Les Siècles morts/La Mort de Julien

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 102-109).


 
Aucun de ses chers Dieux, comme aux jours homériques.
N’a pour le protéger bondi du Pavé d’or
Et, dans un tourbillon de flammes héroïques,
D’un bouclier sacré couvert l’Impérator.

Un trait vole et le perce ; il tombe ; de son foie
Le sang rapide et pur s’échappe avec le fiel.
Mais l’austère guerrier, sans crainte et plein de joie,
En saluant la mort, t’admire encore, ô ciel !

Silence ! la nuit monte au ciel de la Khaldée ;
Ares sanglant décroît à l’horizon bruni
Et Zeus pousse au zénith sa planète attardée.
L’Ame éparse du monde erre dans l’infini.


L’ombre est éblouissante et l’espace est sans voiles ;
La profondeur en fête allume ses palais,
Tandis qu’en se croisant de fuyantes étoiles
Embrasent tout l’azur d’incandescents reflets.

Alors, en cet instant où, prête à fuir comme elles,
Ton âme illuminée entre au firmament bleu,
O Julien ! pensif et résigné, tu mêles
Aux souffles de la nuit un grave et lent adieu ;

Adieu que rien n’attriste, adieu d’un sage antique,
Adieu que, déjà libre au sein de la Beauté,
Tu jettes du sommet de ta raison mystique,
Toi le Maître du monde, au monde enfin quitté :

— Esprits de l’Univers, ô bienveillants Génies,
Soleil, Roi lumineux, Lune, Astres immortels,
Dieux, dont je réveillai les saintes agonies,
Je salue en mourant vos chancelants autels !

Je pars ; je vais là-bas suivre vos beaux cortèges,
Déesses ! Mère auguste, ô toi qu’indolemment
Des lions chevelus traînaient, parmi les neiges,
A travers les pins noirs, vers l’inutile Amant !

Hermès, inspirateur des paroles certaines,
Zeus, principe de tout, Apollon, Roi vermeil
Des Muses que nourrit la maternelle Athènes,
Planez, ô Dieux, planez sur mon dernier sommeil !


Faites fleurir encor dans mon cœur enfin sage
L’espoir noble et pieux d’un avenir divin ;
Et que vos blancs oiseaux m’apportent le présage
Que mon rêve, splendide et court, ne fut pas vain !

Et vous, que le regret, à cette heure sublime,
Incline sur la couche où m’attend le trépas,
Amis des anciens jours, Priscus, et toi, Maxime,
Que m’importe la mort si vous ne pleurez pas ?

La Moire fut propice et son arrêt fut juste,
Si, prêtre et philosophe, ô très-chers ! vous vivez
Pour témoigner aux temps comment meurt un Auguste.
Confiant sa mémoire aux Dieux qu’il a sauvés.

Empereur, je descends du temple de la vie,
Comme un pontife saint des marches de l’autel.
Du sacrifice offert la flamme est assouvie ;
La mort libératrice est la porte du ciel.

Ainsi qu’un voyageur du haut d’un promontoire
Promène un long regard sur l’océan lointain,
Tel, je contemple, au fond de l’ombre évocatoire,
La mer trouble des jours où vogua mon destin.

Je vois ma vie errante au gré des vents contraires
Sur des flots irrités, rouges du sang des miens.
Je vois luire et trembler dans le cœur de mes frères
Le glaive de Constance et les poignards chrétiens.


Seul d’entre eux, j’ai connu les noirs hivers de Gaule,
Et l’exil triomphal au bord du Rhin gelé,
Et Lutèce où la pourpre accabla mon épaule,
Lutèce, chère encore, où les Dieux m’ont parlé,

Quand, des cercles tracés sur le disque nocturne,
Toute blanche, au milieu d’un nuage augurai,
La Vierge, surgissant, à mon cœur taciturne
Transmit la force intime et l’ordre sidéral.

Sans plaintes, sans orgueil et sans joie insensée,
Sans faiblir, j’ai porté mon fardeau glorieux ;
Mais le trône romain ne fut dans ma pensée
Qu’un plus haut piédestal pour y placer les Dieux.

Eux seuls, les Dieux d’Hellas, qu’un nouveau culte offense.
Harmoniques, brillants, purs et consolateurs,
Eux que j’ai vus raillés et livrés sans défense
Aux chiens Galiléens ignorants et menteurs ;

Vils, furieux, démons écumants dont la haine,
Toujours exaspérée et sourde au repentir,
Au delà du tombeau poursuit la race humaine
Et d’un esclave en croix veut faire un Dieu-martyr !

L’impiété gonflait leurs âmes révoltées,
Et, d’un voile funèbre assombrissant nos jours,
La moitié de l’Empire honorait les athées.
Le serpent venimeux sifflait dans leurs discours.


Mais voici que pâlit leur étoile éphémère,
Et vous n’entendrez plus leurs sophistes obscurs
Aux vers religieux d’Hésiode et d’Homère
Mêler l’erreur profane et des versets impurs.

Ai-je accompli ma tâche et satisfait mon zèle ?
Je ne sais. Le Destin tranche trop tôt mon fil.
Qu’importe ? Voici l’heure où la clarté ruisselle ;
L’Astre parfait en moi verse son feu subtil.

Le songe du passé s’efface en ma mémoire ;
J’ai prié, médité, souffert et combattu.
Si l’effort est entier, qu’importe la victoire ?
Je meurs enseveli dans ma propre vertu.

Je sais, amis, je sais que mon œuvre peut-être
Suivra mon nom proscrit dans les siècles pervers
Et que mes Dieux fuiront, maudits avec leur prêtre,
Le sol épouvanté du barbare univers ;

Mais que toujours vivants, dans leur noblesse unique,
Toujours jeunes et beaux, toujours chers aux grands cœurs.
Les Esprits immortels, fils de l’âme hellénique,
Dans l’azur idéal joindront encor leurs chœurs.

Je sais que, lasse enfin de funèbres exemples
Et du Galiléen qui déçut son espoir,
L’humanité pieuse à l’ombre de leurs temples,
Comme une épouse en deuil, retournera s’asseoir.


Maintenant de vos yeux, amis, chassez les larmes ;
Écoutez ! L’avenir palpite dans mon sein,
Maxime ! Et le Mystère, évoqué par tes charmes,
Nage comme autrefois dans le feu du bassin.

Et lorsque, tel qu’un myste au bout des circuits sombres.
J’aurai franchi le seuil où l’Absolu fleurit,
O Théurges, alors, par la vertu des nombres,
Par les carrés impairs, suscitez mon esprit !

Comme vous autrefois dans la crypte d’Ephèse,
Devant Isis debout sous le voile écarté,
Je vous révélerai l’éternelle genèse
Du Parfait dans son verbe et dans son unité.

Vous contemplerez l’Ame éthérée et superbe,
Unie en sa substance au grand Centre commun.
Et le monde et l’objet, préconçus par le Verbe,
Dans l’espace et le temps confondus avec l’Un.

Et vous verrez surgir en sa sphère idéale
L’invisible Soleil aux rayons convergents,
Symétrique splendeur, clarté primordiale,
Force, puissance, roi des Dieux intelligents.

Alors, comme embrasés de sa flamme infinie,
Enivrant vos regards à la source du jour,
Vous comprendrez enfin l’ineffable harmonie
De la Matière ardente et du fécond Amour.


Mystère ! Drame heureux ! Symbole manifeste
Qu’enseigne Pessinunte ! O naissance, ô bienfait !
Attis est descendu de la cité céleste ;
Il naît ! La Vierge-mère a conçu du Parfait !

C’est lui dont la Nature est la jalouse amante ;
C’est lui pour qui s’émeut la Terre aux vastes flancs,
Quand il vient, escorté de la foule écumante
Des grands lions ignés et des Galles hurlants.

Attis, fécondateur des formes et des choses,
Lorsque le fer trancha ta chair, ivre d’effroi,
Ce fut le vain désir vers l’infini des causes,
O Mutilé divin, qui souffrit avec toi !

Et lorsque, délivré des voluptés charnelles,
Volontaire martyr, lavé d’un sang vermeil,
Tu montes, le front ceint d’étoiles éternelles,
Siéger, mystique et pur, au centre du Soleil,

Ton triomphe sanglant est la victoire austère
De l’ordre universel sur l’amour réprouvé ;
Et notre âme à son tour, échappant à la terre,
S’élance pour te suivre au firmament rêvé.

Fleur de l’arbre sacré, fruit tombé de la vie,
Hors des cercles fuyants de l’espace agité,
Attis, accueille-la, transparente et ravie,
Dans l’immatérielle et sereine Unité !


J’ai dit. Le sang pourpré coule de ma blessure,
Mon âme fuit ; je meurs. Les astres radieux
Brillent, la lune émerge et tout le ciel s’azuré ;
Dans l’indulgente nuit j’entends venir les Dieux.

Le Roi-Soleil les guide et dans la sainte aurore
Ils grandissent, unis, visibles, lumineux,
Et l’univers charmé chante et salue encore
Le Vrai, le Beau, l’Amour et la Justice en eux. —

Et la pieuse voix se tut, et dans l’espace
Ton rêve, ô Julien, s’envola pour jamais,
Comme un aigle blessé d’une aile déjà lasse
S’élève et pour mourir gagne les purs sommets.

Meurs et bénis la mort si ton oreille est sourde,
Si ton regard est clos par un sommeil pesant.
Que la funèbre pierre à ta cendre soit lourde,
Prêtre ! ne reviens plus vers le temple gisant.

Tes Dieux se sont couchés sous leurs autels sans culte,
Et l’avenir, encor paré de leurs lambeaux,
Dans la haine et le sang, plante, suprême insulte,
La croix galiléenne au seuil de leurs tombeaux.