Plon (4p. 150-154).


XIX


Le roi se tenait dans la salle, assis auprès d’une fenêtre, la tête basse, lorsque Mordret entra tout essoufflé, suivi de quelques chevaliers, et s’écria :

— Sire, nos affaires vont mal ! Sachez que, de tous ceux qui menèrent madame au bûcher, il ne reste que moi et ceux-ci. Lancelot a ravi la reine et il s’est jeté dans la forêt de Camaaloth après nous avoir déconfits.

Sur-le-champ, le roi cria à ceux qui étaient là de prendre leurs armes et se fit apporter les siennes. Mais le roi Carados Biébras, qui était vieux et sage, le conseilla.

— Sire, Lancelot et sa parenté sont à présent trop loin pour que nous puissions les atteindre, et ils sont si forts et hardis que peut-être ne les pourrions-nous vaincre, peu nombreux comme nous voilà. Envoyez plutôt des messagers dans tous les ports du royaume de Logres, qui défendront aux mariniers de passer Lancelot outre la mer ; après quoi vous marcherez contre lui avec de grandes forces et vous pourrez vous venger.

Le roi approuva et fit partir les messagers, puis il se rendit au champ où s’était élevé le bûcher et faite la bataille.

Or, d’abord qu’il y entra, il aperçut son neveu Agravain qui gisait, le corps troué, et à cette vue il tomba de son cheval à terre, tout pâmé.

— Ha, beau neveu, s’écria-t-il quand il eut retrouvé son haleine, comme il vous haïssait celui qui de sa lance vous a ainsi féru !

Il commanda à ses gens d’emporter Agravain ; puis, tout pleurant, il se reprit à chercher les corps de ses amis charnels. Lorsqu’il découvrit celui de Guerrehès, il frappa ses paumes l’une contre l’autre, criant qu’il avait assez vécu puisqu’il voyait ainsi occis les meilleurs de son lignage. Il ôta au mort son heaume, et, après l’avoir longtemps regardé, il lui baisa les yeux et la bouche, qui était glacée. Et, comme il se relevait, il aperçut Gaheriet.

De ses neveux, c’était celui-là qu’il avait toujours le mieux aimé hormis monseigneur Gauvain, et il le vit gisant tout froid. Il courut à lui, le prit dans ses bras, le serra si étroitement qu’il l’eût tué, s’il eût été encore en vie : certes, il n’est douleur qu’on puisse éprouver d’autrui qu’à ce moment le roi ne sentit ! Si bien qu’il pâma de nouveau et demeura plus de temps évanoui qu’il n’en faut pour faire une demi-lieue à pied.

— Ha, mort, dit-il enfin, si vous tardez encore à m’emporter, je vous tiendrai pour trop lente et vilaine ! Ha, Gaheriet, beau neveu, c’est pour mon malheur que fut forgée la bonne épée qui vous a navré ! Périsse celui qui vous en a féru, honnissant moi et mon lignage !

Ce disant, il accolait et baisait le corps sanglant ; et sachez qu’il n’était personne qui ne s’émerveillât de son deuil, bien que chacun eût grand chagrin, car tout le monde aimait Gaheriet de bon amour.

Cependant, messire Gauvain était sorti de son logis. Les premiers qu’il rencontra dans la rue lui dirent en pleurant :

— Ha, messire Gauvain, si vous voulez connaître votre grande douleur, allez au champ, là-bas !

Il crut qu’ils plaignaient la mort de la reine, et, sans leur répondre, il continua de marcher, la tête basse. Mais chacun répétait autour de lui :

— Allez, messire Gauvain, allez voir votre grande douleur !

Et il était de plus en plus troublé, mais il n’en faisait pas semblant. Enfin il entra dans le champ et d’abord aperçut le roi qui serrait sur sa poitrine le corps ensanglanté de Gaheriet et qui lui cria :

— Gauvain, Gauvain, voyez votre deuil et le mien !

Ainsi reconnut-il son frère, et ses jambes fléchirent, le cœur lui manqua, il tomba comme mort, tandis que les compagnons du roi s’assemblaient autour de lui en déplorant le jour qui amenait de toutes parts de si grands dommages. Longtemps il demeura de la sorte ; enfin il se releva, courut à Gaheriet, l’étreignit, et du baiser qu’il lui donna sentit tant de douleur, qu’il retomba, évanoui, sur le mort. Et, quand il revint de pâmoison, il s’assit à côté du corps et dit :

— Ha, beau doux frère, comme il fallait qu’il vous haït, celui qui vous a si rudement navré ! Maudit soit le bras qui vous frappa, honnissant moi et ma parenté ! Bel ami, si doux et débonnaire, pilier de tout notre lignage, qui passiez en chevalerie tous vos pairs, comment la fortune a-t-elle pu souffrir votre chute si laide et si vilaine ? Certes, je ne souhaite pas tant de vivre que de vous venger du déloyal, du félon qui vous a fait une telle cruauté !

Messire Gauvain avait le cœur serré au point qu’il n’en put dire davantage ; mais quand, en levant les yeux, il reconnut Guerrehès et Agravain qu’on apportait sur leurs écus :

— Hélas ! j’ai trop vécu, s’écria-t-il encore, puisqu’il me faut voir mes frères occis à si grand martyre !

Ce disant, il alla à eux et, en les embrassant, il pâma menu et souvent, tellement qu’enfin les barons eurent grand’peur de le voir expirer sous leurs yeux.

— Sire, dirent-ils au roi Artus, nous sommes d’avis qu’on l’emporte d’ici et qu’on le couche dans quelque chambre, loin de toutes gens, jusqu’à ce que ses frères soient enterrés, car il mourra de douleur sans faute, s’il demeure auprès d’eux.

Ainsi fut fait ; et, de toute la nuit, messire Gauvain ne sonna mot : à peine avait-il encore son haleine. Cependant, on faisait des cercueils et l’on préparait des tombes telles qu’il convient qu’en aient des fils de roi ; et au matin Agravain, Guerrehès et Gaheriet furent ensevelis à Saint-Étienne, qui était l’église maîtresse de Camaaloth.