Plon (4p. 199-205).


XXXVII


Or, le conte dit que les Saines, qui haïssaient mortellement le roi Artus, étaient venus aider à Mordret ; et il avait aussi avec lui une foule de chevaliers d’Écosse, d’Irlande et de Galles : tant que son armée était deux fois plus nombreuse que celle du roi.

Lorsque ses gens débouchèrent dans la plaine de Salisbury, ils y trouvèrent leurs ennemis qui les attendaient rangés en dix échelles dont les pennons flottaient au vent. Alors vous eussiez vu toutes les lances s’abaisser ensemble, et les deux avant-gardes s’élancer l’une contre l’autre, et maints prud’hommes mourir, qui ne l’avaient pas mérité, car en peu d’instants la terre fut couverte de chevaliers tués, blessés ou abattus, et beaucoup de bons chevaux galopèrent en liberté. Ah ! la dure rencontre ! Et quand les lances furent rompues, les épées resplendirent, lumières de la guerre, et les chevaliers commencèrent de se couper épaules, jambes et bras, et de baigner leurs lames dans les cervelles, à travers les heaumes. Et ce fut le début de la grande bataille où le royaume de Logres fut détruit, car il n’y restait plus autant de prud’hommes qu’il s’y en était trouvé jadis, et presque tous ceux qui demeuraient périrent ce jour-là.

En tête des Saines galopait Arcaut, leur roi, qui voulait avoir la première joute. Sagremor le desréé vola contre lui de toute la vitesse qu’il put tirer de son destrier, et le heurta si rudement qu’il lui troua l’écu et le haubert, et lui mit son fer aigu dans la poitrine, et le renversa mort. Ce que voyant, ceux de la première échelle se jetèrent sur les Saines d’un tel cœur qu’ils les déconfirent en peu de temps.

Mais ceux d’Irlande ne purent souffrir de voir leurs compagnons si vilainement traités : ils brochèrent leurs chevaux et fondirent comme une tempête. Leur roi s’adressa à Sagremor dont la lance était brisée, et le blessa au côté ; mais, au moment que le roi le croisait, le desréé d’un seul coup d’épée lui fit voler la tête avec le heaume. Néanmoins ceux d’Irlande étaient beaucoup plus nombreux, et tout frais et dispos, comme ceux qui n’ont pas encore donné, en sorte qu’ils tuèrent presque tous les chevaliers de la première échelle ; et dans la mêlée Sagremor fut occis de deux coups de lance par le corps.

Dodinel le sauvage vit cela  ; certes, grand fut son deuil !

— Francs chevaliers, crie-t-il aux siens, ores paraîtra qui preux sera !

Et il s’élance droit comme carreau d’arbalète, suivi de ses gens, écrasant les blessés et les morts, et la terre commence de rougir de sang. Il fendait la presse, tranchant à droite et à gauche si rapidement que trois hommes n’auraient pu mieux faire, lorsqu’il aperçut le corps de Sagremor qu’emportaient des chevaliers irois : aussitôt il fond sur eux et les éparpille à grands coups ; et, ce faisant, il pleurait de douleur, disant :

— Hélas ! je les tue, mais Sagremor ne retrouve pas la vie pour autant !

Et, tandis qu’il gémissait ainsi, un chevalier lui vint par le travers, la lance basse, et le frappa si durement que le fer parut de l’autre côté et qu’il ne fut pas besoin de médecin : Dodinel tomba mort sur le corps de son compagnon très ancien.

Alors ses gens, qui donnaient la chasse à ceux d’Irlande, abandonnèrent la poursuite et, l’un après l’autre, ils vinrent s’assembler autour de leur seigneur trépassé, tout pleurants et gémissants, de façon que leurs ennemis se remirent et, revenant à eux, les tuèrent pour la plupart. Et sans doute les auraient-ils tous occis, si le vieux roi Carados Biébras n’était accouru à la rescousse avec la troisième échelle.

Tel fut le choc que ceux d’Irlande ne le purent soutenir : ils tournèrent bride à nouveau et vous en eussiez vu plus d’un verser et choir. Mais les barons d’Écosse brochèrent des éperons pour les secourir, et leur sire, qui avait nom Héliade, s’adressa au vieux roi, qu’il reconnaissait à ses armes pour un haut homme. Or, sachez que le roi Carados avait plus de quatre-vingt-dix ans ; mais personne ne le tint jamais pour couard et ses coups d’épée faisaient plier les reins : il ne refusa pas Héliade ; tous deux se heurtèrent de leurs lances aux fers tranchants, et si rudement qu’ils tombèrent navrés à mort ; ainsi ni l’un ni l’autre n’eut l’occasion de railler son ennemi. Des deux parts, leurs hommes s’empressèrent de les secourir, mais ceux de Carados firent tant qu’ils restèrent maîtres du terrain.

— Beaux seigneurs, leur dit le vieux roi lorsqu’ils l’eurent relevé, je suis mort : pensez seulement à me venger et ne faites pas semblant de me plaindre et regretter, car les nôtres en pourraient être déconfortés et les ennemis enhardis. Couchez-moi sur mon écu et portez-moi sur ce tertre : je mourrai plus aise en regardant la bataille.

Ainsi firent-ils, en pleurant ; puis ils prirent congé de lui et retournèrent au combat où ils se mirent à frapper comme charpentiers sur poutres et tuèrent presque tous les Écossais.

Mais alors les Gallois laissèrent courre, puis ceux de Northumberland, puis, l’une après l’autre, toutes les échelles de Mordret, criant leurs enseignes en divers langages ; et le roi Artus lança tour à tour les siennes à la rescousse. Des deux parts, les prud’hommes appuyaient si bien leurs coups qu’à chaque rencontre plus de la moitié étaient occis ; puis ceux qui demeuraient en selle faisaient briller leurs épées et s’entre-tuaient, foulant aux pieds des chevaux les blessés et les morts : certes, il n’y avait pas dans tout le reste du monde autant de bons chevaliers qu’on en vit là gisants comme brebis égorgées ! Et le claquement des lances, le heurt des écus, le tintement des heaumes, le cliquetis des hauberts, le froissis des épées, les cris, les plaintes, tel était le bruit qu’on n’eût pas entendu Dieu tonnant. Ah ! bien des dames perdirent leurs barons, ce jour-là ! La poussière montait jusques au ciel : le soleil en était obscurci. Chacun se hâtait de venger la mort de son compagnon ; ils se haïssaient si fort qu’il n’en était pas un qui ne souhaitât d’arracher à son ennemi le cœur sous la mamelle. Non, depuis que la chrétienté était venue au royaume de Logres, jamais il n’y avait eu une si mortelle bataille, comme la vraie histoire le témoigne !

À tierce, il ne restait guère que deux mille fer-vêtus dans la plaine : toutes les échelles étaient détruites, hors celle du roi Artus et celle de Mordret qui n’avaient pas encore donné. Le roi fit monter un garçon sur un arbre, et quand il sut que la gent de Mordret était deux fois plus nombreuse que la sienne :

— Ha, beau neveu, s’écria-t-il, Gauvain, plût à Dieu qu’à cette heure vous fussiez à mon côté, avec Lancelot !

Il vint aux compagnons de la Table ronde, dont il lui demeurait une vingtaine, et les pria de ne pas se séparer, mais de combattre ensemble et de garantir l’honneur du royaume du mieux qu’ils pourraient.

— Sire, répondirent-ils, il n’y a personne parmi nous qui ne vous aide jusqu’à la mort.

Alors le roi fit lever son étendard par Keu le sénéchal ; puis, voyant que Mordret approchait à grand bruit de ses cors, tambours et buccines, il fit le signe de la croix, prit son écu et sa lance, et commanda aux siens d’avancer.