La Mort de Lavoisier

La Mort de Lavoisier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 884-930).
LA
MORT DE LAVOISIER

I. Archives nationales. — II. Archives de la préfecture de police, du Conservatoire des Arts et Métiers. — III. Papiers de Lavoisier, communiqués par M. E. de Chazelles. — IV. Mémoires de Mollien. — V. Mémoires de E.-M. Delahante (une Famille de finance au XVIIIe siècle, par A. Delahante). — VI. Moniteur, Bulletin du tribunal révolutionnaire. — VII. Rapports imprimés par ordre de la Convention.

On ne connaît généralement la mort de Lavoisier que par le récit qu’en a donné Dumas dans le cours de Philosophie chimique, professé au Collège de France en 1836. La leçon consacrée au fondateur de la chimie est restée présente à la mémoire des quelques auditeurs qui peuvent aujourd’hui rendre témoignage de la profonde émotion dont les saisit la parole passionnée du professeur. Cette émotion, nous l’éprouvons encore à la lecture des pages où Dumas retrace les dernières heures de Lavoisier. Quoi de plus dramatique en effet :

« En 1794, le 2 mai, un membre de la Convention, nommé Dupin, vint porter à cette assemblée un acte d’accusation contre tous les fermiers-généraux; Lavoisier s’y trouva compris... Lavoisier était de garde ; il apprend le danger qui menace sa tête, on le prévient qu’il va être arrêté. Moment cruel ! que devenir? que faire? Représentez-vous le grand homme proscrit, isolé tout à coup, déjà retranché de la société par ce décret funeste, n’osant plus rentrer chez lui, errant dans ce Paris où il n’est plus d’asile qu’il puisse réclamer, qu’il ose accepter, car il porte la mort avec lui... Il apprend que ses collègues sont arrêtés, que son beau-père est arrêté. Il n’hésite plus; il s’arrache à l’asile qu’on lui avait ouvert et va se constituer prisonnier. Le 6 mai, il est condamné à mort, et le 8 mai, jour de funeste mémoire, il monte à l’échafaud. »

Dans ce récit, malheureusement, une grande part d’erreur se mêle à la vérité. Dumas écrivait d’après des souvenirs contemporains, en dehors des documens originaux ; les dates ne sont pas exactes, et il semblerait à l’entendre que la mort de Lavoisier fût un coup tellement inattendu que ses amis ne purent rien pour le sauver; en quatre jours, tout aurait été décidé : l’arrestation, le jugement, la mort. Dumas ignore les visites domiciliaires, les appositions de scellés, la longue détention à la prison de Port-Libre et à la maison des Fermes, la cruelle agonie de cinq mois qui se termina par l’échafaud le 19 floréal an II, cette réalité des faits plus sombre que la légende.

Comment Lavoisier, victime d’un jugement inique, fut-il frappé avec vingt-sept de ses collègues ; quelles furent les phases de cette douloureuse tragédie; par quelle série de circonstances ne put-il être excepté du supplice, voilà ce que permettent d’établir les pièces originales tirées de nos archives publiques ou des archives de la famille de Lavoisier.


I.

La cause première de la mort des fermiers-généraux se trouve dans l’impopularité des hommes de finance chargés de percevoir l’impôt pour le compte du trésor ou de lui avancer des fonds dans les momens critiques. Banquiers de la cour, receveurs des finances, fermiers-généraux, tous ceux qui faisaient des traités avec l’état, qu’ils eussent à recueillir le montant des tailles, de la capitation, des vingtièmes, des droits d’aides ou des droits de gabelles, étaient compris sous la même dénomination de traitans et voués à l’animadversion générale. L’inégale répartition de l’impôt, la rigueur avec laquelle il se prélevait, les frais considérables occasionnés par sa perception, la dureté qui présidait au châtiment des fraudeurs, avaient rendu odieux à la nation tous ceux qui, à un degré quelconque, prenaient part au recouvrement des taxes. Aussi les collecteurs des tailles, les employés des gabelles étaient-ils les premières victimes des colères du peuple, qui, par l’incendie des bureaux, la lacération des registres, croyait adoucir sa misère, comme si la suppression momentanée de quelques rouages secondaires pouvait modifier la marche de la lourde machine administrative qui pressurait la matière imposable.

Parmi les traitans, les fermiers-généraux étaient les plus détestés; comment ne l’auraient-ils pas été, puisque l’état leur confiait la perception des taxes les plus impopulaires, les droits d’aides ou droits sur les boissons, l’octroi de Paris, le monopole du tabac et enfin la plus odieuse de toutes, la gabelle, impôt auquel nul ne pouvait se soustraire, puisque chaque famille était taxée pour une quantité déterminée de sel qu’il fallait acheter aux magasins du roi. De plus, les diverses provinces étaient soumises à des régimes différens ; la France était partagée en provinces de grandes et de petites gabelles, provinces franches, provinces rédimées, provinces de salines, etc., et le prix du sel variait considérablement à quelques heures de distance : il était de 58 livres le quintal à Angers et de 2 livres seulement à Nantes ; pour les marchandises, il y avait de même des différences de droits dans les provinces dites des cinq grosses fermes et dans les provinces dites étrangères ou réputées étrangères. Aussi la contrebande était-elle incessante sur ces mille frontières intérieures; toute une armée de fraudeurs, surtout de faux sauniers, hommes, femmes, enfans, jusqu’à des soldats en activité de service ; et, d’un autre côté, 23,000 employés des fermes qui, en une seule année, arrêtaient plus de 10,000 personnes et pratiquaient 2,700 saisies dans l’intérieur des maisons; une législation impitoyable qui envoyait annuellement 300 contrebandiers aux galères, où il s’en trouvait d’ordinaire 2,000, près du tiers du nombre total des forçats.

Les fermiers-généraux de Louis XV semblaient encore prendre plaisir à défier l’opinion publique en insultant à la misère du peuple par l’extravagance de leur luxe ; tout Paris retentissait du bruit de leurs fêtes ; on connaissait le faste de leurs hôtels et de leurs petites maisons, leurs folles dépenses pour les beautés de l’Opéra. Prodigues de fortunes qu’ils avaient plutôt gagnées dans les spéculations sur les blés ou les fournitures à l’armée que dans l’administration des fermes elles-mêmes, ils n’en faisaient pas moins haïr le nom de fermiers-généraux : tel Michel Bouret, qui mourut après avoir dévoré en étranges fantaisies la somme prodigieuse de 52 millions de livres ; tel Beaujon, qui dépensait 200,000 livres par an pour que de jolies femmes, les berceuses de M. de Beaujon, vinssent le soir, autour de son lit, lui conter des histoires ou lui chanter des chansons jusqu’à ce qu’il fût gagné par le sommeil ; tel Saint-James, qui consacrait 100,000 écus à la décoration d’un seul salon de son hôtel. Certes, ces hommes protégeaient largement les artistes et les gens de lettres; ils avaient le goût des choses de l’art, des beaux livres, des statues, des peintures; ils ont trouvé des apologistes qui en ont tracé un portrait élogieux et brillant, mais qui ont oublié de mettre en parallèle de ces luxueuses existences le dénûment profond du peuple écrasé par les agens du fisc. Avec le règne de Louis XVI, avec l’administration de Turgot, d’autres mœurs s’établirent en France ; la compagnie des fermiers-généraux s’épura : la plupart n’avaient ni les habitudes fastueuses, ni les mœurs faciles de leurs prédécesseurs, les contemporains en font foi : « Les fermiers-généraux, distingués par leur éducation, ne sont plus les financiers d’autrefois, » disait Necker, dans son Compte-rendu au roi, en 1781 ; et, dès 1775, un pamphlet, l’Espion anglais, faisait remarquer que leur compagnie s’épurait, qu’elle ne ressemblait plus à ce qu’elle était autrefois, et qu’on aurait peine aujourd’hui à trouver parmi ces messieurs des copies du Turcaret.

Quant aux fermiers-généraux qui signèrent le bail de 1786, et dont la plupart périrent sur l’échafaud, ils nous apparaissent comme des financiers probes, exacts en affaires, très attachés à leurs devoirs d’administrateurs, plus occupés de remplir leurs fonctions que de fournir des anecdotes à la chronique scandaleuse de Paris[1]. Néanmoins, si la plupart se distinguent par leurs vertus privées et ne donnent plus prise aux critiques des pamphlétaires, le système des fermes générales est de plus en plus l’objet d’une réprobation universelle dont l’auteur du Tableau de Paris s’est fait l’écho passionné : « Je ne puis passer devant l’Hôtel des fermes, dit Mercier, sans pousser un profond soupir... Je voudrais pouvoir renverser cette immense et infernale machine qui saisit à la gorge chaque citoyen... La ferme est l’épouvantail qui comprime tous les desseins hardis et généreux. Puissent les assemblées provinciales miner ce corps financier, auteur de tant de maux et de tant de désordres! »

Aussi, lors de la réunion des états-généraux, la ferme devait-elle être une des premières à succomber parmi les institutions du passé. Les attaques vinrent d’abord des employés subalternes ; tous ceux qui avaient ou croyaient avoir à se plaindre d’injustices, tous les ambitieux déçus dans leur espoir d’avancement se levèrent contre leurs chefs jusque-là si puissans. Les commis des entrées aux barrières de Paris adressent suppliques sur suppliques à l’assemblée nationale pour réclamer l’état de leur caisse de retraites, se plaignant de son fonctionnement, de son organisation ; à les en croire, ils ne toucheraient de pensions que par protection, quand ils ont été blessés au service de la ferme ou mis hors d’état, par leur grand âge, de gagner leur vie.

Les fermiers-généraux ne pouvaient mépriser ces attaques répétées; en novembre 1789, ils adressèrent au contrôleur-général un mémoire pour établir la situation de leur caisse de retraite, auquel les commis répondirent par un pamphlet d’une violence inouïe où abondent les expressions de haine : « Où trouver des maîtres plus cruels!.. Ah! s’il nous était possible de feuilleter les comptes fournis au gouvernement par la ferme, que de mystères inconnus à l’état seraient dévoilés!.. Tremblez, vous qui avez sangsuré les malheureux, qui avez trompé le plus bienfaisant des rois! » En vain, d’autres employés publièrent, en faveur des fermiers-généraux, des brochures où ils représentaient comme un agent révoqué pour vol l’instigateur de la supplique des commis aux entrées, ceux-ci redoublèrent leurs attaques et, dès ce moment, firent naître l’idée de confisquer, au profit de l’état, les fortunes des financiers; le point de départ des poursuites de 1793 et du jugement de 1794 se trouve dans ces paroles des commis aux entrées : « Nos adversaires redoutent le dépouillement des pièces dont ils s’obstinent à nous refuser communication, pièces d’autant plus intéressantes qu’elles feraient rentrer dans le trésor national des millions. »

L’opinion publique, cependant, réclamait énergiquement la suppression de la ferme, ce corps, dit le Patriote français, dont l’anéantissement tant désiré n’est pas éloigné. L’assemblée nationale, cédant aux vœux de la nation, abolit d’abord les gabelles, puis, le 20 mars 1791, résilia le bail consenti à Jean-Baptiste Mager, prête-nom des fermiers-généraux.

Le Père Duchesne exprima la satisfaction des Parisiens en apprenant la suppression du monopole du tabac et des droits d’entrée, mais il désigna en même temps les financiers aux vengeances populaires, en enjoignant aux sections de les surveiller et de leur faire regorger ce qu’ils avaient acquis par des vols et des brigandages.

Les lois qui supprimaient la ferme générale eurent un effet rétroactif, car elles décidèrent que la résiliation du bail daterait du 1er juillet 1789. Ainsi, toutes les opérations accomplies depuis cette époque devaient être considérées comme laites au nom de la nation. Cette disposition compliquait singulièrement la reddition des comptes et la liquidation de la ferme, qui furent confiées à six des anciens titulaires, Delaage, de Saint-Amant, Jacques Delahante, Puissant, Couturier et Brac de la Perrière, assistés de trois adjoints. Une somme de 6,000 livres par an fut allouée à la commission par le même décret.


II.

Lavoisier n’eut plus rien de commun, dès lors, avec l’administration financière à laquelle il appartenait depuis vingt-deux ans; il plaça en achats de biens nationaux effectués par les soins de son cousin Parisis, de Villers-Cotterets, les fonds qui lui revenaient par la restitution de son cautionnement. Il garda ses fonctions de régisseur des poudres, accepta en avril 1791 le poste de commissaire de la trésorerie générale, et continua à déployer son activité dans les travaux du laboratoire, à la commission des poids et mesures, à l’Académie des sciences. Il paraissait à ce moment complètement détaché de cette compagnie de finances que l’assemblée nationale venait de dissoudre.

Aussitôt que le décret de l’assemblée eut été rendu, les commissaires liquidateurs se mirent à l’œuvre; mais, loin de pouvoir se consacrer exclusivement à leur travail, ils se trouvèrent obligés de poursuivre, au nom du gouvernement, la vente des sels et des tabacs que renfermaient les magasins, et de percevoir les droits de traites, de sorte que leur temps était tout entier absorbé par les affaires courantes. D’autre part, il leur fallait attendre que leurs agens eussent cessé de faire des recouvremens et transmis à la commission l’état de leurs caisses; aussi étaient-ils loin d’avoir terminé leur liquidation à la date du 1er janvier 1793, fixée par le décret de l’assemblée nationale. Heureusement, le ministre des contributions publiques, Clavières, comprit les raisons qui avaient empêché les liquidateurs de satisfaire aux ordres de l’assemblée. Il commença par les débarrasser de tout le travail étranger à la liquidation, et, dans un rapport présenté à la Convention, le 31 décembre 1792, rendit hommage à leur zèle et à leur loyauté.

La Convention, occupée du procès de Louis XVI, ne donna aucune suite au rapport de Clavières, mais les éloges du ministre des contributions publiques ne pouvaient dissiper les préventions; on supposait aux fermiers-généraux une fortune totale de 300 à 400 millions de livres, indûment acquise, et qu’en présence de la pénurie du trésor il paraissait urgent de faire rentrer dans les caisses de l’état. La vérité était loin de ce que croyait l’imagination populaire ; Mollien, attaché pendant plusieurs années au contrôle de la ferme, estime que la compagnie avait perdu 80 millions environ dans la banqueroute publique, et que les trente-deux fermiers-généraux détenus auraient pu à peine réunir une somme de 22 millions de livres, en faisant argent de leurs titres, de leurs maisons et de leurs terres.

Au sein de la Convention, il existait un parti nombreux, passionné, absolument convaincu qu’il était d’une stricte justice de faire rendre gorge aux gens de finance. Dès le 26 février 1793, Carra proposa de décréter la nomination d’une commission chargée de connaître les crimes, délits et abus commis dans les finances de l’état, de revoir tous les traités faits avec l’ancien gouvernement, de juger de la légitimité des bénéfices et d’ordonner la restitution dans le cas contraire. Tous ceux qui auraient fait des déclarations infidèles seraient punis de mort et leurs biens confisqués ; Carra demandait de plus que les recherches de la commission s’étendissent à toutes les opérations faites depuis 1740. Les considérans du projet de décret étaient d’une violence extrême et préjugeaient les décisions de la commission :

« Non, vous ne laisserez pas ces stupides sangsues dans l’ombre du repos sans les faire dégorger de tout le sang qu’elles ont sucé sur le corps du peuple.

« Législateurs, il n’y a point de temps à perdre ; tous ces voleurs de deniers publics, ces sangsues du peuple, ces exécrables agioteurs vont se hâter de vendre leurs possessions territoriales et de fuir en portant à vos ennemis le reste de la fortune publique, si vous ne vous hâtez vous-mêmes de les prévenir. »

La proposition de Carra ne pouvait paraître exagérée à ses contemporains ; elle avait en effet son origine dans des mesures prises par la monarchie contre les gens de finance, que le régent avait traités avec la même dureté, dans les considérans de l’édit de mars 1716, portant création d’une chambre de justice. « Ils ont détourné la plus grande partie des deniers qui devaient être portés au trésor royal... » — « Les fortunes immenses et précipitées de ceux qui se sont enrichis par ces voies criminelles, l’excès de leur luxe et de leur faste qui semble insulter à la misère de la plupart de nos sujets, sont déjà une preuve manifeste de leurs malversations. Les richesses qu’ils possèdent sont la dépouille de nos provinces, la substance de nos peuples et le patrimoine de l’état. » En outre, le préambule de l’édit rappelait les ordonnances de 1545 et 1601, qui condamnaient à la peine de mort les préposés au maniement des deniers publics coupables de malversation, sans que la peine pût être modérée par les juges qui en doivent connaître.

Les fermiers-généraux furent oubliés pendant la lutte des Girondins et des Montagnards. Le 5 juin, le député Montant, prétendant que les commissaires liquidateurs cherchaient à retarder la reddition de leurs comptes et à détourner les sommes qui leur étaient confiées, obtint un décret qui supprimait la commission, ordonnait l’apposition des scellés sur leurs papiers et la mise sous séquestre des fonds en caisse. Le lendemain, 20 millions en assignats et 9,000 livres en numéraire étaient transportés au trésor. Ainsi tout le travail de la liquidation était arrêté, au grand désespoir des commissaires, qui avaient hâte de voir approuver leur reddition de comptes. En vain s’adressèrent-ils à Clavières, à Garat, ministre de l’intérieur, à Vernier, président du comité des finances, tous reconnurent le mauvais ef1er et d’un décret provoqué par l’initiative individuelle et dont le comité des finances ignorait même la teneur. Clavières et Vernier ne pouvaient rien ; compromis avec les Girondins, ils étaient mis en état d’arrestation peu de jours après; Garat seul promit d’en informer le comité de salut public, en faisant remarquer que ses démarches seraient probablement inutiles. Malheureusement pour les fermiers-généraux, les mesures prises contre eux furent toujours le résultat des motions personnelles de députés, agissant en dehors du comité des finances, et qui firent voter des décisions souvent contradictoires : d’abord Montant, qui suspend inconsidérément le travail de la liquidation; plus tard, ce sera Bourdon (de l’Oise), qui obtiendra leur arrestation illégale, et enfin Dupin, qui les conduira au tribunal révolutionnaire.

Quelques mois après, un nouveau décret ordonna l’apposition des scellés sur les papiers particuliers des membres des diverses compagnies des finances. C’est alors que Lavoisier fit les premiers pas dans la voie douloureuse. Au moment même où le comité d’instruction publique lui confiait la mission d’organiser la nouvelle commission des poids et mesures, il voyait se présenter à son domicile du boulevard de la Madeleine deux délégués du comité révolutionnaire de la section des Piques, chargés de faire une perquisition dans ses papiers et d’apposer les scellés. Romme et Fourcroy étaient présens, envoyés par le comité d’instruction publique pour assister à la perquisition et mettre hors des scellés les objets relatifs aux poids et mesures dont Lavoisier était dépositaire. La perquisition dura deux jours, le mardi 10 septembre et le mercredi 11 ; Lavoisier protesta dignement ; il fit remarquer qu’il avait quitté la ferme générale longtemps avant sa suppression, qu’il avait refusé le remboursement total de ses fonds, en sorte que, depuis trois ans, il n’avait plus rien de commun avec son administration. Il avait rempli depuis la place de commissaire à la trésorerie nationale, dont il avait formé l’organisation actuelle, sans consentir à recevoir aucun émolument ; s’il s’était démis volontairement de cette place, c’était pour se livrer à l’étude des sciences, à des recherches relatives à l’utilité publique. Il ne se croyait pas dans la classe de ceux sur les papiers desquels la Convention avait ordonné l’apposition des scellés; néanmoins, il se soumettait à toutes les recherches qu’on pouvait désirer; même il les réclamait pour sa propre satisfaction.

Les commissaires, après avoir scrupuleusement examiné tous les papiers en langue française, déclarèrent n’avoir rien trouvé qui puisse donner aucun soupçon. Ayant découvert un paquet de lettres écrites en anglais, ils décidèrent de les renvoyer au comité de sûreté générale. Lavoisier, craignant sans doute qu’une main ennemie n’y glissât quelque pièce compromettante, demanda à joindre son cachet à celui de la section, de manière dit-il, qu’on ne puisse ouvrir le paquet renfermant la dite correspondance qu’au comité de sûreté générale ; ce n’est pas par méfiance qu’il requiert cette précaution, mais c’est pour l’ordre[2].

Cette apposition de scellés fut de courte durée ; ils furent levés le 28 septembre, en exécution d’un décret promulgué le 24 par la Convention, sur la proposition du comité des finances, qui n’avait pas perdu de vue la liquidation des diverses compagnies financières. Delamarre, l’un de ses membres, fit remarquer que la nation avait intérêt à se faire rendre promptement leurs comptes, et que le décret du 5 juin, qui avait supprimé la commission de liquidation, contrariait visiblement ce but ; il demanda et obtint que les scellés seraient levés sur les papiers et bureaux des compagnies et sur les papiers particuliers des fermiers-généraux, des régisseurs, et des administrateurs des domaines. Ceux-ci devaient être remis en possession de tous les documens nécessaires pour qu’ils pussent présenter la totalité de leurs comptes avant le 1er  avril 1794. Les fermiers-généraux obtenaient enfin satisfaction ; ils purent reprendre le travail de la liquidation après une fatale interruption de cinq mois ; ils s’y remirent avec tranquillité, car ils étaient sûrs de la régularité de leurs écritures et de leur comptabilité, qui, suivant Mollien, méritait sa réputation d’exactitude, les fermiers-généraux présentant leurs résultats de bonne foi et sans dissimulation.

Au moment où Delamarre obtenait le décret du 24 septembre, parut pour la première fois à la tribune l’homme qui porte devant l’histoire la plus large part de responsabilité dans le meurtre des fermiers-généraux.

Antoine Dupin, qui, avant la révolution, portait le nom de de Beaumont et remplissait les fonctions de contrôleur-général surnuméraire des fermes, avait été envoyé à la Convention par le département de l’Aisne. Il avait pris place d’abord sur les bancs de la Montagne, et, dans le procès de Louis XVI, avait voté contre la peine de mort. Le 26 septembre, il demanda à la Convention de compléter le décret du 24, en chargeant de la surveillance des comptes une commission de six personnes qui s’offraient à dénoncer tous les abus en finances ; et il fit voter le lendemain des articles additionnels, par lesquels cinq commissaires réviseurs, qui prétendent être en état de procurer des connaissances sur les abus commis et donner la preuve des malversations effectuées, sont autorisés à examiner tous les comptes des baux de David, Salzard et Mager[3], et soumettre leur travail au bureau de comptabilité sur les abus qu’ils dénonceront ou découvriront. Le décret, en outre, excitait le zèle des dénonciateurs, en leur promettant des indemnités proportionnelles aux sommes qu’ils feraient rentrer dans les caisses de l’état ; cette commission de révision était complétée par l’adjonction de deux membres de la Convention, Jack et Dupin. Jack, resta absolument étranger à la liquidation de la ferme et en laissa toute la surveillance à Dupin.

Les dénonciateurs qui s’étaient offerts spontanément étaient tous d’anciens employés des fermes. Leur chef s’appelait Gaudot ; il avait été receveur des droits d’entrée de Paris au port Saint-Paul. Introduit dans l’administration par Mollien sur la recommandation du ministre de Vergennes et du contrôleur-général d’Ormesson, il fut convaincu, en 1789, d’avoir puisé, dans sa caisse, une somme de plus de 200,000 livres et d’avoir falsifié les registres pour dissimuler ses soustractions. Voleur et faussaire, il fut condamné à la prison, parvint à s’échapper après la journée du 10 août, et se posa alors comme un patriote jeté dans les cachots de la monarchie, parce que seul il pouvait dévoiler les malversations des fermiers-généraux. En se présentant pour examiner leurs comptes, il espérait pouvoir fouiller à son aise dans leurs papiers et faire disparaître les preuves de ses crimes. Il sut recruter des complices pour sa détestable besogne, d’abord un de ses amis, Guillaume dit Châteauneuf, nature envieuse, ambitieux déçu, qui ne pouvait pardonner à ses anciens patrons de l’avoir laissé dans le grade de sous-chef, alors que des collègues, moins anciens, étaient nommés chefs de bureau, puis Vernon, directeur de Paris pour les gabelles et le tabac. Jacquard et Mottet, autrefois employés aux fermes. Ces trois derniers n’avaient aucun grief à invoquer; l’espoir d’une récompense pécuniaire les avait décidés à se joindre à Gaudot.

La plupart des financiers ne s’inquiétèrent pas de cette nomination ; quelques-uns étaient moins confians. Suivant eux, les commissaires reviseurs, voulant à tout prix justifier leur intervention, supposeraient des délits imaginaires dont les prévenus ne seraient pas admis à se justifier ; aussi prévoyaient-ils que leur ruine serait consommée par la confiscation totale de leurs biens. Est-ce à ce moment que Lavoisier disait à Lalande qu’il s’attendait à être dépouillé de toute sa fortune, mais qu’il travaillerait pour vivre? Aucun des fermiers-généraux ne se doutait alors des haines dont ils étaient l’objet, du sort dont ils étaient menacés; confiance naïve, que beaucoup gardèrent, d’après Mollien, jusqu’au jour où ils furent conduits à la Conciergerie. Le décret du 24 septembre ayant fixé la date du 1er avril 1794 comme dernière limite pour la liquidation de la ferme, ils se mirent au travail, en même temps que les commissaires reviseurs examinaient les pièces qui leur étaient confiées.


III.

Lavoisier ne paraît pas s’être joint à ses collègues ; d’importantes occupations le retenaient alors. En même temps qu’il poursuivait ses recherches sur la dilatation des métaux pour la construction du mètre-étalon, il s’occupait d’organiser la nouvelle commission des poids et mesures, et continuait son active collaboration au bureau de consultation, qui remplissait un rôle analogue à celui de notre comité consultatif des arts et manufactures et de la Société d’encouragement ; de plus, il avait à terminer ses comptes de gestion comme trésorier de l’Académie des sciences, supprimée depuis peu. Cependant son dévoûment de chaque jour à la chose publique, les services rendus à la nation comme membre des assemblées provinciales et commissaire de la trésorerie nationale, la gloire qu’il s’était acquise dans les sciences, loin de le protéger, contribuèrent à sa perte. Ses hautes fonctions à la ferme générale, à la régie des poudres et salpêtres, son titre d’ex-noble, de membre de la ci-devant Académie des sciences, à une époque où, suivant Grégoire, le titre de savant était devenu suspect, lui avaient attiré de nombreux ennemis.

Déjà il avait été, en 1791, l’objet d’une dénonciation violente de Marat, qui regrettait que Lavoisier n’eût pas été accroche à la lanterne le 6 août 1789, à la suite d’une émeute où les régisseurs des poudres avaient manqué perdre la vie. Marat avait cherché, au début de sa carrière, à se faire un nom dans les sciences; avide de bruit et de gloire, il avait sollicité les couronnes académiques et exposé des théories infécondes dans un mauvais traité sur la nature du feu[4]. Il avait pour Lavoisier la haine de la médiocrité envieuse; son âme, pleine de rancune, n’oubliait pas qu’en 1780, le Journal de Paris ayant annoncé à tort que le Traité du feu avait eu l’approbation de l’Académie, Lavoisier avait démenti le fait en quelques paroles dédaigneuses. Aussi, quand il posséda l’Ami du peuple, tribune ouverte à toutes les dénonciations, avec quelle âpreté il savoura sa vengeance dans une page dont la lecture soulève le dégoût, quand on pense qu’elle s’applique à un des plus nobles caractères, à une des gloires les plus pures de l’humanité :

« Je vous dénonce le coriphée des charlatans, sieur Lavoisier, fils d’un grippe-sol, apprentif chimiste, élève de l’agioteur génevoix, fermier-général, régisseur des poudres et salpêtres, administrateur de la Caisse d’escompte, secrétaire du roi, membre de l’Académie des sciences.

« Croiriez-vous que ce petit monsieur, qui jouit de 50,000 livres de rente et qui n’a d’autre titre à la reconnoissance publique que d’avoir mis Paris dans une prison, de lui avoir intercepté la circulation de l’air par une muraille qui coûte 33 millions au pauvre peuple et d’avoir transporté les poudres de l’Arsenal dans la Bastille la nuit du 12 au 13 juillet, cabale comme un démon pour être élu administrateur du département de Paris.., Plût au ciel qu’il eût été lanterné le 6 août, les électeurs du district de la Culture n’auraient pas à rougir de l’avoir nommé[5]. »

Marat réveillait des haines mal endormies en rappelant la part que Lavoisier avait prise à l’édification du mur d’octroi. Lavoisier avait dans ses attributions les droits d’entrée de Paris, sur lesquels la fraude s’exerçait à un tel point qu’un cinquième des marchandises entrait en contrebande au détriment de la ferme et des commerçans honnêtes, qui se plaignaient de la concurrence de confrères moins scrupuleux. Pour y remédier, il avait proposé au ministre d’entourer la ville d’un mur; son mémoire était resté deux ans oublié dans les cartons quand Mollien l’examina et le soumit à Calonne, qui décida l’exécution du mur d’octroi et la confia malheureusement à l’architecte Ledoux. Ledoux éleva de luxueuses constructions aux barrières et dépensa plus de 30 millions de livres; aussi la mesure devint immédiatement impopulaire et constitua un grief de plus contre les fermiers-généraux. Mercier regarde les pavillons d’octroi comme de nouvelles forteresses destinées à maîtriser et à contenir la ville ; dans toutes les classes de la société, l’indignation fut la même : le duc de Nivernais prétendait que le promoteur de cette mesure méritait la corde, et les faiseurs de bons mots de répéter :


Le mur murant Paris rend Paris murmurant ;

tandis que, dans les salons, courait le quatrain bien connu :


Pour augmenter son numéraire
Et raccourcir notre horizon,
La Ferme a jugé nécessaire
De nous mettre tous en prison.


D’un autre côté, la régie des poudres, dont Lavoisier faisait partie depuis 1774, était l’objet d’attaques répétées dans les journaux et dans les clubs, à la Société des amis de la constitution, et à la Société des amis des lois établie aux Théatins. Les quatre régisseurs, Faucheux père et fils, Clouet et Lavoisier, prirent la défense d’une administration qui avait rendu les services attendus par Turgot, depuis que ce ministre avait transformé la ferme des poudres en une régie dont l’organisation avait été confiée à Lavoisier. Ils rappelèrent que la régie avait déchargé la nation d’un impôt de 600,000 livres, inégalement réparti, en restreignant le droit de fouille des salpêtriers; qu’elle avait fait montera 370,000 livres la récolte de salpêtre, qui auparavant était de 170,000 livres seulement; et doublé la portée des poudres nécessaires aux arsenaux. Les régisseurs ajoutaient à leur mémoire une courte notice autobiographique, s’excusant d’entrer dans des détails personnels ; mais leur patriotisme et leur honneur ont été vivement attaqués ils doivent se défendre.

Ainsi, dès 1791, Lavoisier se trouvait désigné à la haine des citoyens ; les accusations de Marat devaient malheureusement trouver créance auprès d’amis sincères de la révolution, qui, partageant les préventions de l’époque contre les gens de finances, ne voyaient en Lavoisier que le traitant, l’ex-noble, le ci-devant. C’est que le dévoûment modeste à la chose publique, les services les plus éminens rendus aux sciences, ne sont connus que d’un petit nombre d’hommes, et encore, parmi ceux-ci, se trouve-t-il des êtres bassement envieux de toutes les supériorités, et qui, en les abaissant, croient s’élever, se grandir eux-mêmes.

Deux ans plus tard, à la fin de 1793, l’inimitié de Fourcroy le désignait nettement comme contre-révolutionnaire. Le 4 novembre (14 brumaire an II), Fourcroy proposait à la Société d’instruction publique connue sous le nom de Lycée de procéder à une épuration pour exclure de son sein tous les contre-révolutionnaires[6]. Une commission dont il faisait partie se mit immédiatement à l’œuvre; elle décida que le lycée porterait le nom de Lycée républicain, et ne garda que vingt-sept de ses membres. Lavoisier ne trouva pas grâce devant le zèle des commissaires épurateurs et fut rayé des listes de la société. Quelques jours après, une dénonciation le signalait au comité révolutionnaire de la section du Contrat social comme entretenant des correspondances avec un émigré, Blizard, autrefois architecte du prince de Condé ; le comité reconnut que la dénonciation n’était pas fondée.

Enfin, le 24 novembre (4 frimaire an II), un membre de la Convention ayant apporté un projet de décret relatif aux comptes des compagnies de finances, Bourdon de l’Oise) s’écria : « Voilà la centième fois que l’on parle des comptes des fermiers-généraux. Je demande que ces sangsues publiques soient arrêtées, et que, si leurs comptes ne sont pas rendus dans un mois, la Convention les livre au glaive de la loi. » Aucun des membres du comité des finances ne se leva pour rappeler le décret promulgué deux mois auparavant, qui réglait les conditions de la liquidation et lui assignait pour dernière limite le 1er avril 1794. Personne ne fit remarquer à la Convention que, par un tel vote, elle paraissait se de juger et manquer à ses engagemens, ni combien il était injuste de mettre en état d’arrestation des citoyens contre lesquels on n’invoquait aucun délit contre-révolutionnaire. Il était du devoir de Dupin de protester, de faire remarquer que la liquidation des comptes serait entravée; il garda le silence : et la Convention décida que tous les anciens receveurs des finances, tous les fermiers-généraux qui avaient signé les baux de David, de Salzard et de Mager seraient mis en état d’arrestation.

Le jour même, les mandats d’amener étaient lancés par le département de la police et mis à exécution sans retard; ils ordonnaient aux détenus d’emporter avec eux les papiers nécessaires à la reddition de leurs comptes, recommandation impuissante : comment les financiers auraient-ils pu réunir, au moment de leur arrestation, la masse de papiers qui se trouvaient à l’Hôtel des fermes! Le jour même, dix-neuf fermiers-généraux et plusieurs receveurs des finances ou administrateurs des domaines étaient écroués à l’ancien couvent de Port-Royal, transformé en maison d’arrêt pour les suspects. Le mandat d’arrêt décerné contre Lavoisier fut confié à un inspecteur de police nommé Leroy ; l’administration ignorait même la véritable demeure du prévenu, car elle l’envoya chercher à l’Arsenal, qu’il n’habitait plus depuis quinze mois. A l’heure où Bourdon ! de l’Oise) faisait voter le décret d’arrestation, Lavoisier présidait le bureau de consultation. Quand il en fut informé, le soir même, il était de garde comme soldat de la milice parisienne, dont il faisait partie depuis 1789. Il pensa alors à se soustraire à une arrestation immédiate; il courut se réfugier près d’un ancien huissier de l’Académie des sciences, Lucas, qui habitait encore au Louvre, et qui, loin de redouter le périlleux honneur de sauver un proscrit, le cacha courageusement dans les locaux où tout récemment l’Académie tenait ses séances. Lavoisier espérait encore que l’urgence de ses services à la commission des poids et mesures pourrait le préserver du sort des fermiers-généraux ; tout d’abord, il songea à écrire aux autres commissaires et ébaucha une lettre qu’il arrêta dès les premières lignes; puis, après deux jours de cruelles angoisses, il s’adressa hardiment au comité de sûreté générale, où siégeaient Vadier, Amar, Voulland, Jagot, Louis (du Bas-Rhin).


« Aux citoyens représentans du peuple composant le comité de sûreté générale de la Convention nationale.


« Citoyens représentans,

« Lavoisier, de la cy-devant Académie des sciences, est chargé, par les décrets de la Convention nationale, de concourir à l’établissement des nouvelles mesures adoptées par la Convention nationale.

« D’un autre côté, un décret nouvellement rendu ordonne que les fermiers-généraux seront renfermés dans une maison d’arrest pour travailler à la reddition de leurs comptes ; il est prêt de s’y rendre, mais il croit auparavant devoir demander auquel de ces décrets il doit obéir.

« Le comité de sûreté générale concilieroit l’exécution des deux décrets si, provisoirement, il ordonnoit que Lavoisier demeurera en état d’arrestation sous la garde de deux de ses frères sans-culottes. Il observe qu’il y a trois ans qu’il n’est plus fermier-général et que sa personne et toute sa fortune garantissent sa responsabilité morale et phisique.

« Ce sextidi primaire, l’an IIe de la république une et indivisible. »


Comment put-il faire parvenir cette lettre? En quels termes le comité de sûreté générale rejeta-t-il une demande si modeste ? Par quelles voies Lavoisier sut-il qu’elle était repoussée? Nul document ne nous le fait connaître; et, du reste, quelle chance de succès pouvait-elle avoir auprès du comité qui devait assurer l’exécution du décret, et que ne sollicitèrent pas de hautes influences?

Enfin Lavoisier renonça à la lutte; il quitta l’asile hospitalier du Louvre et vint se constituer prisonnier. Le même jour que son beau-père Paulze, il fut enfermé à la prison de Port-Libre, et, sur le registre d’écrou, on lit cette mention :


« Du 8 frimaire,

« Lavoisier, cy-devant fermier-général. « Motifs : pour reddition de comptes.

« ORDRE DE POLICE[7]. »


IV.

L’ancien couvent de Port-Royal, situé rue de la Bourbe, et dont les bâtimens délabrés subsistent encore, avait été transformé, à la fin de 1793, en maison d’arrêt destinée à recevoir les suspects ; on lui donna d’abord le nom de maison de suspicion de la Bourbe, puis celui de Port-Libre, ci-devant Port-Royal[8].

Port-Libre n’avait nullement l’aspect sinistre d’une prison : pas de grilles, pas de verrous, seulement de simples loquets aux portes des cellules ; des gardiens à l’entrée des corridors et aux guichets extérieurs pour empêcher les évasions. Les hommes étaient logés dans le bâtiment du fond, ayant vue d’un côté sur le cloître, de l’autre sur les jardins, qui s’étendaient jusqu’à l’Observatoire ; le premier étage était réservé aux « citoyens riches. » Il y avait trente-deux cellules, dont chacune recevait deux prisonniers. Le second étage était occupé par les détenus pauvres ; chaque corridor était chauffé par un grand poêle. En outre, au fond du corridor, se trouvait une chambre à feu, plus grande, portant le numéro 33, et, en retour, dans le bâtiment érigé le long de la rue d’Enfer, une grande salle où l’on se réunissait pour prendre ses repas en commun et qui pouvait contenir six tables de seize couverts. C’est là que le soir on s’assemblait : les femmes tricotaient ou brodaient ; les hommes lisaient, écrivaient ou causaient; puis on soupait; à neuf heures, il fallait se rendre à l’appel, puis se retirer dans ses chambres, mais il était permis ensuite d’aller s’y rendre visite. Avec les financiers se trouvaient à Port-Libre le vicomte de Barrin, lieutenant-général de la promotion de 1781 ; Angran, ancien président au parlement; Chaumont de la Galaizière, intendant d’Alsace; Caumartin, prévôt des marchands; Meulan d’Ablois, qui avait été intendant d’Aunis, puis de Limousin ; Lecoulteux-Ganteleux, de la maison de banque Lecoulteux et Cie ; le comte de Bar, Mme Fougeret et Mme de Montheron, femmes de receveurs des finances emprisonnés en même temps ; Mmes de Sabran, d’Aguay, de Crosne, avec son fils, âgé de quatorze ans.

Dans les premiers jours de l’incarcération des financiers à la prison de Port-Libre, l’encombrement était tel qu’ils furent obligés, pour la plupart, de coucher dans des salles communes dépendant du bâtiment de la rue d’Enfer, où ils étaient entassés au nombre de vingt ou vingt-cinq ; c’est ce qui arriva pour seize d’entre eux dans la nuit du 9 au 10 frimaire ; des vieillards, comme Paulze, en souffrirent beaucoup, d’autant plus que leur sommeil fut troublé par l’arrivée de nouveaux prisonniers, entre autres de huit religieuses, qui auraient passé la nuit au corps de garde, si les femmes détenues ne les avaient reçues dans leurs étroites cellules. Enfin, le lendemain, les financiers furent installés dans les cellules du premier étage ; Lavoisier obtint la chambre à feu numéro 33, qu’il partagea avec son beau-père Paulze et son collègue Nicolas Deville ; aussitôt ils s’occupèrent assez gaîment d’organiser leur logement : on pose des planches, on cloue, on scie, on charpente[9]. Lavoisier était heureux d’une installation relativement plus confortable, mais il prévoyait que sa chambre servirait de rendez-vous à ses collègues, et c’est là, en effet, que se réunirent les fermiers-généraux pour discuter leurs affaires, se chauffer, prendre leurs repas, qu’ils fixèrent au tarif modeste de 40 sols par tête, pour ne pas attirer l’attention. Dès le surlendemain de son arrivée à Port-Libre, Lavoisier se mit au travail ; il s’occupait sans doute de la publication de ses mémoires, qu’il voulait réunir et présenter en un corps de doctrines. « j’ai commencé, écrivait-il le 11 frimaire, à prendre un genre de vie analogue aux circonstances où je me trouve : j’ay travaillé hier après-midy deux heures et demie. »

Cependant Mme Lavoisier ne restait pas inactive ; elle multipliait les démarches, malgré les recommandations de son mari de ménager sa santé et de ne pas se dépenser en tentatives inutiles. A qui s’adressa-t-elle ? Quelles protections invoqua-t-elle? Un fragment de lettre, sans date, adressé au comité de sûreté générale, est le seul témoignage qui nous reste de ses efforts : tout ce qu’elle put obtenir, ce fut de visiter son mari à la prison de Port-Libre. À ce moment, nous ne trouvons en faveur de Lavoisier que la déclaration stérile du bureau de consultation. Le jour même de son incarcération, Lavoisier avait écrit à ses collègues pour les prévenir de l’impossibilité où il se trouvait de continuer à présider les séances ; le bureau arrêta que le procès-verbal ferait mention de l’estime que tous ses membres ont toujours professée pour le citoyen Lavoisier et du regret qu’il éprouvait en apprenant qu’il n’est plus à portée de partager leurs travaux.

Les inquiétudes des fermiers-généraux durent redoubler, quand ils apprirent les résultats d’un débat ouvert à la Convention le 10 frimaire (28 novembre). Dupin ayant proposé de mettre en liberté les receveurs des finances qui avaient déjà rendu leurs comptes et ne se trouvaient pas dans les conditions du décret du 4, sa motion, bien qu’appuyée par Voulland, fut violemment combattue par Montant : « Les receveurs-généraux ont volé la nation, dit-il, c’est à la nation qu’ils doivent rendre leurs comptes et non à d’autres voleurs nommés par nos anciens despotes. » La Convention repoussa la proposition de Dupin, et, quoique les fermiers-généraux fussent en dehors de la question, ils n’en ressentirent pas moins de vives inquiétudes en présence de l’hostilité évidente de la Convention contre les gens de finances. « Les prisonniers, ma chère amie, écrit Lavoisier à sa femme, s’affectent agréablement ou désagréablement des moindres détails qui les concernent. L’assemblée, en passant à l’ordre du jour sur les observations de Montaut et d’après le rapport du comité des finances relativement aux gens de finance qui ont rendu leurs comptes, nous avoit chagrinés. »

La situation des fermiers-généraux était pleine de menaces : obligés de rendre leurs comptes par le décret du 4 frimaire, ils se trouvaient réduits à l’inaction, privés qu’ils étaient de leurs papiers et de leurs registres de comptabilité. Ils délibérèrent : quelques-uns des plus jeunes, dans l’espoir de recouvrer sans retard leur liberté, proposèrent de faire l’abandon de leur fortune et de l’offrir à la Convention; mais la majorité repoussa cette motion, qui eût paru un aveu de culpabilité[10], et décida de s’adresser à l’assemblée pour obtenir que les fermiers-généraux pussent se rendre à la maison des Fermes, où ils s’engageraient à rester jusqu’à l’apuration de leurs comptes. La demande, rédigée par Delahante, fut envoyée au président de la Convention, qui la transmit immédiatement au comité des finances. Lavoisier était loin de partager la confiance de la plupart de ses collègues. Une lettre écrite à sa femme le 29 frimaire (19 décembre 1793) nous fait connaître les pensées qui occupaient son âme ; dans les premières lignes, il semble prévoir un sort funeste, puis, craignant sans doute d’attrister sa compagne, il se borne à faire allusion à la perte probable de sa fortune.

« Tu te donnes, ma bonne amie, bien de la peine, bien de la fatigue de corps et d’esprit, et moi je ne puis la partager. Prends garde que ta santé ne s’altère, ce seroit le plus grand des malheurs. Ma carrière est avancée, j’ay joui d’une existence heureuse depuis que je me connois, tu y as contribué et tu y contribues tous les jours par les marques d’attachement que tu me donnes; enfin je laisserai toujours après moi des souvenirs d’estime et de considération. Ainsy ma tâche est remplie, mais toi qui as encore droit d’espérer une longue carrière, ne la prodigue pas. J’ay cru m’appercevoir hier que tu étais triste; pourquoi le serois-tu, puisque je suis résigné à tout et que je regarderai comme gagné tout ce que je ne perdrai pas. D’ailleurs nous ne sommes pas sans espérance de nous rejoindre et, en attendant, tes visites me font encore passer de doux instans. »

Les jours s’écoulaient ; quelques amis osèrent tenter des démarches en sa faveur ; la commission des poids et mesures, qui avait perdu en lui le plus actif de ses membres et le vrai directeur de ses opérations, réclama sa mise en liberté le 28 frimaire (18 décembre) auprès du comité de sûreté générale : la demande est signée du président Borda et du secrétaire Haüy, qui, prêtre insermenté, ne craignait pas d’attirer l’attention sur lui-même en prenant la défense d’un suspect, La commission faisait remarquer que les travaux sur la dilatation des métaux et sur la détermination des poids et mesures étaient interrompus par la détention de ce citoyen, et qu’il était urgent qu’il pût être rendu aux travaux important qu’il a toujours suivis avec autant de zèle que d’activité. Le comité de sûreté générale passa à l’ordre du jour, sans discussion, sur la demande de Borda et d’Haüy, et, deux jours après, le comité de salut public, après avoir pris l’avis du comité d’instruction publique[11], épurait la commission des poids et mesures, en décidant que Borda, Lavoisier, Laplace, Coulomb, Brisson et Delambre cesseraient immédiatement d’en faire partie. Une demande du 1er nivôse (21 décembre] du comité des assignats et monnaies, s’adressant au comité de salut public pour obtenir que Lavoisier pût travailler dans son laboratoire, n’eut pas plus de succès.

La lettre adressée le 2 décembre à la Convention par les fermiers- généraux n’ayant reçu aucune réponse, ils envoyèrent une nouvelle pétition qui fut discutée dans la séance du 21 frimaire (11 décembre). Un député ayant proposé de passer à l’ordre du jour. Bourdon (de l’Oise) réclama le renvoi de la pétition au comité des finances ; il fut combattu par Thuriot, qui voulait qu’on accueillît sans plus ample examen la demande des fermiers-généraux. Montant et Cambon prirent part à la discussion; leurs discours font connaître les illusions de l’assemblée sur la fortune des gens de finances. Suivant Montant, l’examen de leurs comptes amènera une rentrée de 400 millions dans les caisses de l’état; suivant Cambon, les premiers résultats des recherches des commissaires reviseurs dévoilent pour plus de 300 millions de vols que l’on fera bien restituer aux voleurs. Le même jour, le comité de sûreté générale prenait un arrêté conforme aux décisions de la Convention en chargeant les députés Jack et Dupin de s’entendre avec Dufourny, président de l’administration du département de Paris, pour aménager en prison l’ancien Hôtel des fermes, et diriger la translation des détenus de Port-Libre.

De nouvelles rigueurs les frappaient en ce moment : les scellés étaient réapposés dans leurs demeures, et, peu de temps après, tous leurs biens, meubles, immeubles et revenus étaient placés sous le séquestre. Les scellés avaient été apposés chez Lavoisier en présence de sa femme, le 27 frimaire (17 décembre 1703) par les commissaires de la section des Piques, qui se transportèrent ensuite, pour exécuter la même opération, au château de Freschines, que Lavoisier possédait aux environs de Blois, dans la commune de Villefrancœur. Deux fois les scellés furent levés provisoirement, sur un ordre du comité de sûreté générale; d’abord sur la demande des délégués du comité d’instruction publique, Guyton-Morveau et Fourcroy, chargés de retirer les objets relatifs à la commission des poids et mesures. La perquisition se fit en présence des délégués du comité et de Lavoisier, amené de la prison de Port-Libre, gardé par deux gendarmes. Qui nous dira les regards que purent échanger le prisonnier et les conventionnels ? Quels sentimens devaient agiter ceux-ci en voyant devant eux, dans la condition humiliée d’un criminel, l’ancien directeur de l’Académie, l’opulent fermier-général, le savant illustre dont ils avaient si souvent sollicité l’appui et les suffrages, et que les gendarmes ramenaient à la prison, tandis qu’ils allaient siéger à la Convention, sur les bancs du parti dominant ! Une seconde fois, les scellés furent levés sur la demande de Mme Lavoisier, qui obtint de retirer des pièces relatives à l’emprunt volontaire, et des mémoires de physique et de chimie destinés à l’impression ; c’est une des œuvres dont Lavoisier poursuivait encore la publication pendant ses jours d’emprisonnement.

L’Hôtel des fermes fut enfin transformé en prison par les soins de Dupin ; deux portes de chêne convertissaient l’antichambre en guichet, des cloisons d’épais madriers séparaient les bâtimens des maisons voisines, des grilles de fer garnissaient les fenêtres. Le 5 nivôse (24 décembre 1793), les fermiers-généraux reçurent l’avis que leur translation s’effectuerait le jour même. Avant de quitter Port-Libre, où ils s’étaient fait aimer de leurs compagnons, ils remirent 4,000 livres destinées à secourir les prisonniers pauvres et à acheter des matelas pour l’infirmerie. Leur départ fut attristé par la mort d’un détenu, Cussy, ancien valet de chambre du marquis de Coigny, qui, ne pouvant supporter sa captivité, s’était frappé d’un coup de couteau.

À trois heures, des fiacres étaient amenés ; deux prévenus, accompagnés de deux gendarmes, prirent place dans chacun, et l’on se dirigea vers l’Hôtel des fermes, rue de Grenelle-Saint-Honoré. Quand on y arriva, au soir d’une de ces courtes journées de décembre, la nuit était venue ; des pots à feu éclairaient la cour de l’Hôtel, à chaque porte se trouvait un gendarme de faction[12]. L’installation des financiers à la maison des fermes paraît avoir été plus défectueuse qu’à Port-Libre ; la plupart n’avaient pas de lits et couchaient sur des matelas étendus sur le sol ; Lavoisier occupait une petite chambre en compagnie de son beau-père. La dépense de leur table était fixée à 5 francs par jour en assignats, et plusieurs, dont tous les biens étaient séquestrés, se trouvaient réduits à emprunter le prix de leur nourriture. Mais ils étaient heureux malgré tout d’être en possession de leurs papiers et de pouvoir terminer cette liquidation, qui paraissait, au plus grand nombre, devoir amener leur mise en liberté; ils se mirent au travail avec ardeur, y consacrant dix heures par jour. Les détenus essayaient encore de se distraire, et Delahante nous a transmis une pièce de vers médiocre adressée à ses collègues par le président du comité grivois de l’Hôtel des fermes.

Les commissaires reviseurs, Gaudot et ses complices, poursuivaient leur examen des comptes et refusaient de faire connaître leurs prétendues découvertes aux intéressés ; ceux-ci, cependant, grâce à leurs parens et à leurs amis, qu’ils avaient la permission de recevoir, parvinrent à connaître la nature des principaux délits qui leur étaient imputés. Ils répondirent aux accusations par de courtes notes qu’ils transmettaient à la commission. Enfin, après trente et un jours, ils purent remettre leurs comptes entre les mains du comité des finances, le 27 janvier 1794, et décidèrent en outre de réfuter toutes les assertions des reviseurs dans un mémoire d’ensemble dont la rédaction fut confiée à Lavoisier.

À ce moment, les détenus paraissent avoir repris confiance dans l’avenir, n’ayant pas laissé une seule objection sans réponse, un seul calcul sans justification, une seule justification sans preuve; suivant Mollien, beaucoup se berçaient de l’espoir qu’ils allaient être relâchés, puisqu’ils avaient obéi aux décrets de la Convention. Ils écrivirent au comité des finances pour réclamer leur mise en liberté; mais, les reviseurs voulant encore du temps pour revoir à nouveau les documens fournis par les financiers, leur demande fut rejetée. La commission de révision termina enfin son rapport, qui fut imprimé, en germinal, par ordre de la Convention ; les fermiers-généraux, accusés de vols et de dilapidations, étaient considérés comme redevables à l’état d’une somme de 130 millions. Malgré l’art avec lequel Gaudot et ses acolytes groupèrent les chiffres, ils étaient loin, comme on le voit, d’arriver à cette somme de 400 millions de livres dont ils avaient parlé au député Montaut. Indemnités et gratifications abusives, versemens tardifs dans les caisses de l’état des fonds perçus par l’impôt, prélèvement d’intérêts de 10 et 6 pour 100, tandis qu’au dire des reviseurs le bail ne leur en accordait que 4 pour 100; enfin, exaction sur le tabac râpé : tels étaient les crimes principaux dont on inculpait les financiers signataires des baux de David, Salzard et Mager. Il serait peu intéressant de reprendre une à une les imputations des commissaires reviseurs ; aussi bien l’innocence des fermiers-généraux a été reconnue par les aveux ultérieurs de leur principal ennemi, de Dupin lui-même, et par les mémoires que deux ans après l’avocat Antoine Roy présentera, au nom des créanciers de la ferme, intéressés à ce que la valeur de leur créance ne fût pas confisquée par l’état. Néanmoins, il importe de discuter les principaux chefs d’accusation, ceux qui amenèrent la mort des fermiers-généraux, et, aux yeux des contemporains, parurent légitimer leur condamnation : intérêts abusifs, retards dans les versemens au trésor, concussions sur le tabac râpé.

Les commissaires reviseurs et plus tard Dupin, dans son rapport à la Convention, accusent les financiers de s’être attribués jusqu’à 10 pour 100 d’intérêt pendant le cours du bail de David (1774-1780), tandis que les termes du bail ne leur en attribuent que 4. Cette accusation était le résultat d’une confusion volontaire : au moment de sa constitution, la compagnie devait verser une somme de 93 millions de livres ; 72 millions étaient avancés à l’état, le reste était destiné à rembourser aux adjudicataires du précédent bail la valeur du matériel nécessaire à l’exploitation du sel et du tabac. Chacun des fermiers-généraux (ils étaient alors soixante) avait à fournir 1,500,000 livres, et comme peu d’entre eux possédaient une fortune assez considérable, ils empruntaient à des particuliers, heureux de placer leur argent en mains sûres. Quand ils établissaient le prix du bail qu’ils pouvaient offrir à l’état, ils faisaient entrer, dans la prévision de leurs dépenses, un intérêt de 10 pour 100 sur 1 million et de 6 pour 100 sur 500,000 livres. Cela se faisait au grand jour ; l’état n’était pas obligé d’accepter les offres de la compagnie, et de fait, le traité était toujours consenti librement, après de longues discussions entre les financiers et le contrôleur-général. Cette manière de faire était approuvée par des arrêts du conseil, et elle dura jusqu’en 1780, époque à laquelle Necker abolit ce mode de rémunération et changea les bases de l’accord à intervenir avec la ferme. Quant aux intérêts à 4 pour 100 que les termes du bail de David attribuaient aux 72 millions avancés au trésor public, ils figuraient pour mémoire, les financiers ne les touchaient pas, car l’état en majorait le prix du bail à payer par la ferme; ces intérêts entraient d’une part en recettes, de l’autre en dépenses, de sorte que les fermiers-généraux, qui empruntaient à 4 1/2, retiraient des fonds avancés 5 1/2 pour 100 sur 60 millions et 1 1/2 sur 12 millions.

Le rapport des commissaires reviseurs avançait en outre que les fonds perçus par l’impôt étaient versés en retard au trésor, et qu’ils étaient employés en spéculations. A la fin de chaque exercice, la ferme demandait une quittance qui n’était remise qu’après examen et vérification des comptes, c’est-à-dire plusieurs mois après la clôture de l’exercice, et elle portait la date du jour où elle était donnée. Il était donc de mauvaise foi de faire dater de cette époque le versement des fonds, quand il est avéré que la ferme était toujours en avance avec le trésor, dont elle acquittait les traites à vue.

Enfin, les fermiers-généraux étaient inculpés d’avoir commis des concussions sur le tabac râpé, en exagérant le mouillage, la mouillade, et en faisant payer l’eau introduite au prix du tabac manœuvre aussi dangereuse pour la santé du consommateur que nuisible à ses intérêts. Cette accusation, qui nous paraît puérile aujourd’hui, fut pourtant la plus sérieuse aux yeux des contemporains, et paraît avoir décidé la condamnation du 19 floréal : « La mouillade, a dit Antoine Roy, est le cri funèbre qui a conduit à la mort les fermiers-généraux ; » et après le 9 thermidor, Dupin sera flétri du surnom de Dupin-Mouillade. Pour en comprendre l’importance, il est essentiel de rappeler les discussions passionnées auxquelles avait donné lieu, pendant près de quinze ans, la question du râpage du tabac par la ferme, question qui divisa la France en râpistes et antirâpistes.

La ferme avait le monopole du tabac et le livrait en carottes que le consommateur râpait au moment du besoin : puis vint la mode des tabatières ; on trouva plus commode d’acheter le tabac en pondre, les débitans en profitèrent pour vendre des tabacs de contrebande, de sorte que les bénéfices de la ferme vinrent à diminuer à mesure que la consommation augmentait : en une année, on put constater un déficit de 12 millions de livres dans le rendement de cet impôt. L’un des fermiers-généraux, Jacques Delahante, proposa à ses collègues d’interdire le râpage du tabac aux débitans et d’en réserver le privilège exclusif aux manufactures de la ferme. Il finit par triompher de la répugnance de ses collègues, de Paulze entre autres, et la mesure fut adoptée. Alors s’éleva une formidable opposition ; les débitans, qui avaient installé des ateliers et les nombreuses familles qui y trouvaient leurs moyens d’existence, surent mettre dans leurs intérêts plusieurs parlemens qui évoquèrent l’afiaire avec passion ; l’un d’eux alla même jusqu’à avancer que le tabac râpé dans les manufactures était nuisible à la santé des consommateurs, accusation que répéteront Dupin et Fouquier-Tinville. La ferme lutta pendant quinze ans ; elle finit par triompher devant quelques parlemens, mais elle ne put vaincre l’opposition obstinée de celui de Rennes, qui l’attaquait encore à l’heure où parlementaires et fermiers-généraux disparaissaient devant un régime nouveau. Dans quelques cas, en effet, un vice de fabrication du tabac avait donné raison aux plaintes des ennemis de la ferme, et, en 1774, Baume et Cadet, délégués à cet effet par le ministre, avaient constaté le mauvais état de celui que fournissait l’entrepôt de Morlaix. Lavoisier lui-même avait attiré sur ce point l’attention de ses collègues ; il écrivait en 1778 : « Je crains qu’on ne porte la mouillade au-delà de ce qui conviendroit;.. il faut être extrêmement sobre sur la mouillade, et il vaut mieux faire de légers bénéfices que de courir le risque de mécontenter le public. » Les doléances des débitans, les représentations des parlemens avaient trouvé de nombreux échos dans l’opinion ; aussi les commissaires reviseurs ne pouvaient-ils manquer de reprendre cette question pour en accabler les fermiers-généraux, auxquels ils réclamaient de ce chef la somme de 30 millions de livres; en évaluant à 14 livres la quantité d’eau introduite par quintal, et ne tenant pas compte de l’évaporation, ils prétendaient que cette eau était vendue au prix du tabac. Lavoisier répondit victorieusement; il apporta à l’appui de ses dires les tableaux de fabrication, et montra que la plus grande partie de l’eau ajoutée pour le travail était évaporée lors de la mise en vente ; qu’il en restait seulement 6 et plus tard 2 pour 100 ; de plus, la ferme en établissait le prix de vente aux débitans d’après la quantité réelle de tabac supposé sec[13].

Le rapport des reviseurs renfermait une dernière accusation : lors de la suppression de la ferme, l’assemblée nationale lui avait alloué une somme de 48 millions pour le prix des magasins de sel et des manufactures de tabac qui faisaient retour à la nation ; les fermiers-généraux, ayant établi ultérieurement que la valeur en était seulement de 26 millions, offrirent spontanément, sur le conseil de Lavoisier, l’abandon de 22 millions; les reviseurs osèrent avancer, sans aucune preuve, que ces 22 millions étaient un fidéi-commis au profit du tyran, et, prétendant que cet abandon n’avait été consenti qu’après leurs recherches, demandaient à toucher leurs indemnités sur une somme totale de 130 millions, montant des vols des fermiers-généraux[14].

La discussion du rapport occupa deux séances du comité des finances; un directeur du contentieux de la ferme, Féval, dévoué à ses anciens patrons, se présenta à deux reprises pour donner au comité tous les éclaircissemens nécessaires au nom des prisonniers : on refusa de l’entendre, et le président lui fit signifier d’avoir à se retirer sur-le-champ. La délibération du comité resta secrète ; Dupin, sollicité par les femmes de quelques-uns des détenus, répondit que tous obtiendraient leur mise en liberté sous peu de temps, alors qu’il se préparait à les faire tous traduire devant le tribunal révolutionnaire. Néanmoins, les angoisses étaient grandes ; c’était l’heure où Fouquier-Tinville envoyait à l’échafaud, sous prétexte de complicité avec l’étranger, les fondateurs de la république, Héraut de Séchelles, Danton, Camille Desmoulins, Westermann ; comment les financiers, haïs pour leurs fonctions, suspects par leur fortune et leurs titres nobiliaires, ne se seraient-ils pas sentis menacés ? Cependant tous ne désespéraient pas encore ; ils n’avaient commis aucun acte d’incivisme et, de plus, étant restés en dehors des luttes politiques, ils n’étaient compromis avec aucun des partis qui se disputaient le pouvoir. Lavoisier ne s’abandonna pas et prépara ses moyens de défense. Il demanda au bureau de consultation un certificat pour constater les services qu’il avait rendus à la science; une commission, composée de Coulomb, Servières et Halle, fit adopter son rapport, dont la rédaction paraît due à Halle, dans la séance du 4 floréal (23 avril), présidée par Lagrange. D’un autre côté, il invoquait l’appui des agens nationaux des poudres et salpêtres, Faucheux et Champy, qui essayèrent de l’arracher au tribunal en attestant qu’en qualité d’ancien régisseur des poudres, il était au nombre des citoyens désignés par un arrêté du comité du salut public comme devant être mis en réquisition pour la reddition de leurs comptes. Lavoisier s’adressa également à deux de ses anciens collègues de l’Académie, Cadet et Baume, le fougueux adversaire des nouvelles théories chimiques, qui pénétrèrent dans sa prison pour lui remettre un certificat constatant qu’il s’était toujours opposé au mouillage du tabac, ce dont ils avaient pu s’assurer pendant leur enquête officielle de 1774. Enfin il rédigea lui-même un bref exposé de sa carrière. Sous le titre de: Notice de ce que Lavoisier, cy-devant commissaire de la Trésorerie nationale, de la cy-devant Académie des sciences, membre du Bureau de consultation des arts et métiers, cultivateur dans le district de Blois, département du Loir et du Cher, a fait pour la révolution, il rappelait ses travaux scientifiques, ses recherches agricoles, son rôle aux assemblées provinciales, à l’assemblée constituante, à la commune de 1789, à la trésorerie nationale, au bureau de consultation, au comité des assignats et monnaies, à la commission des poids et mesures, au comité de salubrité, ses services comme garde national en activité dès les premiers instans de la révolution.

Cependant Dupin devait bientôt présenter son rapport sur les comptes des fermiers-généraux; quelques amis de Lavoisier voulurent tenter des démarches en sa faveur, il s’y refusa, paraît-il, de peur de les compromettre. Un membre de la Convention, Pierre Loysel, ancien directeur de la fabrique de Saint-Gobain, s’efforça de sauver le savant avec lequel il avait entretenu d’amicales relations; ses efforts furent impuissans. Mme Lavoisier, bravant le décret qui exilait de Paris tous les ex-nobles, essaya jusqu’au dernier moment de soustraire son mari au jugement du tribunal révolutionnaire; mais, d’après Cadet-Gassicourt, elle l’aurait, au contraire, compromis par son humeur altière. Un chimiste, négociant de la rue des Lombards, du nom de Pluvinet, fournisseur du laboratoire de Lavoisier, avait conçu le projet de le sauver en faisant intervenir Dupin lui-même. Pluvinet connaissait la belle-sœur du conventionnel, femme de mœurs légères, qu’il intéressa à son projet; celle-ci obtint de Dupin que Lavoisier serait séparé de ses collègues, transféré dans une autre prison, et que le rapport ne lui serait point défavorable. Mais Dupin se plaignit de n’avoir pas reçu la visite de Mme Lavoisier, lui reprochant de l’avoir fait solliciter par des aristocrates comme elle et de n’avoir pas daigné se présenter elle-même. Mme Lavoisier, avertie par Pluvinet, se rend chez Dupin; mais, au lieu d’arriver en suppliante, elle déclare qu’elle ne vient point solliciter la pitié pour Lavoisier, qu’il est innocent, que des scélérats seuls peuvent l’accuser : « Lavoisier, dit-elle, serait déshonoré s’il séparait sa cause de celle de ses collègues; on en veut à la vie des fermiers-généraux pour avoir leur fortune; s’ils périssent, ils mourront tous innocens. » Dupin, irrité de cette attitude, resta depuis sourd à toutes les supplications.

Le narrateur, en blâmant la conduite de Mme Lavoisier, oublie qu’elle ne pouvait demander la grâce de son mari seul, en abandonnant à l’échafaud son père, qui était au nombre des prévenus; et quand Mme Lavoisier accuse les savans de la mort de son mari, Cadet-Gassicourt est-il en droit de la taxer d’injustice, en présence du silence prudent qu’ont gardé les collaborateurs de Lavoisier?

V.

C’est le lundi 5 mai 1794 (16 floréal an II) que Dupin présenta à la Convention un long réquisitoire dont les élémens étaient empruntés au rapport des commissaires reviseurs. Après avoir insisté sur les indemnités abusives, les intérêts exigés des fonds d’avance, les exactions sur le tabac, la restitution des 22 millions, il reprocha encore aux prévenus un arrêté du conseil de 1774, imposé par le contrôleur-général Terray postérieurement à la signature du bail, et que les fermiers-généraux avaient dû subir en protestant. A peine s’il mentionne quelques-unes des réponses des prévenus aux inculpations des reviseurs. Quoiqu’il ait la précaution d’indiquer qu’un certain nombre se sont opposés aux concussions sur le tabac et que le tribunal saura distinguer entre eux, il paraît les regarder tous comme coupables : négligeant de rappeler que les lenteurs de la liquidation étaient dues aux décrets qui avaient mis les papiers sous scellés, emprisonné les financiers et suspendu pendant cinq mois leur reddition de comptes. Il ajoutait : « Si les ci-devant fermiers-généraux n’avaient pas attendu avec impatience le retour de l’ancien régime, auraient-ils différé pendant deux ans à obéir à vos décrets en s’opposant sérieusement à la reddition de leurs comptes? » Parlant au nom du comité des finances et du comité de l’examen des comptes, invoquant le long travail des reviseurs, maniant les chiffres avec habileté, Dupin devait tromper la Convention et entraîner son vote. Il fut décrété, sans discussion, que les fermiers-généraux seraient traduits devant le tribunal révolutionnaire, et cependant Dupin n’avait reproché aux détenus aucun acte d’incivisme ; de quel droit demandait-il leur renvoi devant un tribunal créé expressément pour punir les crimes de contre-révolution ? A quel titre celui-ci pouvait-il connaître de délits de concussion, commis, s’ils avaient été prouvés, plus de vingt ans auparavant, sous un autre régime, avec d’autres lois ?

Il était plus de quatre heures quand fut rendu le décret provoqué par Dupin. Une personne présente à la séance se rendit immédiatement à l’Hôtel des fermes ; le premier détenu qu’elle rencontra fut Lavoisier. Il eut la cruelle mission d’en informer ses collègues ; ils l’avaient prévu, ils s’y attendaient chaque jour; aussitôt ils se hâtèrent de brûler leurs papiers intimes : quelques-uns, comme Parceval de Frileuse, passèrent les dernières heures de leur séjour aux fermes à adresser l’adieu suprême à ceux qui leur étaient chers ; tous voyaient venir la mort avec une courageuse résignation, soutenus par leurs sentimens religieux ou par la conscience de leur droit et de leur innocence. Dupin, consulté sans retard par le concierge de l’Hôtel des fermes, donna l’ordre de ne plus y laisser entrer aucune personne étrangère, en ajoutant que le décret ne pouvait être exécuté avant trois ou quatre jours. Il ne fut, en effet, transmis au tribunal que le lendemain, et enregistré seulement le 18 floréal (7 mai), mais le supplice des fermiers-généraux était trop ardemment désiré pour que l’on respectât les délais légaux ; le jour même, Fouquier-Tinville signait l’acte d’accusation et ordonnait le transfert immédiat des détenus à la Conciergerie.

La rapidité de cette mesure fut un des chefs d’accusation invoqués contre lui un an plus tard. Comment avait-il pu connaître le 16 un décret qui fut enregistré seulement le 18 ? En vain il objecta que, dans la nuit du 16 au 17, il s’était rendu au comité de salut public à deux heures du matin ; ce n’en est pas moins le 17 qu’il aurait connu le décret dont il reproduisait les termes mêmes dans son réquisitoire rédigé le 16 : « Vous voulez me faire mon procès, répond-il alors, parce que j’ai fait celui des sangsues du peuple et des contre-révolutionnaires. » C’est que le réquisitoire de Fouquier était déjà prêt, avant que la Convention eût rendu son décret du 16 ; les faits le prouvent. Le rapport de Dupin fut lu à trois heures et demie, et le jour même, à sept heures, on procédait au transfert des prisonniers. Est-il possible qu’en l’espace de trois heures Fouquier ait eu connaissance du décret de la Convention, ait rédigé son long acte d’accusation, transmis les ordres de transfert et obtenu leur exécution immédiate? Quelle invraisemblance ! Et puisque cet acte d’accusation est la reproduction du rapport de Dupin, il faut donc que celui-ci l’ait communiqué à Fouquier avant de le lire à la Convention. Ainsi c’est bien Dupin qui poursuivait avec acharnement la mort des fermiers-généraux et conduisait la plume de l’accusateur public.

A l’Hôtel des fermes, il n’y avait plus d’espoir pour les prisonniers. Mollien, qui s’attendait à partager leur sort, projetait avec Tavernier de Boulogne de se soustraire par la mort volontaire aux angoisses d’un supplice ignominieux, aux injures d’un peuple abusé ; ils s’étaient procurés de l’opium et proposèrent à Lavoisier, leur ami le plus cher, de partager leur sort. Il les dissuada du suicide et sauva ainsi les jours de Mollien : « Pourquoi aller au-devant de la mort ? leur dit-il. Serait-ce parce qu’il est honteux de la recevoir par l’ordre d’un autre, et surtout par un ordre injuste? Ici l’excès même de l’injustice efface la honte. Nous pouvons tous regarder avec confiance et notre vie privée et le jugement qu’on en portera peut-être avant quelques mois ; nos juges ne sont ni dans le tribunal qui nous appelle, ni dans la populace qui nous insultera; une peste ravage la France, elle frappe du moins ses victimes d’un seul coup, elle est près de nous atteindre, mais il n’est pas impossible qu’elle s’arrête au moins devant quelques-uns de nous. Nous donner la mort, ce serait absoudre les forcenés qui nous y envoient. Pensons à ceux qui nous ont précédés, ne laissons pas un moins bon exemple à ceux qui nous suivront. » Sans doute, en rappelant ceux qui avaient déjà gravi les degrés de l’échafaud, Lavoisier pensait à ses amis des jours heureux, Bailly, son collègue à l’Académie, son collaborateur à la commune de 89, Bochard de Saron, le magistrat-académicien, Malesherbes, exécuté quinze jours auparavant.

Il avait à peine terminé que des gendarmes à cheval pénétraient dans la cour de l’Hôtel des fermes, suivis une demi-heure après de quatre grands chariots couverts. Les officiers municipaux chargés de diriger l’opération du transfert buvaient et riaient dans la chambre du concierge, tandis que celui-ci appelait lentement les prisonniers suivant l’ordre du registre d’écrou ; aussitôt que quatre prisonniers avaient répondu, les gendarmes les entraînaient dans les chariots qu’on refermait sur eux. Les guichetiers, qui avaient appris depuis cinq mois à les aimer, ne craignaient pas de montrer leur douleur et fondaient en larmes. L’appel et l’enlèvement durèrent plus d’une heure; il faisait nuit quand on se mit en marche; une double haie de gendarmes à cheval formait l’escorte, des hommes à pied portant des flambeaux éclairaient le cortège ; les prisonniers, entassés dans les chariots, souffraient horriblement; la route fut longue, on n’atteignit la Conciergerie qu’à onze heures[15].

Arrivés à la Conciergerie, les fermiers-généraux, après la longue formalité de l’écrou, furent placés, les uns dans ces cachots dont Beugnot nous a fait connaître l’horreur, les autres dans la chambre qu’avait occupée Marie-Antoinette ; la nuit fut affreuse. Quelques-uns seulement avaient pu obtenir des lits de sangle sans matelas ni couvertures, la plupart avaient dû s’asseoir sur des bancs ou même sur le sol: tous étaient transis de froid quand, à sept heures, au matin du 17 floréal (mardi 6 mai), on ouvrit les portes des cachots. Ils purent alors se réunir dans la chambre de la reine ; à une heure et demie, on y dressa deux tables où s’assirent les trente-deux prisonniers. Grâce à la protection de Dobsen, juge au tribunal révolutionnaire et parent de Delahante, la femme du concierge offrit à celui-ci, pour la nuit suivante, trois chambres pouvant contenir dix-sept prisonniers ; pour chacun d’eux, un matelas et une couverture, en tout six paires de draps seulement. Delahante, forcé de choisir, désigna ses amis les plus intimes avec les fermiers-généraux les plus âgés, auxquels les draps délit furent donnés. La plus petite des pièces fut occupée par Lavoisier et son beau-père, Paulze, pour lequel il paraît avoir eu une affection filiale. Ce fut la seconde nuit passée à la Conciergerie. Le malin du 18 (7 mai), à sept heures et demie, tous furent amenés au greffe, rigoureusement fouillés, pour s’assurer qu’ils ne portaient aucune arme, et conduits dans une salle attenante au tribunal, puis ils furent interrogés séparément.

Lavoisier comparut devant Claude-Emmanuel Dobsen, juge au tribunal, assisté du greffier Ménot, en présence de l’accusateur public. La brièveté de l’interrogatoire prouve que c’était là une vaine formalité, destinée à satisfaire à la loi et à constater simplement l’identité de l’accusé :


« Est aussi comparu Antoine-Laurent Lavoisier, âgé de cinquante ans, né à Paris, cy-devant fermier-général et membre de la cy-devant Académie des sciences, demeurant à Paris, boulevard de la Madeleine, section des Piques.

« A lui demandé de quel département il était chargé?

« A répondu qu’il n’était chargé en chef que des départemens de la Lorraine et des évêchés et du domaine de Flandre.

« S’il ne s’est point rendu coupable de dilapidations des finances du gouvernement, d’exactions, de concussions et de fraudes envers le peuple?

« Répond que, quand il a connu quelques abus, il les a annoncés au ministre des finances, notamment relativement au tabac, ce qu’il est en état de prouver par pièces authentiques.

« S’il a fait choix d’un défenseur?

« Répond qu’il n’en connaît pas, et nous lui avons nommé le citoyen Sézilles.

« Lecture faite, a signé avec nous et le greffier.

« DOBSEN. — A. FOUQUIER. — LAVOISIER. — MÉNOT. »


Ramenés à la Conciergerie, les fermiers-généraux, qu’on avait dépouillés de leurs assignats, n’avaient pas les moyens de payer leur dîner; ils réclamèrent le pain des prisonniers, mais la femme du concierge avait reçu l’ordre de leur servir un repas qui fût bon, accompagné de vins de choix. Quel ami inconnu veillait sur eux pour adoucir leurs derniers momens? Était-ce le juge Dobsen, qui s’efforçait alors de sauver Delahante, Sanlot et Delaage de Bellefaye, qui avaient été seulement adjoints et n’avaient jamais eu le titre de fermiers-généraux? Était-ce Mme Lavoisier, qui jouait sa liberté et peut-être sa vie en multipliant les démarches en faveur de son père et de son mari ?

Aucun indice ne faisait connaître aux accusés le jour de leur comparution devant le tribunal révolutionnaire; tous pensaient cependant que leur dernière nuit allait s’écouler, et c’est à ce moment, sans doute, que Lavoisier écrivit à son cousin Augez de Villers la lettre suivante, monument précieux de sa pensée suprême, où se montrent le légitime orgueil du savant qui a renouvelé la science, la tristesse amère du juste frappé d’une condamnation inique, le calme profond d’une conscience sûre d’elle-même :

« j’ai obtenu, écrit-il, une carrière passablement longue, surtout fort heureuse, et je crois que ma mémoire sera accompagnée de quelques regrets, peut-être de quelque gloire. Qu’aurais-je pu désirer de plus? Les événemens dans lesquels je me trouve enveloppé vont probablement m’éviter les inconvéniens de la vieillesse. Je mourrai tout entier, c’est encore un avantage que je dois compter au nombre de ceux dont j’ai joui. Si j’éprouve quelques sentimens pénibles, c’est de n’avoir pas fait plus pour ma famille, c’est d’être dénué de tout et de ne pouvoir lui donner ni à elle ni à vous aucun gage de mon attachement et de ma reconnaissance.

« Il est donc vrai que l’exercice de toutes les vertus sociales, des services importans rendus à la patrie, une carrière utilement employée pour le progrès des arts et des connoissances humaines ne suffisent pas pour préserver d’une fin sinistre et pour éviter de périr en coupable !

« Je vous écris aujourd’hui, parce que demain il ne me seroit peut-être plus permis de le faire, et que c’est une douce consolation pour moi de m’occuper de vous et des personnes qui me sont chères dans ces derniers momens. Ne m’oubliez pas auprès de ceux qui s’intéressent à moi, que cette lettre leur soit commune. C’est vraisemblablement la dernière que je vous écrirai.

« LAVOISIER. »


Pendant son séjour à la Conciergerie, il recevait un dernier hommage de la part de modestes savans, impuissans à le sauver. Le Lycée des arts, établissement libre d’instruction, fondé en 1793 par Charles Désaudray, envoyait à la Conciergerie une députation chargée de remettre à Lavoisier, le plus illustre de ses membres, un témoignage d’admiration. Était-ce une couronne, une palme? aucun document ne le précise, rien ne nous fait connaître les noms des citoyens qui venaient courageusement s’incliner devant le proscrit ; mais le fait, mis en doute par quelques biographes, est attesté par les publications du Lycée des ans de l’an IV et de l’an VI, et le rapport de Lakanal du 4 vendémiaire an IV.


VI.

Il y avait une heure environ, le soir du 18 floréal (7 mai), que les prisonniers étaient réintégrés dans leurs chambres, quand un guichetier, les appelant individuellement par leurs noms, remit à chacun d’eux une copie de l’acte d’accusation, d’une écriture fine, peu lisible ; ils s’efforçaient en vain de la déchiffrer, l’ordre leur fut donné d’éteindre leur lumière ; sur les trente-deux fermiers-généraux incarcérés, vingt-huit dormirent leur dernière nuit : moins de vingt heures après ils auraient cessé de vivre.

À peine le jour fut-il levé, ce matin du 19 floréal an II (8 mai 1794), que tous les prisonniers étaient réunis au greffe, fouillés avec rigueur et dépouillés de tout ce qu’on leur avait laissé la veille : montres et bijoux ; et dans la liste des objets remis le lendemain au greffe du tribunal révolutionnaire par le concierge Richard, on peut lire : « Plus une montre d’argent du nom de Berthoud, no 2433, et une petite clef d’or qu’il a déclaré appartenir à Lavoisier, condamné à mort. » Déjà condamnés avant le jugement, préparés pour l’échafaud, ils furent conduits dans une salle attenante à la salle du tribunal, au nombre de trente et un. L’un d’eux, Verdun, protégé par Robespierre, avait été emmené dans l’intérieur de la Conciergerie. Fouquier, d’un trait de plume, avait rayé son nom sur la liste annexée au décret du 16 floréal et l’avait supprimé dans l’acte d’accusation. Les défenseurs officieux furent introduits ; ils étaient au nombre de quatre ; un quart d’heure seulement leur fut accordé pour conférer avec les accusés d’une affaire qui leur était inconnue ; ils reçurent bientôt l’ordre de se retirer, le tribunal venait d’entrer en séance.

Il était dix heures ; les accusés, libres et sans fers, dit ironiquement le formulaire imprimé du procès-verbal du jugement, furent conduits dans la salle du tribunal et prirent place sur les gradins. L’audience était présidée par Coffinhal, vice-président du tribunal, assisté de deux juges, Étienne Foucault et François-Joseph Denizot ; chacun était assis à une table particulière sur laquelle se trouvaient une bouteille et un verre ; près d’eux, Gilbert Liendon, substitut, remplissait les fonctions d’accusateur public ; le greffier était Anne Ducray. Devant les gradins des accusés, le banc des jurés où siégeait Leroy, autrefois marquis de Montflabert, aujourd’hui affublé du nom de Dix-Août, le coiffeur Pigeot, le luthier Renaudin, le joaillier Klispis, le vinaigrier Gravier, Auvray, employé aux diligences, avec Desboisseaux, Thoumin. Garnier, Gemond, Devèze et Ganey. En face des juges, les défenseurs officieux : Chauveau-Lagarde, Guesde, Guyot et La Fleutrie. Le défenseur de Lavoisier, Sézille, ne parut pas à l’audience; des gendarmes, baïonnettes au bout du fusil, entouraient les gradins des accusés; une foule nombreuse assistait aux débats.

A l’ouverture de l’audience, Coffinhal fit subir aux accusés un bref interrogatoire, semblable à celui de la veille; de plus, il demanda à chacun s’il était noble et ce qu’il avait fait depuis la révolution : « Les jurés, les juges eux-mêmes se permirent de tourner en dérision plusieurs réponses et de donner à d’autres l’interprétation la plus cruelle et la plus fausse[16]. » Les interrogatoires durèrent une heure et demie ; la séance fut suspendue pendant vingt minutes, à la reprise, le greffier donna lecture de l’acte d’accusation, puis le substitut Liendon posa une question qui ne fut pas comprise des accusés. Sanlot, interpellé par le président, répondit qu’ayant été seulement adjoint et ayant quitté la ferme depuis plus de dix ans, il n’était pas en mesure de répondre: Delaage déclara s’en référer au mémoire justificatif. Coffinhal s’adressa alors à Saint-Amand : « Voyons si M. de Saint-Amand, qui gouvernait si despotiquement la ferme générale, se trouvera plus en état de répondre. » Saint-Amand fit remarquer qu’il ne comprenait pas la question posée par l’accusateur public ; alors Liendon déclara l’abandonner et reprocha aux fermiers-généraux d’avoir présenté au ministre de faux états des produits du dernier bail pour servir de base au prix de celui qu’ils proposaient à l’état. À cette inepte accusation, il était facile de répondre, comme le fit Saint-Amand, que le prix des baux se réglait d’après les états dressés dans les bureaux du ministère, et non d’après ceux qu’établissait la ferme. Coffinhal l’interrompit violemment, et signifia aux accusés d’avoir à répondre par oui et par non ; le tribunal était décidé à juger sans désemparer et ne leur permettrait pas d’entrer dans des détails qui leur feraient gagner du temps. Toute défense personnelle ou collective était interdite; les financiers comprirent qu’aucun d’eux n’échapperait à la mort : un seul, Didelot, conserva l’espoir jusqu’au dernier moment. Chargé de la liquidation de la régie des domaines, il sortait chaque matin de l’Hôtel des fermes et n’y rentrait que le soir à neuf heures; un seul gardien l’accompagnait. Didelot n’avait pas été compris dans le transfert des prisonniers et aurait pu facilement se soustraire à la surveillance de son gardien; il avait eu la naïveté de consulter Dupin, qui lui avait assuré qu’il serait acquitté et ainsi débarrassé de toute surveillance ; il vint donc, tout confiant, se constituer prisonnier à la Conciergerie; depuis quatorze ans, il avait cessé d’appartenir aux fermes.

Au moment où Coffinhal enlevait la parole à Saint-Amand, Liendon se leva pour donner lecture d’un décret de la Convention rendu le jour même ; trois accusés, Delabante, Sanlot et Delaage de Bellefaye étaient mis hors des débats, comme n’ayant qu’été adjoints et n’ayant signé aucun des baux incriminés. Ce décret avait été provoqué par Dobsen ; après s’être en vain adressé à Fouquier-Tinville, qui refusa de les rayer de son acte d’accusation, quoi qu’ils ne fussent pas compris dans le décret du 16 floréal, Dobsen avait couru chez Dupin, l’avait entraîné au comité de sûreté générale, qui rédigea rapidement son rapport. Dupin en toute hâte, et c’est le seul acte qui lui fasse honneur, avait présenté à la Convention, obtenu sans discussion et transmis au tribunal le décret sauveur. Les trois adjoints furent emmenés, pâles, défaits, tremblans d’émotion, partagés entre la joie de vivre et la douleur de laisser sur les bancs leurs amis, leurs parens. Delahante y comptait ses beaux-frères, les Parceval, et de Bellefaye était séparé de son père, qui, en ce moment, eut la joie dernière de voir son fils échapper à la mort.

A peine les adjoints étaient-ils éloignés, il était une heure, que Liendon, après quelques questions insignifiantes, prononça son réquisitoire, tout empreint de la rhétorique violente et ampoulée de l’époque. Après avoir rappelé les différens genres d’exactions et de concussions, les avoir démontrés, dit le Bulletin du tribunal révolutionnaire, d’une façon succincte et touchante il conclut que la mesure du crime de ces vampires était au comble, qu’ils réclamaient vengeance, que l’immoralité de ces êtres était gravée dans l’opinion publique, et qu’ils étaient les auteurs de tous les maux qui pendant quelque temps avaient affligé la France. Ensuite les défenseurs furent entendus : vaine apparence de légalité ! Que pouvait être la plaidoirie de ces quatre défenseurs qui avaient à parler pour vingt-huit accusés, avec lesquels ils avaient pu s’entretenir à peine un quart d’heure Halle fit mettre sous les yeux du tribunal le rapport qu’il avait rédigé au nom du bureau de consultation, le tribunal dédaigna d’en prendre connaissance, et c’est peut-être alors que Coffinhal prononça ces paroles tristement célèbres : « La république n’a pas besoin de savans, il faut que la justice suive son cours. »

La condamnation n’était pas douteuse ; les jurés, disons-le pour l’honneur de l’humanité, étaient sans doute convaincus de la culpabilité des fermiers-généraux, proclamée par le rapport de Dupin et le décret de la Convention, après un examen de comptes qui avait duré plus de cinq mois. Mais le tribunal révolutionnaire n’avait pas le moyen de frapper des crimes de concussions commis avant la révolution. Quel article de loi pouvait être invoqué contre les fermiers-généraux, à quel titre demander une condamnation? Le génie retors de Coffinhal, ancien procureur au Châtelet, suppléa au silence de la loi par la forme qu’il donna aux questions posées au jury :

« A-t-il existé un complot contre le peuple français tendant à favoriser par tous les moyens possibles les ennemis de la France, en exerçant toute espèce d’exactions et de concussions sur le peuple français, en mêlant au tabac de l’eau et des ingrédiens nuisibles à la santé des citoyens, en prenant 6 et 10 pour 100, tant pour l’intérêt des différens cautionnemens que pour la mise des fonds nécessaires à l’exploitation de la ferme générale, tandis que la loi n’en accorde que quatre, en retenant dans leurs mains des fonds qui devaient être versés au trésor national, et en pillant et volant par tous les moyens possibles le peuple et le trésor national, et pour enlever à la nation des sommes immenses et nécessaires à la guerre contre les despotes soulevés contre la république et les fournir à ces derniers? »

Ainsi Coffinhal avait l’infamie d’accuser, sans aucun indice, les fermiers-généraux de complicité avec l’étranger, crime digne de la mort ; il inventait des accusations nouvelles dont ne parlaient ni le rapport de Dupin, ni le réquisitoire de Fouquier, et, dédaigneux de toute vraisemblance, prétendait que les intérêts abusivement prélevés avant 1780 privaient la nation des sommes nécessaires à la guerre de 1794.

Le jury à l’unanimité déclara les accusés coupables ; l’heure pressait, les charrettes attendaient la fournée des condamnés pour les conduire à la place de la Révolution, la hâte des juges était telle que la déclaration du jury ne fut pas inscrite sur la minute du jugement, comme on peut le constater encore sur la pièce originale. Dobsen relèvera ce fait lors du procès de Fouquier-Tinville.

Coffinhal prononça le jugement : « La déclaration du jury portant qu’il est constant qu’il a existé un complot contre le peuple français tendant à favoriser, de tous les moyens possibles, le succès des ennemis de la France;..

« Que Clément Delaage, Danger-Bagneux, Paulze, Lavoisier (suivent les noms des autres fermiers-généraux), sont tous convaincus d’être auteurs ou complices de ce complot ; « Le tribunal, après avoir entendu l’accusateur public sur l’application de la loi, condamne les susnommés à la peine de mort[17], conformément à l’article 4 de la première section du titre Ier de la cinquième partie du code pénal dont il a été fait lecture, lequel est ainsi conçu : Toute manœuvre, toutes intelligences avec les ennemis de la France tendant soit à faciliter leur entrée dans les dépendances de l’empire français, soit à leur livrer des villes, forteresses ports, vaisseaux, magasins ou arsenaux appartenant à la France, soit à leur fournir des secours en soldats, argent, vivres ou munitions, soit à favoriser d’une manière quelconque le progrès de leurs armes sur le territoire français ou contre les forces de terre ou de mer, soit à ébranler la fidélité des officiers, soldats ou des autres citoyens envers la nation française, seront punis de mort.

« Déclare les biens des condamnés acquis à la république ;

« Ordonne qu’à la diligence de l’accusateur public, le présent jugement sera exécuté dans les vingt-quatre heures. »

C’est au moyen de cet article de loi que le tribunal frappait ses victimes ; c’est lui qu’on avait invoqué pour conduire les dantonistes à l’échafaud.

L’arrêt étant prononcé, les condamnés furent ramenés à la Conciergerie; l’huissier Nappier signifia le jugement au concierge Richard et lui remit vingt-huit décharges individuelles, rédigées à la hâte et peut-être d’avance, et les vingt-huit condamnés furent abandonnés au bourreau. Les charrettes s’emplirent et s’acheminèrent vers la place de la Révolution ; à cette dernière heure, ceux que la mort allait frapper restèrent silencieux. Seul Papillon d’Anteroche, voyant sur son passage la foule en carmagnole, dit dédaigneusement, par allusion à la confiscation de ses biens : « Ce qui me chagrine, c’est d’avoir de si déplaisans héritiers. »

Ils furent exécutés dans l’ordre de leur inscription sur l’acte d’accusation ; Lavoisier vit tomber la tête de Paulze, son beau-père et son ami, puis fut exécuté le quatrième. Tous subirent la mort dignement, sans faiblesse ; les injures de la populace leur furent épargnées; le peuple, loin de les insulter, semblait plutôt les plaindre; il était cinq heures, et l’huissier rédigeait, impassible, ses procès-verbaux d’exécution : « Je me suis transporté à la maison de justice du dit tribunal pour l’exécution du jugement rendu par le tribunal ce jourd’huy contre Lavoisier, qui le condamne à la peine de mort, et de suite je l’ai remis à l’exécuteur des jugemens criminels et à la gendarmerie, qui l’ont conduit sur la place de la Révolution, où, sur un échafaud dressé sur la dite place, le dit Lavoisier, en notre présence, a subi la peine de mort. »


VII.

Ainsi mourut Lavoisier ; ses restes furent jetés au cimetière de la Madeleine, le silence se fit autour de son nom ; seuls, quelques amis purent exhaler leurs regrets dans l’intimité. Le lendemain, Lagrange disait à Delambre : « Il ne leur a fallu qu’un moment pour faire tomber cette tête, et cent années peut-être ne suffiront pas pour en reproduire une semblable. » Pour toute oraison funèbre, les insultes des journaux ; l’un d’eux opposait le sang qui ruisselait sur l’échafaud aux lits de pourpre sur lesquels les fermiers-généraux étendaient leur mollesse. Quelques jours après, la Décade philosophique, faisant l’éloge de l’Instruction sur la fabrication du salpêtre publiée, sous le voile de l’anonyme, en 1777, par Lavoisier, et dont on venait de donner une seconde édition, n’osait rappeler le nom de l’auteur au moment même où Carny utilisait, pour la défense nationale, les procédés de raffinage rapide du salpêtre dus à Lavoisier.

En présence de cette marche fatale des événemens qui, par degrés insensibles, conduisit Lavoisier de la prison de Port-Libre à l’échafaud du 19 floréal, on se demande avec angoisses si le dévoûment d’amis puissans n’aurait pu conserver cette précieuse existence; on cherche les responsabilités, et l’histoire a le droit de reprocher leur inertie aux hommes de science qui avaient fréquenté Lavoisier, qui connaissaient la puissance de son génie, la noblesse de son caractère. Quelles démarches ont faites, pour le sauver, ses anciens amis qui siégeaient à la montagne et faisaient partie du club des jacobins? Mme Lavoisier était-elle injuste, dans l’irritation de sa douleur, en accusant les savans de la mort de son mari, et Lalande pensait-il à quelque rival de Lavoisier quand il écrivait cette phrase cruellement énigmatique : « Son crédit, sa réputation, sa fortune, sa place à la trésorerie lui donnèrent une prépondérance dont il ne se servait que pour faire le bien, mais qui n’a pas laissé de lui faire bien des Jaloux. J’aime à croire qu’ils n’ont pas contribué à sa perte? »

Pendant cinq mois, du 4 frimaire au 19 floréal, aucun des élèves ou des collaborateurs de Lavoisier n’intervient en sa faveur : ni Monge, que ses rapports avec Robespierre compromettront après le 9 thermidor ; ni Hassenfratz, dont Lavoisier avait soutenu la candidature à l’Académie, et qui était devenu un des membres actifs du club des jacobins ; ni Guyton de Morveau, qui, aux jours de prospérité, lui adressait tant de lettres amicales; ni Fourcroy, qui, par sa conduite ambiguë et timorée, s’attirera l’accusation injuste et sanglante d’avoir demandé la mort de son maître.

Certes, ce fut là une calomnie, œuvre d’un ennemi personnel, et aucun document ne permet de trouver à cette imputation la moindre apparence de vérité :

« Pendant sept années où nous l’avons connu, dit M. Chevreul, jamais il ne s’est présenté une circonstance de nature à nous le faire juger défavorablement; comme homme public ou comme homme privé, il eut de nombreux amis qui lui restèrent fidèles. »

« Il fut accusé, dit Thibaudeau, d’avoir précipité vers l’échafaud ou laissé périr des savans qui étaient au premier rang de la carrière. Je voyais Fourcroy tous les jours, jamais je n’ai surpris une parole, un sentiment capable d’ébranler la haute estime que j’avais autant pour son caractère moral que pour ses grands talens. »

L’histoire nous le fait juger moins favorablement.

Plein de vanité et d’ambition, avide d’occuper le premier rang, — Et il l’occupa après la mort de Lavoisier, — Fourcroy dut sa haute fortune à la vivacité de son intelligence, à la facilité de sa parole, à l’art avec lequel il présenta les doctrines de la chimie pneumatique, à laquelle il s’était rallié en 1786. Chimiste de second ordre, il fut professeur sans égal ; par son enseignement, par ses remarquables écrits, le Système des connaissances chimiques et le Dictionnaire de chimie de l’Encyclopédie méthodique, il eut une influence capitale sur la diffusion des idées nouvelles, il serait injuste de le méconnaître; mais sa réputation ne fut qu’un reflet de la gloire du maître, et les historiens, en les mettant sur le même plan, ont confondu le vulgarisateur habile et le génie créateur.

Fourcroy, après sa collaboration à la nomenclature chimique, avait appelé la doctrine pneumatique la théorie des chimistes français, parole imprudente contre laquelle protesta Lavoisier : « Cette théorie n’est pas, comme je l’entends dire, celle des chimistes français, elle est la mienne; c’est une propriété que je réclame auprès de mes contemporains et de la postérité. »

Tandis que Lavoisier était tout entier à son rôle plus obscur de membre des commissions scientifiques, Fourcroy s’avançait dans la carrière politique. Nommé à la Convention en 1793, il entrait de suite au comité d’instruction publique, où il contribuait à la suppression de l’Académie des sciences, que défendait en vain Lavoisier, soutenu par Lakanal et Grégoire ; partout son ardent civisme demandait des épurations : à l’Académie des sciences, à la Société de médecine, au lycée de la rue de Valois. « Caractère faible, dénué de toute espèce de ressort, » dit M. Chevreul; « plein de versatilité, » suivant Grégoire, qui fut pendant des mois son collègue au comité, Fourcroy était de ces gens qui, sans conviction profonde, sont, en temps de révolution, menés tour à tour par l’ambition et par la peur. Asservi au pouvoir, il fut jacobin fougueux et courtisan de Bonaparte; le 18 frimaire an II (8 décembre 1793), pendant le scrutin épuratoire au club des jacobins, il répondait à Montant qu’il n’avait pas le temps de parler plus souvent à la Convention parce qu’il nourrissait de son travail ses sans-culottes de sœurs et son sans-culotte de père, et, s’il avait professé au Lycée des arts, c’était dans l’intention de le sans-culottiser ; et, six ans après, il mourait de chagrin, parce qu’il croyait avoir encouru la disgrâce de Napoléon.

Cependant il ne manquait pas de vertus privées : pendant la Terreur, il sauva le chimiste Darcet et eut la délicatesse de le lui laisser ignorer; il prit une part active aux grands travaux du comité d’instruction publique, mais la faiblesse de son âme l’a empêché de tenter des démarches qui eussent pu le compromettre ; il l’avoue lui-même quand, dans l’éloge de Lavoisier, il s’écrie : « Reportez-vous à ces temps affreux... où la terreur éloignoit les uns des autres même les amis, où elle isoloit les individus des familles jusque dans leur foyer, où la moindre parole ; la plus légère marque de sollicitude pour les malheureux qui vous précédoient dans la route de la mort, étoient des crimes et des conspirations. »

C’est donc bien la peur qui a retenu Fourcroy, et on ne saurait, pour l’excuser, admettre avec M. Chevreul que toute démarche pour sauver Lavoisier eût été inutile. Certes, à la dernière heure, au jour du jugement, il était trop tard, mais la mort de Lavoisier n’a pas été un de ces coups de foudre qu’on ne pouvait prévoir; des dévoûmens puissans, des amitiés ardentes auraient eu le temps de se montrer. Si les membres de la Convention, amis ou disciples de Lavoisier, s’étaient réunis pour agir auprès de Robespierre, du comité de salut public, du comité de sûreté générale ou du rapporteur Dupin, s’ils avaient rappelé les grandes découvertes de Lavoisier, les services rendus à la patrie, indiqué les progrès réalisés dans la production du salpêtre et la fabrication de la poudre, s’ils avaient hautement déclaré qu’il était urgent de le mettre en réquisition pour le service de la république, qui dit que leurs voix n’auraient pas été écoutées? Borda, suspect comme ex-noble, Haüy, prêtre insermenté, ont protesté contre l’arrestation, et Monge, et Hassenfratz, et Guyton, et Fourcroy sont restés silencieux ! Halle et les autres membres du bureau de consultation témoignent en faveur de la grande victime, même auprès du tribunal révolutionnaire, et aucun conventionnel ne se joint à eux! Dupin promet à Pluvinet, homme obscur, d’arracher Lavoisier au supplice, et il aurait été rebelle aux instances de ses collègues de la Convention! Lavoisier n’aurait-il pu être sauvé quand il a suffi d’un désir de Robespierre pour que Fouquier-Tinville effaçât dans son acte d’accusation le fermier-général Verdun, qui lui dut son salut?


VIII.

Mme Lavoisier, si cruellement frappée, qui dans le même jour avait vu périr son père, son mari, ses amis les plus chers, dépouillée de sa fortune, seule, sans parens (elle avait perdu son frère[18] quelques mois auparavant), isolée dans son appartement du boulevard de la Madeleine, n’avait pas même le silence et le repos pour mesurer l’étendue de ses douleurs et pleurer ses morts, il lui fallait encore subir des visites domiciliaires.

Tous les biens de Lavoisier étaient confisqués et appartenaient à la nation, qui devait en prendre possession ; dès le 25 prairial (13 juin), le pharmacien Quinquet se plaignait à la commission temporaire des arts que les objets de chimie de Lavoisier n’eussent pas encore été inventoriés. Berthollet, Fortin et Charles furent d’abord désignés, mais ce fut Nicolas Leblanc qui, une première fois, dressa un inventaire sommaire qu’il déposa le 5 messidor (23 juin) sur le bureau de la commission. Le jour même. Mme Lavoisier avait été arrêtée par ordre du comité de sûreté générale et incarcérée à la maison d’arrêt de la rue Neuve-des-Capucines, et les scellés avaient été placés sur ses meubles et sur ses appartemens particuliers. Ce n’était du reste, dans cette triste demeure, que levées et appositions de scellés. Divers citoyens réclamaient des objets confiés à Lavoisier, immédiatement la commission temporaire des arts envoyait des délégués faire des recherches. Le commissaire de l’administration des domaines voulait enlever des meubles destinés à l’usage du comité de salut public, et demandait l’assistance des délégués du comité révolutionnaire de la section des Piques pour en prendre possession, et en distraire des objets appartenant à la veuve Lavoisier.

Mme Lavoisier, après le 9 thermidor (27 juillet), s’adressa au comité révolutionnaire de sa section, qui délivra un certificat favorable, au comité de salut public et au comité de sûreté générale, et obtint enfin sa mise en liberté le 30 thermidor (17 août 1794).

Non-seulement tous les biens de son père et de son mari étaient confisqués, mais le faible revenu de 2,000 livres qui lui restait vint bientôt à lui manquer par suite d’un nouveau rapport de Dupin du 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794), et elle fut réduite, pour subsister, à accepter les secours d’un serviteur fidèle à la mauvaise fortune, Masselot, qui la nourrissait du produit de son travail.

Dupin et les commissaires reviseurs poursuivaient leur œuvre ; Dupin, dans le rapport du 3 vendémiaire, établissait définitivement à 130,345,262 livres 12 sols 1 denier les reprises à exercer sur les fermiers-généraux: la nation étant en possession seulement de 67,360,090 livres 21 sols 1 denier, il rendait responsables des sommes encore dues les veuves communes de biens, les héritiers, même les enfans dotés depuis 1774 et qui devaient être tenus de restituer leurs dots. Après avoir rappelé les concussions des fermiers-généraux, il faisait l’éloge du zèle et du civisme des commissaires reviseurs et demandait qu’on fixât les émolumens qu’il convenait de leur accorder pour les récompenser de leur travail.

Cependant la nation prenait possession des biens des condamnés ; à Blois, le district faisait saisir les récoltes de Freschines, la terre de Lavoisier, vendre les meubles, confisquer les livres. A Paris, la commission temporaire des arts chargeait les délégués compétens de dresser les inventaires et d’effectuer le transport des objets aux dépôts nationaux. Les uns inventoriaient les objets de chimie, la collection de minéralogie; d’autres la bibliothèque, le tout avec un ordre, une régularité dont témoignent les dossiers de la commission. Ici, c’est la liste des cartes et des livres de géographie; là, l’inventaire des instrumens de musique confisqués et déposés rue Bergère ; ainsi, le 13 vendémiaire se trouve indiqué : un piano-forte de Zimmermann, fabriqué en 1786, estimé 400 livres, trouvé chez Lavoisier, condamné. Le tout se fait avec une rigueur de comptabilité telle que Mme Lavoisier pourra plus tard se faire rendre sans difficulté tout ce qui a été enlevé ; les inventaires sont exactement dressés, à ce point qu’à la bibliothèque de Freschines il manquera seulement trois volumes.

L’inventaire définitif des objets de chimie fut confié à Nicolas Leblanc, le malheureux inventeur de la soude artificielle, sur la demande de Carny, chargé d’organiser l’École centrale des travaux publics (depuis École polytechnique). Leblanc y consacra quatre séances, les 19, 21, 27 et 29 brumaire de l’an III (9, 11, 17 et 19 novembre 1794), en présence des délégués de l’agence du domaine national et assisté de deux experts, un marchand verrier et un apothicaire chimiste, qui estimèrent le tout à la somme de 7,267 livres 16 sols. La collection de minéralogie fut également inventoriée le 9 nivôse ; les comités réunis d’instruction publique et des travaux décidèrent le partage des ustensiles et des objets trouvés chez Lavoisier entre le Muséum, l’Agence des mines et l’École centrale des travaux publics. Celle-ci devait avoir toute la collection de minéralogie dont le transport fut confié à Pluvinet ; elle devait partager avec le Muséum le mercure et l’oxyde rouge, dont 12 livres étaient prélevées en faveur de l’École de chirurgie.

Tout ce travail devait être en pure perte : les objets allaient être bientôt restitués à Mme Lavoisier. Le 20 frimaire an III (10 décembre 1794), les veuves et les enfans des condamnés, que la confiscation de leurs biens réduisait à la misère, avaient adressé une pétition à la Convention qui décréta de suspendre l’action des agens nationaux jusqu’à ce qu’un rapport lui fût présenté; mais le député Lecointre, deux jours après, fit rapporter le décret du 20 frimaire, en objectant qu’ordonner la révision d’un seul jugement serait déclarer qu’on pourra les réviser tous. Alors, Morellet publia sa brochure : le Cri des familles, où il discutait avec tant de vigueur les argumens de Lecointre qu’il souleva l’opinion en faveur des veuves et des enfans des condamnés, et le 13 ventôse (3 mai 1795) la Convention décida que les objets mobiliers confisqués seraient restitués aux héritiers des condamnés, les séquestres levés sans délais et la valeur des biens vendus remboursée sur le pied et aux conditions de la vente.

Néanmoins, les fermiers-généraux ayant été déclarés redevables à la nation de près de 70 millions, la loi du 13 ventôse ne permettait pas de lever le séquestre qui frappait leurs biens, quand un membre de la Convention vint proposer de déclarer que la confiscation des biens des financiers injustement condamnés serait de nul effet, et que le séquestre serait transformé en une simple opposition jusqu’à l’apuration de leurs comptes. L’auteur de cette proposition, présentée le 16 floréal an III. était ce même Dupin qui, un an auparavant, le 16 floréal an II, dénonçait à la tribune les exactions et les concussions des sangsues du peuple.

Dupin se sentait menacé ; le jugement inique du 19 floréal avait été rappelé au cours du procès de Fouquier-Tinville ; Villatte, un des jurés du tribunal révolutionnaire, qui fut exécuté avec Fouquier, venait de publier un libelle écrit dans sa prison : les Causes secrètes du 9 thermidor, où il désignait Dupin, Dupin-Mouillade, le Robespierre des fermiers-généraux, comme un des séides du tyran, un adepte de Catherine Théot, un homme perdu de débauches, froidement sanguinaire, qui avait dit après le supplice de ses victimes : « La guillotine est meilleure financière que Cambon. » Villatte, espion aux gages de Robespierre, avait été dénoncé par Dupin, et le dénonçait à son tour.

Dupin comprit qu’on lui demanderait bientôt compte de sa conduite au comité des finances ; par un coup hardi, il entreprit de prévenir les accusateurs. Dans sa motion d’ordre lue à la Convention, le 16 floréal an III, il arrange à sa guise le procès des fermiers-généraux, il en rejette tout l’odieux sur la faction de Robespierre, qui avait décidé de battre monnaie sur la place de la Révolution. A l’entendre, le vrai coupable est le tribunal révolutionnaire : « J’ai le cœur navré plus que je ne puis l’exprimer, dit-il en terminant sa défense, en vous disant que le décret que la Convention a rendu sur mon rapport a été le tocsin de mort des fermiers-généraux. — Ils ont été envoyés à la mort sans avoir été jugés. »

La motion d’ordre, renvoyée par la Convention au comité de législation, loin de détourner le danger qui le menaçait, attira l’attention sur lui; attaqué d’abord dans l’Orateur du peuple, il eut bientôt à répondre à de plus redoutables adversaires. Le 21 messidor (10 juillet 1795) paraissait la Dénonciation des veuves et des enfans des ci-devant fermiers-généraux contre le représentant du peuple Dupin; elle était signée de George Montcloux fils, Paulze, veuve Lavoisier, Pignon, veuve de la Haye et Papillon de Sannois; l’ardente Mme Lavoisier paraît avoir été l’inspiratrice de ce cri de vengeance, peut-être même l’a-t-elle rédigé, car dans ses papiers se trouvent des épreuves corrigées de sa main. La brochure fut répandue à profusion, l’effet en fut immense. Le Moniteur du 19 thermidor se fit l’écho de l’opinion en demandant à la Convention d’ouvrir une enquête. Dupin s’empressa d’annoncer qu’il s’engageait à répondre par des faits positifs à cet échafaudage de suppositions et de calomnies. Tâche impossible, les faits étaient constans. N’avait-il pas refusé d’entendre les prévenus contradictoirement avec les commissaires réviseurs ; n’avait-il pas présenté les articulations de ceux-ci comme des faits prouvés ; n’avait-il pas trompé la Convention en lui cachant la défense des accusés? De quel droit demandait-il leur renvoi devant le tribunal, quand il n’avançait aucuns faits contre-révolutionnaires à leur charge? N’avait il pas communiqué son rapport à Fouquier, et dès le 18 floréal, la veille du jugement, n’avait-il pas demandé à procéder à l’inventaire des objets laissés à la maison des Fermes?

Sa réponse, longuement méditée, se tient dans les termes d’une vague phraséologie ; il cherche surtout à établir qu’il n’a jamais été partisan de Robespierre, il vante ses sentimens d’humanité, lui qui dénonça trois fermiers-généraux oubliés : Prévost d’Arlincourt père, Douet et Mercier, lui qui poussa Didelot à la mort en l’envoyant se constituer prisonnier à la Conciergerie. A l’en croire, il était si peu avide du sang des fermiers-généraux, qu’il aurait pu, dit-il, en faire mettre en jugement quatorze de plus, dont il connaissait les noms et les demeures, et sa conscience obscurcie ne voit pas ce qu’il y a d’écrasant pour lui dans cet aveu. Pourquoi a-t-il choisi trente-deux victimes? Pourquoi excepter quatorze fermiers-généraux, solidaires des actes de leurs collègues? La Dénonciation fut présentée à la Convention par le député Genissieux ; Lesage (d’Eure-et-Loire) réclama l’arrestation de Dupin, non à cause de son rapport, mais comme assassin et voleur, pour avoir dénoncé Prévost d’Arlincourt père, Mercier et Douet, et avoir volé 100,000 livres en assignats et 95 louis d’or dans le portefeuille du fermier-général de Lépinay. Dupin lut décrété d’arrestation (22 messidor an III — 13 août 1795) et déchu de son mandat de représentant du peuple. Le dernier acte de sa vie politique fut une protestation où il se défendit énergiquement de l’accusation de vol, qui est loin d’être prouvée. Remis en liberté après l’amnistie du 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), il occupa plus tard un modeste emploi dans les contributions indirectes et mourut ignoré vers 1820. Conventionnel obscur, il ne parut un instant dans l’histoire que pour attacher son nom au souvenir d’un irréparable crime.


IX.

Mme Lavoisier, active et courageuse, s’empressa de profiter de la loi du 13 ventôse; elle réclama sans tarder et obtint, au mois de germinal an IV (avril 1790), la restitution des meubles, des papiers, des livres, des objets de laboratoire. Les ordres de restitution portent la mention : Veuve de Lavoisier, injustement condamné. Il lui fut permis de toucher ses revenus, et le premier usage qu’en fit cette âme généreuse fut de récompenser par des dons de terres les serviteurs qui l’avaient suivie et soutenue dans la mauvaise fortune, et de témoigner sa gratitude à Morellet, l’auteur du Cri des familles, en lui portant deux rouleaux de 50 louis. Ce ne fut pas un élan passager de reconnaissance ; en 1816, elle faisait encore une pension à Morellet. Quant à la liquidation de la ferme générale, elle fut confiée à une nouvelle commission de comptabilité et traîna encore plusieurs mois ; les séquestres furent d’abord convertis en une simple hypothèque, qui fut définitivement levée en 1806. Un arrêt du conseil d’état établit que les fermiers-généraux, loin de devoir 130 millions à la nation, étaient ses créanciers pour une somme de 8 millions ; aucun de leurs héritiers ne réclama sa part.

Si les honneurs funèbres avaient manqué à Lavoisier, sa mémoire restait fidèlement conservée au sein de ce Lycée des arts qui avait eu le courage de le couronner l’avant-veille de sa mort, dans les cachots de la Conciergerie. À peine Dupin fut-il emprisonné, à peine l’opinion commença-t-elle à juger plus favorablement les fermiers-généraux, que le Lycée des arts pensa à célébrer la mémoire de ses plus illustres membres. Dans la séance du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795), Lagrange prononça l’éloge de Lavoisier, et celui du chirurgien Desault. Après la lecture, deux obélisques s’élevèrent de chaque côté du bureau ; l’un d’eux portait le buste de Lavoisier avec ce quatrain médiocre :


Victime de la tyrannie,
Ami des arts tant respecté,
Il vit toujours par le génie
Et sert encore l’humanité.


Cet hommage ne parut pas suffisant au Lycée des arts ; huit mois après, le 15 thermidor (12 août 1796), il célébrait avec éclat une pompe funèbre en l’honneur de Lavoisier. L’annuaire du lycée, pour l’an VI, nous a transmis un récit détaillé de cette cérémonie, dont la mise en scène théâtrale choque notre amour de la simplicité, mais qui était bien dans le goût de l’époque.

La porte d’entrée du lycée[19] semblait donner accès à un vaste souterrain ; au frontispice, l’inscription : A l’immortel Lavoisier. Dans les premiers salons étaient figurés les tombeaux de Voltaire et de Rousseau couverts de guirlandes, de verdures et de fleurs ; en face de l’escalier, une pyramide de 25 pieds de haut, flanquée de peupliers fraîchement coupés, et dont la base offrait une porte sépulcrale ornée de cariatides de marbre blanc; au fronton : Respect aux morts. La grande salle pouvait contenir trois mille personnes; ornée de tentures noires semées d’hermine et soutenues par des guirlandes, elle était éclairée par vingt lampes funéraires et un immense lustre tout décorés de fleurs et de branches de cyprès. Sur chaque colonne, un écusson portant le titre d’une des découvertes de Lavoisier. Au fond de la salle, où de chaque côté s’élevaient les tombeaux de Desault et de Vicq-d’Azyr, un immense rideau suspendu en forme de manteau ducal. Le concours des assistans était immense, les hommes vêtus de noir, les femmes en blanc, couronnées de roses.

Le programme de la cérémonie comprenait un discours de Mulot sur le Respect dû aux morts; l’éloge de Lavoisier par Fourcroy et des stances de Désaudray sur l’immortalité de l’âme ; enfin une sorte de cantate, un hiérodrame, paroles de Désaudray, dont la musique avait été composée par Langlé. Les principaux interprètes étaient les célèbres chanteurs Laïs et Chénard. Quand le rideau qui masquait le fond de la salle s’entr’ouvrit, les chanteurs et cent choristes apparurent groupés autour du tombeau de Lavoisier, que couronnait la statue de la Liberté, et quand, à la fin de la cantate, le chœur entonna ces quatre derniers vers :


Des utiles talens consacrons les bienfaits,
Ouvrons à Lavoisier les fastes de l’histoire;
Pour consacrer son génie à jamais
Qu’un monument s’élève à sa mémoire,


il apparut une pyramide décorée du buste de Lavoisier, dont la tête était ceinte de la couronne immortelle décernée du génie.

Mme Lavoisier, cependant, s’efforçait de rendre à son mari l’hommage le plus digne de lui, en publiant ses mémoires qu’il avait commencé à réunir pendant son emprisonnement; mais nous avons perdu le grand ouvrage d’économie politique qu’il avait projeté, et la science n’a pas connu ses recherches nouvelles sur l’analyse organique, sur la respiration, la nutrition, la chaleur animale, tout un monde de découvertes sur le point de jaillir de sa puissante intelligence.


ÉDOUARD GRIMAUX.

  1. Un pamphlet de 1789, Don patriotique des fermiers-généraux, ne trouve à reprendre que les chars superbes de Delahante, le luxe des maisons construites par Laborde, la délicatesse et l’abondance de la table de Courmont : quant à Lavoisier, on lui reproche seulement d’avoir une loge à tous les spectacles.
  2. Les papiers en langue anglaise furent renvoyés au comité d’instruction publique, l’examen en fut confié le 29 septembre à Romme et à Fourcroy ; une nouvelle délibération du 2 novembre (12 brumaire) chargea Fourcroy et Guyton-Morveau de les examiner. Cette correspondance, qui renfermait peut-être des lettres des grands chimistes anglais, semblerait avoir disparu ; je n’en ai retrouvé la trace ni aux Archives nationales, ni dans les papiers de Lavoisier.
  3. David, Salzard et Mager étaient les signataires des baux passés en 1774, 1780 et 1786. Quand l’état passait un bail, le signataire était un prête-nom, dont les fermiers-généraux étaient considérés comme cautions. (Sur Salzard, voir Mercier, Tableau de Paris.)
  4. Dans ses Recherches physiques sur le feu, publiées en 1780, Marat admet qu’une bougie s’éteint dans un espace limité, parce que l’air violemment dilaté par la flamme, ne pouvant s’échapper, la comprime violemment et l’étouffe.
  5. Lavoisier avait été nommé membre de la commune de 1789 par les électeurs du quartier de la Culture-Sainte-Catherine.
  6. Le Lycée, appelé d’abord lycée de la rue de Valois, puis lycée républicain, ne doit pas être confondu avec le lycée des arts, fondé en 1792 par Charles Dèsaudray.
  7. Incarcérés le 4 frimaire, E.-M. Delahante, de Saint-Amant, Delaage père, Delaage de Bellefaye, Papillon d’Hauteroche, de l’Épinay, de Montcloux, Danger de Bagneux, Vente, Loiseau de Déranger, Saleur de Grisien. Delahaye, Verdun, Ménage de Pressigny, Couturier. Puissant. Duvaucel, Papillon de Sannois. — Le 5, Parceral-Frileuse. — Le 8, Deville, Lavoisier, Paulze, Didelot. Brac de Laperrière. — Le 10. Prérost d’Arlincourt fils. — Mercier. — Le 24, Tavernier de Boulogne. — Le Bas de Courmont, Rougeot, Parceral, Maubert de Neuilly, Fabus de Vernant, de Saint-Cristau et Sanlot. qui furent plus tard emprisonnés à l’Hôtel des fermes, ne figurent pas sur les registres d’écrou de la maison d’arrêt de Port-Royal. L’arbitraire et l’ignorance semblent avoir présidé à ces arrestations : on relâchait Papillon de Sannois comme adjoint, et on arrêtait les adjoints Delahante. de Bellefaye et Sanlot. Les ordres venaient tantôt de la commune de Paris, tantôt du comité de sûreté générale, qui décrétait d’arrestation Baudon, mort en 1779. — Rougeot était arrêté par le comité révolutionnaire de Fontainebleau plusieurs mois après ses collègues ; Laborde ne le fut qu’en thermidor. On incarcérait Lavalette avec le titre de fermier-général, et il n’avait jamais appartenu aux fermes. Quatorze autres fermiers-généraux ne furent jamais arrêtés, soit qu’on n’ait pas pensé à les poursuivre, soit qu’ils aient réussi à se soustraire aux recherches. (Archives de la préfecture de police.)
  8. C’est aujourd’hui l’hôpital de la Maternité ; j’ai pu y retrouver les cellules occupées par les fermiers-généraux et qui forment la salle Dubois, et la fenêtre de la chambre, aujourd’hui détruite, qu’habitait Lavoisier.
  9. Lettre de Lavoisier.
  10. M. Wallon avance à tort, dans son Histoire du tribunal révolutionnaire, que les fermiers-généraux offrirent 2 millions de livres.
  11. A cette époque, il y avait au comité d’instruction publique Guyton-Morveau, Fourcroy, Arbogast, Romme, Grégoire, etc.
  12. Vingt-sept fermiers-généraux, titulaires ou adjoints, furent conduits à l’Hôtel des fermes. Mercier fut, peu de temps après, transféré dans une autre prison ; il devait périr, le 26 floréal an II, avec deux de ses collègues, Prévost d’Arlincourt père et Douet ; Papillon de Sannois quitta aussi l’Hôtel des fermes ; il ne fut jamais poursuivi. Les fermiers-généraux. venus de Port-Libre, restaient donc au nombre de vingt-cinq à l’Hôtel des fermes, où l’on amena ensuite Le Bas de Courmont, Rougeot. Parceval, Maubert de Neuilly. Fabus de Vernant, de Saint-Cristau et Sanlot.
  13. Avant 1786, la quantité d’eau était d’un dix-septième, et la ferme livrait aux débitans une 17e once quand ils en payaient 16. Après 1786, la quantité d’eau était de 2 livres 10 onces d’eau par quintal; de plus, la ferme s’efforçait, pour empêcher la contrebande, de fournir des tabacs de bonne qualité; elle rejetait une partie des feuilles par l’époulardage (séparation des feuilles avariées) et par l’écôtage, de sorte que 100 livres de feuilles sortant des magasins comme matière première donnaient seulement 75 à 78 livres de tabac râpé. — « Ce résultat, ajoutait Lavoisier dans son mémoire, détruit l’idée d’une mouillade excessive; comment supposer que la ci-devant ferme générale ait, d’un côté, pour améliorer ses tabacs, rejeté et condamné à l’incendie plus d’un tiers de la matière première destinée à leur fabrication, et que, d’un autre côté, elle les eût altérés à dessein par l’addition d’une quantité d’eau supérieure à ce qu’exigeait une bonne fabrication ? »
  14. Quatre-vingt-quinze financiers avaient participé aux baux de David, Salzard et Mager; quarante-cinq étaient morts au moment des poursuites. Les reviseurs avaient établi les reprises à faire contre eux ou leurs héritiers d’après le temps qu’ils avaient passé dans les fermes. Lavoisier était taxé à 1,204,345 livres 10 sols pour neuf ans neuf mois d’exercice comme titulaire, et à 470,000 livres pour le temps où il avait été adjoint du fermier-général Baudon.
  15. Mollien, emprisonné avec les fermiers-généraux, était le trente-troisième sur le registre d’écrou ; il s’attendait à être emmené avec ses compagnons de captivité : mais quand l’appel des financiers fut terminé, le concierge le repoussa dans l’intérieur de la prison en lui disant à voix basse : « Vous n’avez rien à faire ici. » Ce brave homme, dont Mollien a eu le tort de ne pas citer le nom, s’appelait Nécard. Il eut le soin de ne pas parler de Mollien au comité de sûreté générale : « Il fallait bien, disait-il, se consoler par quelque bonne action de tant d’autres.
  16. Mémoires de Delahante.
  17. Les vingt-huit condamnés étaient : Delaage père, soixante-dix ans; Danger-Bagneux, cinquante-cinq ans; Paulze, soixante-quinze ans; A.-L. Lavoisier, cinquante ans (né le 26 août 1743, il avait cinquante ans, huit mois et treize jours); Puissant, soixante ans; de Saint-Amand, soixante-quatorze ans; de Montcloux, soixante-huit ans; de Saint-Cristau, quarante-quatre ans; de Boulogne, quarante-cinq ans; Lebas de Courmont, cinquante-deux ans; Parceval de Frileuse, trente-cinq ans; Papillon d’Auteroche, soixante-quatre ans ; Mauber de Neuilly, soixante-quatre ans ; Brac de la Perrière, soixante-huit ans; Rougeot, soixante-quinze ans; Vente, soixante-trois ans; Fabus de Vernant, quarante-sept ans; Deville, quarante-quatre ans; d’Epinay, cinquante-cinq ans; Prévost d’Arlincourt fils, cinquante ans; E.-M. de La Haye, trente-six ans; Ménage de Pressigny, soixante et un ans ; Saleur de Grisien, soixante-quatre ans; du Vaucel, quarante ans; Parceval, trente-six ans; Didelot, cinquante ans; Loiseau de Bérenger, soixante-deux ans. — La veuve de du Vaucel épousa George Cuvier. Le 24 floréal, trois anciens fermiers-généraux furent condamnés : Prévost d’Arlincourt père, soixante-seize ans ; Douet, soixante-treize ans, et Mercier, quatre-vingt-huit ans; le 22 floréal on avait condamné Saint-Germain de Villeplat, soixante-sept ans; puis le 12 prairial, Simonet de Coulmiers, quarante-deux ans; et le 4 thermidor, Laborde, soixante ans.
  18. Il avait épousé la sœur de Gaudin, qui fut depuis duc de Gaëte.
  19. Le Lycée des arts était établi dans l’ancien cirque du jardin du Palais-Égalité.