Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 76-87).
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VIII

Il faisait déjà jour. C’était le jour puisque Guérassim venait de partir et qu’à sa place était entré le domestique Piotr, qui avait éteint les bougies, ouvert les rideaux, et s’était mis à arranger la chambre sans bruit. Était-ce le matin ou le soir, un vendredi ou un dimanche, cela importait peu, car c’était toujours la même chose : la même douleur lancinante qui ne se calmait pas un seul instant, la conscience d’une vie qui s’en va irrémissiblement mais qui est encore là, et toujours la mort, la seule réalité, effrayante et maudite, qui se rapproche, et toujours le même mensonge. Comment, dans ces conditions, se rendre compte des semaines, des jours et des heures de la journée ?

— Monsieur désire-t-il du thé ?

« Il aime la régularité. Il a besoin que ses maîtres prennent du thé chaque matin », pensa-t-il. Et il répondit simplement :

— Non.

— Monsieur désire-t-il s’asseoir sur le canapé ?

« Il a besoin d’arranger la chambre et je le gêne. Je suis une cause de désordre et de malpropreté », pensa-t-il. Et il répondit simplement :

— Non, laisse-moi.

Le domestique continua sa besogne. Ivan Ilitch étendit la main. Piotr s’approcha avec empressement.

— Que désire, monsieur ?

— Ma montre.

Piotr prit la montre qui était à côté d’Ivan Ilitch et la lui donna.

— Il est huit heures et demie. On n’est pas encore levé ?

— Non, Vassili Ivanovitch (c’était le fils) est déjà allé au collège. Prascovie Fédorovna a ordonné de la réveiller si vous la demandez. Faut-il l’appeler ?

— Non, ce n’est pas nécessaire.

« Si je prenais du thé ? » pensa-t-il.

— Oui, du thé !… Apporte.

Piotr se dirigea vers la porte. Ivan Ilitch eut peur à l’idée de rester seul. « Comment le retenir ?… Ah ! oui, mon remède. »

— Piotr, donne-moi mon médicament.

« Qui sait, peut-être me fera-t-il du bien. »

Il prit la cuiller et but.

« Non, c’est inutile d’espérer encore. C’est une sottise », se dit-il, sentant dans sa bouche ce goût fade et désespérant qu’il connaissait. « Non, je ne puis plus croire. Mais la douleur, pourquoi cette douleur ? Si elle pouvait cesser au moins pour un moment ! »

Et il se mit à geindre. Piotr revint.

— Non, va… Apporte-moi du thé.

Piotr sortit. Ivan Ilitch, resté seul, se mit à gémir, et cela moins à cause de ses souffrances, malgré leur violence, que par angoisse. « La même chose, toujours la même chose ; ces nuits et ces journées interminables… Si tout cela pouvait finir plus tôt !… Mais quoi ? plus tôt ?… la mort, les ténèbres… Non, non, tout excepté la mort ! »

Lorsque Piotr revint avec le thé sur le plateau, Ivan Ilitch, tout bouleversé, le regarda longtemps, sans comprendre qui il était et ce qu’il voulait. Piotr se troubla sous ce regard. Ivan Ilitch remarqua ce trouble et revint à lui.

— Ah ! oui. Le thé ? Bien, laisse-le ici. Aide-moi seulement à me lever et à mettre une chemise propre. Ivan Ilitch se mit à faire sa toilette. En se reposant très souvent, il se lava les mains, la figure, les dents, se coiffa et se regarda dans le miroir. Il eut peur surtout en voyant ses cheveux collés à son front pâle.

Tandis qu’on lui changeait de chemise, il savait que sa terreur redoublerait s’il apercevait son corps amaigri, aussi fit-il en sorte de ne pas le regarder. Enfin sa toilette se trouva achevée. Il passa une robe de chambre, s’enveloppa dans un plaid et s’assit dans son fauteuil pour prendre le thé. Il se sentit rafraîchi, mais aussitôt qu’il trempa ses lèvres dans le thé, le même goût, la même douleur reparurent. Il fit un effort pour finir son verre puis se recoucha, les jambes étendues. Il renvoya Piotr.

Et c’était toujours la même chose. C’était tantôt une lueur d’espérance, tantôt un abîme de désespoir et toujours, toujours la même douleur, toujours la même tristesse, le même découragement. La solitude lui pesait effroyablement, il aurait voulu appeler quelqu’un, mais il savait que devant quelqu’un ce serait encore pire.

« Si encore on m’injectait de la morphine, pour oublier ! Je dirai au médecin de m’inventer encore quelque remède. Il est impossible, impossible que cela dure ainsi ! »

Une heure, deux heures s’écoulent. La sonnette retentit. C’est peut-être le médecin ? En effet, c’est lui, frais, fleuri, gras, gai, qui semble dire : « Vous avez tort d’avoir peur, nous arrangerons tout cela. »

Le médecin sait lui-même que cette expression n’est pas de mise ici, mais il l’a prise une fois pour toutes, et il lui est aussi impossible de s’en défaire qu’il serait impossible à un monsieur qui dès le matin a mis son habit pour faire des visites, de s’en débarrasser.

Le médecin se frotta joyeusement les mains pour rassurer son malade.

— Je vous apporte le froid. Il gèle très fort. Laissez-moi me réchauffer un peu, dit-il d’un ton qui signifiait clairement qu’il n’y avait que cela à attendre pour que tout allât bien.

— Eh bien ! Comment cela va-t-il ?

Ivan Ilitch sent que le médecin voudrait lui demander si tout va son petit train-train, mais qu’il trouve lui-même cette question déplacée et qu’au lieu de cela il demande au malade comment il a passé la nuit.

Ivan Ilitch jette au médecin un coup d’œil interrogateur : « Ne cesseras-tu donc jamais de mentir ainsi ? » semble vouloir dire son regard.

Mais le médecin ne veut pas comprendre la question.

Et Ivan Ilitch lui dit :

— Tout cela est effrayant ! La douleur ne disparaît pas, ne cède pas. Ne pouvez-vous me donner quelque chose ?

— Voilà bien les malades ! Tous les mêmes ! Maintenant me voila réchauffé ; même Prascovie Fédorovna, toute méticuleuse qu’elle soit, n’aurait rien à redire et ne craindrait pas que je vous refroidisse. Eh bien ! bonjour !

Et le docteur lui serre la main.

Tout à coup devenu sérieux, l’air grave, il se met à examiner le malade, son pouls, la température, et l’auscultation recommence.

Ivan Ilitch sait très bien que ce n’est là que comédie et mensonge, mais lorsque le médecin, agenouillé, se penche sur lui, appliquant son oreille tantôt en haut tantôt en bas, et exécute autour de lui, d’un air sérieux, différentes évolutions gymnastiques, il s’y laisse prendre comme autrefois lorsqu’il écoutait les plaidoiries des avocats, tout en étant persuadé qu’ils cherchaient à lui en imposer et ne disaient que des mensonges.

Le médecin, toujours à genoux sur le divan, continuait à l’ausculter lorsqu’on entendit à la porte le froufrou de la robe de soie de Prascovie Fédorovna, et les reproches qu’elle adressait à Piotr parce que celui-ci ne l’avait pas prévenue de l’arrivée du docteur.

Elle entre, embrasse son mari et se met à expliquer longuement qu’elle est levée depuis longtemps et que si elle ne s’est pas trouvée là pour l’arrivée du médecin, c’est qu’elle ne l’a pas entendu venir. Ivan Ilitch l’examine, l’observe ; intérieurement, il lui reproche son teint clair, la blancheur de ses mains, son cou potelé, le brillant de sa chevelure, l’éclat de ses yeux pleins de vie. Il la déteste de toutes les forces de son âme. À son contact, la haine qu’il ressent pour elle atteint au paroxysme.

L’attitude de Prascovie Fédorovna à l’égard de son mari et de sa maladie n’avait pas changé. De même que le médecin avait adopté vis-à-vis de ses malades une manière d’être qu’il ne pouvait plus modifier, de même elle s’était imposé une attitude : quoi qu’il fît, il avait tort, et elle le lui reprochait amicalement. Et cette attitude, Prascovie Fédorovna ne pouvait plus s’en dégager : « Que voulez-vous, il n’écoute personne ; il ne prend pas ses médicaments avec exactitude. Surtout il affectionne une posture qui doit lui faire du mal, il tient ses pieds en l’air. »

Et elle raconta qu’il obligeait Guérassim à lui maintenir les jambes levées.

Le docteur eut un sourire de bienveillant mépris : « Que voulez-vous faire, semble-t-il dire, les malades ont toujours des idées si bizarres ; mais il faut leur passer cela. »

L’examen terminé, le médecin regarda sa montre. Aussitôt Prascovie Fédorovna déclara à Ivan Ilitch qu’elle allait aujourd’hui même, qu’il le voulût ou non, envoyer chercher une célébrité médicale pour une consultation avec Mikhaïl Danilovitch (c’était le médecin de la maison).

— Ne t’y oppose pas, je t’en prie… C’est pour moi, ajouta-t-elle ironiquement, lui donnant à entendre qu’elle n’agissait, au contraire, que pour lui et qu’il n’avait pas le droit de s’opposer à ce qu’elle voulait.

Il garda le silence et fronça les sourcils. Il sentait que ce mensonge dont on l’enveloppait se compliquait tellement qu’il devenait impossible de s’y retrouver.

Tout ce qu’elle faisait, c’était dans son intérêt à elle ; ce qu’en réalité elle faisait pour elle-même, elle disait bien le faire pour elle-même, mais elle disait cela d’un ton à lui faire croire, à lui, que c’était le contraire qui était vrai.

Vers onze heures et demie, le célèbre docteur arriva. Les auscultations recommencèrent, de graves conciliabules s’engagèrent devant le malade et dans la chambre voisine, à propos du rein, de l’intestin, et cela avec un tel air d’importance, que de nouveau, au lieu de la question de vie et de mort, la seule importante, parut celle des organes qu’on accusa de ne pas fonctionner comme il faut. Mais Mikhaïl Danilovitch et la célébrité allaient voir à cela et forcer les organes réfractaires à rentrer dans le devoir.

Le célèbre médecin se retira avec une mine sérieuse mais non décourageante. Lorsqu’Ivan Ilitch, les yeux brillants de crainte et d’espoir, lui demanda s’il y avait chance de guérison, il répondit qu’on ne pouvait rien affirmer, mais qu’il y avait des chances.

Il y avait quelque chose de tellement pitoyable dans le regard d’espérance qu’Ivan Ilitch lança au médecin, que Prascovie Fédorovna ne put retenir ses larmes en sortant du cabinet pour remettre ses honoraires au célèbre docteur.

La confiance inspirée par les paroles du médecin ne fut pas de longue durée. Quand il se retrouva seul dans la même chambre, avec les mêmes tableaux, les mêmes rideaux et tentures, les mêmes flacons et son corps malade, endolori, Ivan Ilitch se remit à geindre. On lui fit une piqûre qui le plongea dans un état d’inconscience.

Lorsqu’il revint à lui, il commençait à faire sombre. On lui servit à dîner. Il prit avec effort un peu de bouillon, et de nouveau la nuit revenait.

À sept heures, après le dîner, Prascovie Fédorovna entra dans sa chambre, habillée pour une soirée, sa forte poitrine relevée et sanglée dans son corset, et de la poudre de riz sur le visage. Dès le matin, elle l’avait prévenu de leur intention d’aller au théâtre. Sarah Bernhardt venait d’arriver. Elle avait une loge. Ivan Ilitch lui-même avait insisté pour qu’on la prît, mais il l’avait oublié, et cette toilette le choqua. Cependant il n’en laissa rien voir, s’étant souvenu que lui-même avait exigé qu’elle louât une loge car c’était pour les enfants un plaisir à la fois esthétique et instructif.

Prascovie Fédorovna, en entrant, était contente d’elle, mais elle s’assit, l’air embarrassé, et lui demanda des nouvelles de sa santé plutôt pour dire quelque chose, ce dont il se rendait parfaitement compte, que pour apprendre du nouveau. Que pouvait-il lui apprendre ? Elle dit ce qu’il convenait, c’est-à-dire, que pour rien au monde elle ne serait allée au théâtre ce soir si elle n’avait pas eu déjà la loge et si elle pouvait laisser sortir seuls sa fille Lise et son fiancé Petristchev. Elle aurait préféré, disait-elle, lui tenir compagnie, et elle le supplia de suivre au moins en son absence, les prescriptions du docteur.

— À propos, Fedor Petrovitch (le fiancé) voudrait te voir, et Lise aussi.

— Qu’ils viennent !

Sa fille entra, habillée pour la soirée, montrant ses épaules décolletées, son jeune corps à demi nu, tandis que son corps à lui le faisait tant souffrir. Grande, bien portante, visiblement amoureuse, elle semblait s’irriter contre la maladie, les souffrances et la mort qui mettaient un obstacle à son bonheur.

Petristchev entra aussi. Il était en habit, coiffé à la Capoul ; son long cou veineux était serré dans un col d’une blancheur éblouissante, il avait un large plastron blanc ; un pantalon noir collant qui moulait ses fortes cuisses, une seule main gantée de blanc et un claque. Derrière eux se glissa tout doucement le petit collégien, en uniforme tout neuf, ganté, l’air malheureux, et les yeux entourés d’un cercle noir, dont Ivan Ilitch connaissait la signification. Il ressentait toujours de la pitié pour son fils dont le regard effrayé et compatissant lui faisait du bien. En dehors de Guérassim il lui semblait que Vassia seul le comprenait et le plaignait. Tous s’assirent et s’informèrent encore de sa santé. Un silence suivit. Lise demanda à sa mère où était la jumelle. Une discussion s’engagea : elles s’accusaient mutuellement de l’avoir égarée. Fedor Petrovitch demanda à Ivan Ilitch s’il avait déjà vu Sarah Bernhardt. D’abord Ivan Ilitch ne comprit pas sa question, puis enfin il répondit :

— Non ! et vous, l’avez-vous déjà vue ?

— Oui, dans Adrienne Lecouvreur.

Prascovie Fédorovna déclara qu’elle la trouvait bien surtout dans de tels rôles. La fille n’était pas de son avis, et l’on se mit à discuter sur le charme et la vérité de son jeu, et ce furent les propos habituels en pareille occasion.

Au milieu de la conversation, Fedor Petrovitch jeta un regard sur Ivan Ilitch et se tut. Les autres le regardèrent aussi et se turent également. Ivan Ilitch, les yeux brillants, paraissait indigné contre eux. Ils auraient bien voulu réparer leur maladresse, mais comment faire ? Il fallait rompre à tout prix ce silence. Personne ne s’y décidait. Tous se sentaient effrayés à l’idée que ce mensonge tacite allait se dissiper et que la vérité finirait par éclater. Lise se dévoua la première. Elle voulait cacher ce que chacun sentait et ne fit que tout découvrir.

— Si nous voulons arriver à temps, il faut partir !… dit-elle en regardant sa montre, un cadeau de son père ; puis elle fit au jeune homme un signe imperceptible et compris d’eux seuls, sourit, et se leva en faisant froufrouter sa robe.

Tous se levèrent, dirent adieu et sortirent.

Resté seul, Ivan Ilitch eut un moment de soulagement. Le mensonge était parti avec eux. Mais la douleur restait. Toujours la même douleur, toujours le même effroi, jamais de repos. De nouveau les minutes, les heures s’écoulaient sans apporter de changement ; toujours la même chose, et toujours la certitude de plus en plus atroce de l’inévitable dénouement.

— Envoyez-moi Guérassim ! répondit-il à la question de Piotr.