pas lui exprimer des sentimens affectueux. — Votre Majesté, répondit le secrétaire, écrit une lettre officielle ; il n’y a qu’à employer la formule d’usage en pareil cas, — Vous avez raison. — » Et la fin de la lettre fut : « Sur ce, Monsieur et cher cousin, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. » (Du 26 mai 1865.)

Le discours du Prince avait produit à Paris une indignation violente dans le monde officiel. Cette émotion avait été accrue par un article contre la Chambre de Guéroult, qu’on savait le porte-plume du Palais-Royal. Le marquis de Pierre, très échauffé, me demanda ce que je pensais. Je le calmai et l’engageai à conseiller de ma part à l’Impératrice de ne rien faire de son chef, d’attendre ce que déciderait l’Empereur, de se garder de frapper l’Opinion nationale, car il semblerait qu’on se vengeait sur le valet de ce qu’on n’osait contre le maître. — Mais, me répondit de Pierre, l’article est insultant contre la Chambre. — Eh bien ! que La Valette appelle Guéroult et fasse la grosse voix ; il obtiendra une rétractation. »

C’est ce qui fut fait. L’Impératrice garda son sang-froid. Le Prince à son retour vint la voir. — « Eh bien ! Madame, allez-vous me faire mettre à Vincennes ? — Je le ferais certainement, si l’Empereur m’en eût donné l’ordre ; mais j’attends sa décision. » La lettre de l’Empereur arrivée, elle manda le Prince, la lui remit et donna au ministre de l’Intérieur La Valette l’ordre de l’insérer au Journal officiel.

J’allai aussitôt au Palais-Royal : personne dans le salon d’attente. Le Prince, plus abattu qu’irrité, ne manifestait aucune animosité contre l’Impératrice, il m’en par la même avec admiration ; mais sa fureur éclata contre La Valette : c’était son ami, il aurait dû se retirer plutôt que de consentir à insérer la lettre impériale au Journal officiel ; il ne lui pardonnerait pas cette trahison. Rouher ne fut pas épargné davantage. « Après cette répudiation des idées libérales, vous n’avez, me dit-il, qu’à vous rejeter dans l’opposition extrême ! » Je lui donnai des conseils plus modérés : il devrait attendre l’Empereur et s’expliquer avec lui. Il n’eut pas cette patience. Il envoya sa démission de membre du Conseil privé, de président de l’Exposition universelle de 1867. Donner sa démission était la seule manière dont il exerçât son activité politique : il ne prenait pas même le temps de revêtir une de ses dignités avant de les user. — En outre, il congédia chambellan et dame d’honneur, et se retira dans sa terre de Prangins, faisant déclarer par ses amis qu’il ne reprendrait sa situation officielle que si on lui accordait des réparations, dont la principale serait le renvoi de La Valette.

Cette malheureuse harangue d’Ajaccio, inspirée par une pensée libérale, tourna contre la liberté : l’Empereur s’ancra d’autant plus dans sa résolution d’immobilité qu’en s’avançant il eût parut obéir à l’ultimatum insolent de son cousin. L’effet de mon discours en l’ut très affaibli. Le Prince avait mal tenu sa promesse de seconder mon entreprise.


XII

Les jeunes coquins âgés de moins de seize ans, acquittés comme ayant agi sans discernement, mais non remis à leur famille (art. 66 du code pénal) étaient soumis, souvent pendant plusieurs années, dans la prison de la Petite Roquette, à l’atroce régime d’un emprisonnement cellulaire de jour et de nuit. Ce régime constituait une violation flagrante de la loi du 5 août 1850, qui, loin d’établir l’emprisonnement cellulaire, avait voulu l’éducation en commun, l’application aux travaux de l’agriculture et aux industries qui s’y rattachent. L’Impératrice, étant allée visiter cet enfer, avait été émue, et avait fait créer par l’Empereur revenu d’Algérie une commission pour rechercher s’il n’y avait pas lieu de supprimer cette prison et d’y substituer un régime moins féroce dans des colonies agricoles (22 juin 1865). La commission se composait du préfet de police Boittelle, du président du Conseil d’Etat, Vuitry, de Mgr Darboy, du procureur général de Marnas, du conseiller d’Etat Cornudet, de l’ancien président à la Cour de cassation Déranger, du docteur Rayer, du député Mathieu ; on me demanda d’en faire partie et j’y consentis.

A la fin de la première séance, j’arrivais dans la cour des Tuileries lorsque Bosredon, secrétaire général du ministère de l’Intérieur, secrétaire de la Commission, homme fort aimable et très distingué, me prit à part et me dit que l’Impératrice désirait causer avec moi au jour et à l’heure qui me conviendraient. Je fixai le mardi 27 juin. Je la trouvai seule, à côté d’une petite table chargée de livres, son fauteuil protégé par un petit paravent. Elle se leva, m’invita à m’asseoir. Au bout de quelques instans la porte communiquant avec les appartemens intérieurs s’entr’ouvrit ; l’Impératrice fit un signe de la main ; alors la porte s’ouvrit tout à fait, l’Impératrice se leva et, d’un ton un peu trop solennel, dit : « L’Empereur ! » Je fis quelques pas en avant. « J’ai souvent entendu parler de vous, me dit l’Empereur, par un de mes amis, Morny. — Oh ! répondis-je, c’était une nature charmante, fine et forte, et j’éprouvais pour lui une véritable affection. — Il appréciait beaucoup aussi votre personne et votre talent. « Nous échangeâmes quelques observations sur la Roquette, puis l’Impératrice me pria de répéter ce que je lui avais dit sur le droit de réunion et sur M. Thiers. L’Empereur m’écouta très attentivement. Quand je lui affirmai qu’il était urgent d’accorder aux ouvriers un droit quelconque de réunion, afin que la coalition ne devînt pas une conspiration, il m’interrompit : « Vous avez raison. » A ma défense de Thiers il répondit brièvement : « Je l’ai beaucoup connu ; il veut toujours imposer sa pensée, et il est dangereux. »

L’entretien ainsi lancé s’étendit librement, un peu à bâtons rompus, sur un grand nombre de sujets. J’évitais de me donner un air de prédication et d’insister sur quoi que ce soit, me bornant à répondre aux interrogations. Ainsi l’Empereur m’ayant demandé quel était l’état mental des classes ouvrières, je lui dis que, depuis la loi des Coalitions, leurs sentimens anti-dynastiques avaient diminué, mais que leurs exigences de liberté croissaient. « Quelles libertés manquent donc ? — D’abord celle des élections ; les candidatures officielles violentent les populations. Ainsi il y a en ce moment une élection en Auvergne, en remplacement de Morny, j’en ignore le résultat... » — Il m’interrompit : « M. Girot-Pouzol est nommé. — Eh bien ! quelle nécessité y avait-il d’écrire dans le journal de la préfecture que voter pour M. Girot-Pouzol, homme fort inoffensif, c’était voter contre le gouvernement de l’Empereur ? — C’est vrai, mais que voulez-vous ? On ne peut se servir que d’hommes et ils ont leurs entraînemens : ceci est une question de mesure. »

L’échange d’idées sur la liberté de la presse fut beaucoup plus long. « Tous les gouvernemens, dit l’Empereur, commettent des fautes, et la presse est sans cesse occupée à les envenimer. » Et comme je montrais les inconvéniens du système de l’autorisation préalable et des avertissemens : « C’est difficile, a-t-il dit, mais quel système trouver ? » Je lui exposai succinctement le mien, celui du droit commun. Il écouta sans rien objecter. L’Impératrice intervenant pour insister à son tour sur les dangers de la liberté de la presse, je l’interrompis : « Le gouvernement de Votre Majesté est plus libéral qu’elle ne le suppose. En fait la liberté manque en province, mais à Paris la presse l’a suffisante pour vous faire tout le mal possible. Vous maintenez donc un régime qui permet de crier à l’oppression, bien qu’en réalité il ne soit pas oppressif. » Mon dernier mot fut : « Votre gouvernement est assez fort pour oser beaucoup. »

Le lendemain, l’Empereur dit à plusieurs personnes et notamment à de Pierre, afin sans doute qu’il me le répétât : « M. Emile Ollivier n’est pas, comme on a voulu me le faire croire, un ambitieux ; il suffit de le voir un instant pour être sûr que ce n’est qu’un honnête homme, un homme convaincu. Morny avait raison. »

De mon côté, voici ce que j’écrivis sur mon journal : « J’ai été charmé par l’Empereur. Il a été gai, ouvert, aisément rieur, d’une simplicité qui met à l’aise, pas bavard certainement, mais agréablement causeur. Son œil est vif, fin, caressant. L’apparence est froide, toutefois sans raideur, et l’on sent une nature délicate, féminine. Je ne crois pas qu’on l’enlève d’assaut : les brouillons et les systématiques ne doivent pas avoir prise sur lui, il me semble que c’est par l’insinuation lente, douce et souple qu’on le persuade. Il m’a paru aussi qu’il devait être très défiant par excès de confiance, et ceci n’est pas paradoxal : je suppose que, lorsqu’il a confiance en quelqu’un, il se fie facilement à ses assertions, mais que, comme il a été souvent trompé, il doit hésiter à accorder sa confiance. Sa santé m’a paru bonne, cependant, par éclairs, sous la forme aimable, j’ai senti la lassitude du puissant blasé sur les hommes et sur les choses. Il ne reculera certainement pas, mais il ne se jettera pas en avant ; s’il avance, ce sera pas à pas ; nous n’en sommes pas encore au couronnement de l’édifice. »

Les premières impressions, pour qui sait observer, sont toujours les meilleures. Les sentimens réciproques conçus à cette première entrevue, malgré les intrigues, les dissentimens, et parfois même les hostilités apparentes, ne se sont jamais altérés : il s’y est seulement ajouté une nuance d’affection. Ils ont survécu aux malheurs, et malgré les douloureux devoirs que m’impose parfois l’impartialité historique, mes lecteurs ont pu se convaincre qu’ils sont toujours vivans en moi comme ils l’ont été chez l’Empereur jusqu’à son dernier jour.


XIII

La délibération sur les jeunes détenus de la Roquette devint orageuse. L’Impératrice fit éloquemment valoir les raisons d’humanité qui militaient contre ce régime cruel imposé à des enfans, même coupables. Le procureur général Marnas et Mathieu démontrèrent que ces rigueurs constituaient la violation d’une loi. Mon intervention, dans ce sens, peut-être parce qu’elle fut plus passionnée que celle de mes confrères, peut-être parce que l’Impératrice l’encourageait par un assentiment visible, exaspéra Haussmann, et il en vint à des grossièretés, que je dus réprimer. La conduite de Mgr Darboy fut aussi étrange : il s’était d’abord prononcé contre l’emprisonnement cellulaire ; tout à coup il se retourna en sa faveur, par cette raison pharisaïque, que, lorsqu’une loi a été violée pendant quatorze ans, il est grave de le reconnaître, car c’est implicitement blâmer ceux qui l’ont violée : pas le moindre sentiment de commisération sur les malheureux enfans, objet de notre délibération. Je n’emportais pas un souvenir sympathique de cette première rencontre avec l’éminent prélat dont j’admirais la puissante et haute intelligence. — Au vote nous fûmes six contre six et nous ne l’emportâmes que grâce à la voix prépondérante de l’Impératrice. On voulut me nommer rapporteur ; je déclinai cet honneur et le fis attribuer à Mathieu, qui en grillait d’envie[6].

À la fin de la séance, l’Impératrice, à laquelle j’avais prêté un traité de Droit pénal, me dit : « Il faut que je vous rende le livre que vous m’avez prêté, » et elle m’invita à la suivre. Mon livre rendu, elle m’en montra un sur les colonies agricoles. « Le connaissez-vous ? — Non, mais je voudrais bien le lire, et si Votre Majesté le permet, j’en noterai le titre. » Elle me tendit un crayon. « Il y aurait quelque chose de plus charmant, c’est que Votre Majesté voulût bien elle-même écrire le titre. » Elle sourit et de sa belle écriture le copia sur une grande feuille de papier, « J’espère, dit-elle, en me congédiant, que nous nous reverrons. — Je serai toujours aux ordres de Votre Majesté. »

« Sous ce gouvernement, dit Mathieu d’un ton amer, nous sommes destinés à voir les choses les plus étranges : cet hiver, nous verrons M. Emile Ollivier ministre de l’Intérieur. » Rouher fut averti de veiller. Caveant consules.


EMILE OLLIVIER.

  1. Discorsi, L. III. cap. I.
  2. Voyez l’Empire libéral, tome IV.
  3. « Napoléon était religieux d’une manière générale, mais il est difficile de rattacher ses convictions à une religion formulée. Avant qu’il ne fût maître de la Révolution, il partageait évidemment les idées philosophiques de tous les partisans du nouveau régime. Chef d’État, il ne suivit les prescriptions d’aucun culte et refusa à Pie VII, pour lequel il avait une affectueuse vénération, de communier lors du sacre et du couronnement. »
  4. « Ne sentez-vous pas à ces luttes soulevées pour le pouvoir temporel qu’il s’agit aujourd’hui d’enlever cette dernière forteresse du moyen âge ? Rome aux mains du Pape, c’est le foyer de la réaction contre la France, contre l’Italie, contre notre société : singuliers catholiques que ceux qui veulent faire dépendre l’avenir de la religion d’un pouvoir temporel maintenu à Rome par la force. »
  5. « Les subalternes empressés à mettre le Gouvernement à l’abri de la moindre attaque, mais qui, dans leur faux dévouement et leurs exagérations intéressées, ne cherchent qu’un moyen de dissimuler au public et au Souverain leur insuffisance et leurs fautes. »
  6. Voyez son rapport dans le Moniteur du 7 août 1865.