Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 93-96).
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X

Deux semaines s’écoulèrent encore. Ivan Ilitch ne quittait plus son divan. Il ne voulait pas se mettre au lit et restait couché sur le divan. Presque toujours le visage tourné vers le mur, seul il s’abandonnait à ses douloureuses et insolubles pensées ; « Qu’es-tu donc ? Es-tu véritablement la mort ? » Et la voix intérieure lui répondait : « Oui, c’est elle ». — « Mais pourquoi ces souffrances ? » — « Mais comme cela, sans raison aucune ».

C’est tout ce qu’il pouvait obtenir.

Depuis le début de sa maladie jusqu’à sa première visite chez le médecin, deux états d’âme différents s’étaient partagé la vie d’Ivan Ilitch : c’était tantôt le désespoir, l’appréhension de cette chose terrible et mystérieuse, la mort ; tantôt l’espérance et l’attachante étude de ses fonctions organiques. Tantôt il avait devant les yeux le rein et l’intestin, qui, pour un temps, se montraient indociles, tantôt c’était la mort, terrifiante et mystérieuse, qui se dressait devant lui, et remplissait sa pensée.

Les premiers temps, ces deux impressions se succédaient, mais plus la maladie s’aggravait, plus ses préoccupations sur le rein disparaissaient, et plus l’appréhension de la mort prochaine devenait vive. Il lui suffisait de penser à ce qu’il était trois mois auparavant, de comparer ce qu’il était alors avec ce qu’il était maintenant, de se rappeler comment il avait descendu la pente, pour que toute lueur d’espoir s’évanouît.

Dans les derniers temps, le visage tourné vers le dossier du divan, il vivait tellement seul au milieu d’une cité populeuse, de ses nombreux amis, de sa famille, que nulle part, ni sous la terre ni au fond de la mer, on n’aurait pu trouver une solitude aussi complète. Et, dans cette solitude, Ivan Ilitch ne vivait plus que de souvenirs. L’un après l’autre les tableaux de sa vie passée se dressaient devant lui. C’était d’abord les années les plus récentes, puis, peu à peu, les jours les plus lointains de son enfance. Les pruneaux qu’on venait de lui servir lui rappelaient les pruneaux français qu’il mangeait dans son enfance, avec leur goût particulier, et la salivation abondante lorsqu’on arrivait au noyau. Ces réminiscences du goût évoquaient toute une série d’images de ce temps-là : sa bonne, son frère, ses joujoux. « Il ne faut plus penser à ces choses-là. C’est trop pénible ! » se disait Ivan Ilitch, et il se transportait dans le présent. « Les boutons du dossier du divan, et les plis du maroquin… Ce maroquin a coûté très cher et ne vaut rien… Il y a eu une discussion à ce propos… Je me rappelle encore un autre maroquin et une autre discussion : le portefeuille de père que nous avions déchiré et la punition que cela nous valut. Et maman nous apporta du gâteau ». De nouveau il s’abandonne aux souvenirs de son enfance, et de nouveau, il se sent péniblement affecté et s’efforce d’écarter ses souvenirs et de penser à autre chose.

Ces souvenirs en éveillaient d’autres en lui : la marche progressive de sa maladie. Là aussi, plus il regardait en arrière, plus il trouvait de vie et de bonheur ; alors le bonheur et la vie ne faisaient qu’un. « De même que mes souffrances, ma vie n’a fait qu’empirer de jour en jour. Là-bas, tout au commencement de la vie, un point lumineux, et puis… toujours plus noir, toujours plus noir, toujours plus vite, toujours plus vite. C’est en raison inverse du carré des distances de la mort », pensait Ivan Ilitch.

Et l’image de la pierre tombant avec une vitesse de plus en plus grande se gravait dans son âme. Sa vie, cet enchaînement de souffrances, se précipite de plus en plus rapidement vers sa fin, la suprême souffrance.

« Je me précipite ». Il tressaille, s’agite, veut résister, mais il sait que la lutte est inutile, et de ses yeux fatigués qui ne peuvent plus voir ce qui est devant lui, il regarde le dossier du divan attendant cette chute terrible, ce choc, cette destruction.

« Il est inutile de lutter, se disait-il, mais au moins si je pouvais comprendre pourquoi tous ces tourments ! Je pourrais me les expliquer si ma vie n’avait pas été ce qu’elle devait être ; mais cela n’est pas », se disait-il en songeant à l’équité, à la correction, à la propreté de sa vie, « Cela n’est pas », continuait-il, en souriant, comme si quelqu’un était là pour voir ce sourire et s’y laisser prendre. « Non, il n’est point d’explication possible ! Les tourments, la mort… Pourquoi ? »