3 La mort d’Olivier Bécaille 5




IV


Combien de temps restai-je ainsi ? je ne saurais le dire. Une éternité et une seconde ont la même durée dans le néant. Je n’étais plus. Peu à peu, confusément, la conscience d’être me revint. Je dormais toujours, mais je me mis à rêver. Un cauchemar se détacha du fond noir qui barrait mon horizon. Et ce rêve que je faisais était une imagination étrange, qui m’avait souvent tourmenté autrefois, les yeux ouverts, lorsque, avec ma nature prédisposée aux inventions horribles, je goûtais l’atroce plaisir de me créer des catastrophes.

Je m’imaginais donc que ma femme m’attendait quelque part, à Guérande, je crois, et que j’avais pris le chemin de fer pour aller la rejoindre. Comme le train passait sous un tunnel, tout à coup, un effroyable bruit roulait avec un fracas de tonnerre. C’était un double écroulement qui venait de se produire. Notre train n’avait pas reçu une pierre, les wagons restaient intacts ; seulement, aux deux bouts du tunnel, devant et derrière nous, la voûte s’était effondrée, et nous nous trouvions ainsi au centre d’une montagne, murés par des blocs de rocher. Alors commençait une longue et affreuse agonie. Aucun espoir de secours ; il fallait un mois pour déblayer le tunnel ; encore ce travail demandait-il des précautions infinies, des machines puissantes. Nous étions prisonniers dans une sorte de cave sans issue. Notre mort à tous n’était plus qu’une question d’heures.

Souvent, je le répète, mon imagination avait travaillé sur cette donnée terrible. Je variais le drame à l’infini. J’avais pour acteurs des hommes, des femmes, des enfants, plus de cent personnes, toute une foule qui me fournissait sans cesse de nouveaux épisodes. Il se trouvait bien quelques provisions dans le train ; mais la nourriture manquait vite, et sans aller jusqu’à se manger entre eux, les misérables affamés se disputaient férocement le dernier morceau de pain. C’était un vieillard qu’on repoussait à coups de poing et qui agonisait ; c’était une mère qui se battait comme une louve, pour défendre les trois ou quatre bouchées réservées à son enfant. Dans mon wagon, deux jeunes mariés râlaient aux bras l’un de l’autre, et ils n’espéraient plus, ils ne bougeaient plus. D’ailleurs, la voie était libre, les gens descendaient, rôdaient le long du train, comme des bêtes lâchées, en quête d’une proie. Toutes les classes se mêlaient, un homme très riche, un haut fonctionnaire, disait-on, pleurait au cou d’un ouvrier, en le tutoyant. Dès les premières heures, les lampes s’étaient épuisées, les feux de la locomotive avaient fini par s’éteindre. Quand on passait d’un wagon à un autre, on tâtait les roues de la main pour ne pas se cogner, et l’on arrivait ainsi à la locomotive, que l’on reconnaissait à sa bielle froide, à ses énormes flancs endormis, force inutile, muette et immobile dans l’ombre. Rien n’était plus effrayant que ce train, ainsi muré tout entier sous terre, comme enterré vivant, avec ses voyageurs, qui mouraient un à un.

Je me complaisais, je descendais dans l’horreur des moindres détails. Des hurlements traversaient les ténèbres. Tout d’un coup, un voisin qu’on ne savait pas là, qu’on ne voyait pas, s’abattait contre votre épaule. Mais, cette fois, ce dont je souffrais surtout, c’était du froid et du manque d’air. Jamais je n’avais eu si froid ; un manteau de neige me tombait sur les épaules, une humidité lourde pleuvait sur mon crâne. Et j’étouffais avec cela, il me semblait que la voûte de rocher croulait sur ma poitrine, que toute la montagne pesait et m’écrasait. Cependant, un cri de délivrance avait retenti. Depuis longtemps, nous nous imaginions entendre au loin un bruit sourd, et nous nous bercions de l’espoir qu’on travaillait près de nous. Le salut n’arrivait point de là pourtant. Un de nous venait de découvrir un puits dans le tunnel ; et nous courions tous, nous allions voir ce puits d’air, en haut duquel on apercevait une tache bleue, grande comme un pain à cacheter. Oh ! quelle joie, cette tache bleue ! C’était le ciel, nous nous grandissions vers elle pour respirer, nous distinguions nettement des points noirs qui s’agitaient, sans doute des ouvriers en train d’établir un treuil, afin d’opérer notre sauvetage. Une clameur furieuse : « Sauvés ! sauvés ! » sortait de toutes les bouches, tandis que des bras tremblants se levaient vers la petite tache d’un bleu pâle.

Ce fut la violence de cette clameur qui m’éveilla. Où étais-je ? Encore dans le tunnel sans doute. Je me trouvais couché tout de mon long, et je sentais, à droite et à gauche, de dures parois qui me serraient les flancs. Je voulus me lever ; mais je me cognai violemment le crâne. Le roc m’enveloppait donc de toutes parts ? Et la tache bleue avait disparu, le ciel n’était plus là, même lointain. J’étouffais toujours, je claquais des dents, pris d’un frisson.

Brusquement, je me souvins. Une horreur souleva mes cheveux, je sentis l’affreuse vérité couler en moi, des pieds à la tête, comme une glace. Étais-je sorti enfin de cette syncope, qui m’avait frappé pendant de longues heures d’une rigidité de cadavre ? Oui, je remuais, je promenais les mains le long des planches du cercueil. Une dernière épreuve me restait à faire : j’ouvris la bouche, je parlai, appelant Marguerite, instinctivement. Mais j’avais hurlé, et ma voix, dans cette boîte de sapin, avait pris un son rauque si effrayant, que je m’épouvantai moi-même. Mon Dieu ! c’était donc vrai ? je pouvais marcher, crier que je vivais, et ma voix ne serait pas entendue, et j’étais enfermé, écrasé sous la terre !

Je fis un effort suprême pour me calmer et réfléchir. N’y avait-il aucun moyen de sortir de là ? Mon rêve recommençait, je n’avais pas encore le cerveau bien solide, je mêlais l’imagination du puits d’air et de sa tache de ciel, avec la réalité de la fosse où je suffoquais. Les yeux démesurément ouverts, je regardais les ténèbres. Peut-être apercevrais-je un trou, une fente, une goutte de lumière ! Mais des étincelles de feu passaient seules dans la nuit, des clartés rouges s’élargissaient et s’évanouissaient. Rien, un gouffre noir, insondable. Puis, la lucidité me revenait, j’écartais ce cauchemar imbécile. Il me fallait toute ma tête, si je voulais tenter le salut.

D’abord, le grand danger me parut être dans l’étouffement qui augmentait. Sans doute, j’avais pu rester si longtemps privé d’air, grâce à la syncope qui suspendait en moi les fonctions de l’existence ; mais, maintenant que mon cœur battait, que mes poumons soufflaient, j’allais mourir d’asphyxie, si je ne me dégageais au plus tôt. Je souffrais également du froid, et je craignais de me laisser envahir par cet engourdissement mortel des hommes qui tombent dans la neige, pour ne plus se relever.

Tout en me répétant qu’il me fallait du calme, je sentais des bouffées de folie monter à mon crâne. Alors, je m’exhortais, essayant de me rappeler ce que je savais sur la façon dont on enterre. Sans doute, j’étais dans une concession de cinq ans ; cela m’ôtait un espoir car j’avais remarqué autrefois, à Nantes, que les tranchées de la fosse commune laissaient passer dans leur remblaiement continu, les pieds des dernières bières enfouies. Il m’aurait suffi alors de briser une planche pour m’échapper ; tandis que, si je me trouvais dans un trou comblé entièrement, j’avais sur moi toute une couche épaisse de terre, qui allait être un terrible obstacle.

N’avais-je pas entendu dire qu’à Paris on enterrait à six pieds de profondeur ? Comment percer cette masse énorme ? Si même je parvenais à fendre le couvercle, la terre n’allait-elle pas entrer, glisser comme un sable fin, m’emplir les yeux et la bouche ? Et ce serait encore la mort, une mort abominable, une noyade dans de la boue.

Cependant, je tâtai soigneusement autour de moi. La bière était grande, je remuais les bras avec facilité. Dans le couvercle, je ne sentis aucune fente. À droite et à gauche, les planches étaient mal rabotées, mais résistantes et solides. Je repliai mon bras le long de ma poitrine, pour remonter vers la tête. Là, je découvris, dans la planche du bout, un nœud qui cédait légèrement sous la pression ; je travaillai avec la plus grande peine, je finis par chasser le nœud, et de l’autre côté, en enfonçant le doigt, je reconnus la terre, une terre grasse, argileuse et mouillée. Mais cela ne m’avançait à rien. Je regrettai même d’avoir ôté ce nœud, comme si la terre avait pu entrer. Une autre expérience m’occupa un instant : je tapai autour du cercueil, afin de savoir si, par hasard il n’y aurait pas quelque vide, à droite ou à gauche. Partout, le son fut le même. Comme je donnais aussi de légers coups de pied, il me sembla pourtant que le son était plus clair au bout. Peut-être n’était-ce qu’un effet de la sonorité du bois.

Alors, je commençai par des poussées légères, les bras en avant, avec les poings. Le bois résista. J’employai ensuite les genoux, m’arc-boutant sur les pieds et sur les reins. Il n’y eut pas un craquement. Je finis par donner toute ma force, je poussai du corps entier, si violemment, que mes os meurtris criaient. Et ce fut à ce moment que je devins fou.

Jusque-là, j’avais résisté au vertige, aux souffles de rage qui montaient par instants en moi, comme une fumée d’ivresse. Surtout, je réprimais les cris, car je comprenais que, si je criais, j’étais perdu. Tout d’un coup, je me mis à crier, à hurler. Cela était plus fort que moi, les hurlements sortaient de ma gorge qui se dégonflait. J’appelai au secours d’une voix que je ne me connaissais pas, m’affolant davantage à chaque nouvel appel, criant que je ne voulais pas mourir. Et j’égratignais le bois avec mes ongles, je me tordais dans les convulsions d’un loup enfermé. Combien de temps dura cette crise ? je l’ignore, mais je sens encore l’implacable dureté du cercueil où je me débattais, j’entends encore la tempête de cris et de sanglots dont j’emplissais ces quatre planches. Dans une dernière lueur de raison, j’aurais voulu me retenir et je ne pouvais pas.

Un grand accablement suivit. J’attendais la mort, au milieu d’une somnolence douloureuse. Ce cercueil était de pierre ; jamais je ne parviendrais à le fendre ; et cette certitude de ma défaite me laissait inerte, sans courage pour tenter un nouvel effort. Une autre souffrance, la faim, s’était jointe au froid et à l’asphyxie. Je défaillais. Bientôt ce supplice fut intolérable. Avec mon doigt, je tâchai d’attirer des pincées de terre, par le nœud que j’avais enfoncé, et je mangeai cette terre, ce qui redoubla mon tourment. Je mordais mes bras, n’osant aller jusqu’au sang, tenté par ma chair, suçant ma peau avec l’envie d’y enfoncer les dents.

Ah ! comme je désirais la mort, à cette heure ! Toute ma vie, j’avais tremblé devant le néant ; et je le voulais, je le réclamais, jamais il ne serait assez noir. Quel enfantillage que de redouter ce sommeil sans rêve, cette éternité de silence et de ténèbres ! La mort n’était bonne que parce qu’elle supprimait l’être d’un coup, pour toujours. Oh ! dormir comme les pierres, rentrer dans l’argile, n’être plus !

Mes mains tâtonnantes continuaient machinalement à se promener contre le bois. Soudain, je me piquai au pouce gauche, et la légère douleur me tira de mon engourdissement. Qu’était-ce donc ? Je cherchai de nouveau, je reconnus un clou, un clou que les croque-morts avaient enfoncé de travers, et qui n’avait pas mordu dans le bord du cercueil. Il était très long, très pointu. La tête tenait dans le couvercle, mais je sentis qu’il remuait. À partir de cet instant, je n’eus plus qu’une idée : avoir ce clou. Je passai ma main droite sur mon ventre, je commençai à l’ébranler. Il ne cédait guère, c’était un gros travail. Je changeais souvent de main, car la main gauche, mal placée, se fatiguait vite. Tandis que je m’acharnais ainsi, tout un plan s’était développé dans ma tête. Ce clou devenait le salut. Il me le fallait quand même. Mais serait-il temps encore ? La faim me torturait, je dus m’arrêter, en proie à un vertige qui me laissait les mains molles, l’esprit vacillant. J’avais sucé les gouttes qui coulaient de la piqûre de mon pouce. Alors, je me mordis le bras, je bus mon sang, éperonné par la douleur, ranimé par ce vin tiède et âcre qui mouillait ma bouche. Et je me remis au clou des deux mains, je réussis à l’arracher.

Dès ce moment, je crus au succès. Mon plan était simple. J’enfonçai la pointe du clou dans le couvercle et je traçai une ligne droite, la plus longue possible, où je promenai le clou, de façon à pratiquer une entaille. Mes mains se roidissaient, je m’entêtais furieusement. Quand je pensai avoir assez entamé le bois, j’eus l’idée de me retourner, de me mettre sur le ventre, puis, en me soulevant sur les genoux et sur les coudes, de pousser des reins. Mais, si le couvercle craqua, il ne se fendit pas encore. L’entaille n’était pas assez profonde. Je dus me replacer sur le dos et reprendre la besogne, ce qui me coûta beaucoup de peine. Enfin, je tentai un nouvel effort, et cette fois le couvercle se brisa, d’un bout à l’autre.

Certes, je n’étais pas sauvé, mais l’espérance m’inondait le cœur. J’avais cessé de pousser, je ne bougeais plus, de peur de déterminer quelque éboulement qui m’aurait enseveli. Mon projet était de me servir du couvercle comme d’un abri, tandis que je tâcherais de pratiquer une sorte de puits dans l’argile. Malheureusement, ce travail présentait de grandes difficultés : les mottes épaisses qui se détachaient embarrassaient les planches que je ne pouvais manœuvrer ; jamais je n’arriverais au sol, déjà des éboulements partiels me pliaient l’échine et m’enfonçaient la face dans la terre. La peur me reprenait, lorsqu’en m’allongeant pour trouver un point d’appui, je crus sentir que la planche qui fermait la bière, aux pieds, cédait sous la pression. Je tapai alors vigoureusement du talon, songeant qu’il pouvait y avoir, à cet endroit, une fosse qu’on était en train de creuser. Tout d’un coup, mes pieds enfoncèrent dans le vide. La prévision était juste : une fosse nouvellement ouverte se trouvait là. Je n’eus qu’une mince cloison de terre à trouer pour rouler dans cette fosse. Grand Dieu ! j’étais sauvé !

Un instant, je restai sur le dos, les yeux en l’air au fond du trou. Il faisait nuit. Au ciel, les étoiles luisaient dans un bleuissement de velours. Par moments, un vent qui se levait m’apportait une tiédeur de printemps, une odeur d’arbres. Grand Dieu! j’étais sauvé, je respirais, j’avais chaud, et je pleurais, et je balbutiais, les mains dévotement tendues vers l’espace. Oh! que c’était bon de vivre!