Plon (4p. 137-141).


XV


Le lendemain, dès l’aube, le palais s’emplit de barons et de seigneurs qui attendaient l’arrivée du chevalier appelant ; et beaucoup avaient grand’peur pour leur dame. Un peu après l’heure de prime, Mador de la Porte mit pied à terre dans la cour, escorté de toute sa parenté, et il monta dans la salle, armé de toutes armes, hormis son heaume, sa lance et, son écu. Il était haut et carré de corps, bien fait de ses membres et blanc comme laine ; il n’y avait guère de plus forts et preux chevaliers que lui.

— Mador, lui dit le roi quand il eut offert son gage, restez céans jusqu’à vêpres ; si, avant ce soir, la reine ne trouve pas quelqu’un pour la défendre, on fera de son corps ce que ma cour décidera.

Alors Mador s’assit dans la salle et autour de lui ses parents ; et ils restèrent ainsi, sans mot dire jusqu’à tierce.

À cette heure, un chevalier entra dans la ville, tout seul, sans écuyer. Il était couvert d’armes blanches, sauf l’écu qui était peint de trois bandes de gueules. Il attacha son cheval à un orme dans la cour du palais, suspendit son écu à une branche, appuya sa lance au tronc et entra dans la salle, heaume en tête. Et à chaque pas qu’il faisait chantaient les mailles de son haubert.

— Roi Artus, dit-il, j’ai entendu conter une grande merveille : c’est qu’aujourd’hui un chevalier appelle la reine Guenièvre de trahison. Jamais on n’avait ouï parler d’une telle folie, quand le monde entier la connaît pour la plus vaillante dame qui ait jamais existé ! Je viens pour la défendre s’il en est besoin.

— Sire chevalier, dit Mador, je suis prêt à montrer qu’elle a déloyalement et traîtreusement occis mon frère Gaheris.

— Et moi, je suis prêt à soutenir que jamais la reine n’a vu là déloyauté, ni trahison.

Mador, qui ne prit pas garde à cette parole, tendit son gage et le chevalier aux blanches armes pareillement. Et quand le roi les eut pris, messire Gauvain lui dit tout bas :

— Sire, je crois bien qu’à cette heure Mador a mauvaise querelle, car, pour ma part, quelle qu’ait été la mort de Gaheris, je jurerais volontiers sur les reliques que la reine n’y a point vu de trahison ni de déloyauté !

Là-dessus, le palais se vida et tous, grands et petits, s’en furent dans la plaine, hors de la ville, où se faisaient ordinairement les combats de justice. Messire Gauvain voulut porter la lance du blanc chevalier et Hector son écu. Et quand les deux champions eurent prêté serment sur les saints, le roi fit approcher la reine et lui dit :

— Dame, voici un chevalier qui pour vous se met en aventure de mort.

— Sire, répliqua-t-elle, Dieu protégera le droit, car il est vrai que je n’ai vu déloyauté ni trahison.

Alors le roi Artus prit l’inconnu par la main et le mena à sa place en lui souhaitant l’aide de Notre Seigneur ; puis il donna le signal, et les deux champions volèrent l’un à l’autre droit comme sagettes.

Ils se heurtèrent d’une telle force qu’ils se percèrent leurs écus et brisèrent leurs lances ; mais Mador fut arraché des arçons et tomba lourdement, non sans se meurtrir pour ce qu’il était grand et pesant. Il se releva tôt, étonné d’avoir trouvé son ennemi si roide à la joute ; mais le chevalier aux blanches armes laissa là son destrier, comme celui qui craindrait d’être blâmé s’il attaquait à cheval un homme à pied : tirant son épée et jetant son écu sur sa tête, il courut sus à Mador et lui donna d’abord un merveilleux coup sur le heaume, après quoi il le mena si durement qu’en peu de temps, blessé dix fois, l’autre n’attendait plus que la mort.

— Mador, lui dit-il, tu vois bien que je te tuerai si cette bataille dure encore. Avoue-toi outré avant que pis ne t’advienne : je ferai tant pour toi que madame la reine te pardonnera et que le roi te rendra ta terre.

À cette franchise et cette débonnaireté, Mador reconnut Lancelot.

— Beau sire, prenez mon épée, dit-il en s’agenouillant. Je me rends à merci et ne m’en tiens pas pour honni, car nul ne saurait durer contre le meilleur chevalier du monde.

Puis il cria au roi :

— Sire, vous m’avez trompé en envoyant contre moi monseigneur Lancelot du Lac.

À ces mots, le roi courut accoler Lancelot tout armé, messire Gauvain vint lui délacer son heaume, et vous eussiez pu voir tous les barons l’entourer et lui faire grande joie, ainsi qu’à la reine : car tant vaut prouesse qu’elle efface tout.