Plon (4p. 111-114).

VI


Après le souper, la reine Guenièvre les tira tous les deux dans l’embrasure d’une fenêtre et leur demanda s’ils savaient le nom du chevalier qui avait vaincu au tournoi.

— Dame, répondit messire Gauvain, c’est peut-être un étranger. Il avait un écu vermeil comme un nouveau chevalier et sur son heaume une manche de dame ou de demoiselle.

— Lancelot n’était donc pas au tournoi ? Je sais pourtant qu’il y est allé en secret.

— Dame, s’il y est venu, il faut qu’il ait vaincu. Et le chevalier à la manche, c’était donc lui.

— Que dites-vous, beau neveu ! Lancelot n’e’st pas si attaché à aucune dame ou demoiselle qu’il en porte l’enseigne à son heaume !

Là-dessus, le roi commença de mener grande joie.

— Dame, s’écria-t-il, sachez que le vainqueur du tournoi, c’est Lancelot ! À cette heure, sans doute séjourne-t-il à Escalot auprès d’une demoiselle qu’il aime d’amour et qui est des plus belles du monde. Beau neveu, répétez ce que vous m’avez dit.

— Mais de quelle façon était l’écu que vous vîtes dans la chambre ? demanda la reine quand messire Gauvain eut achevé.

— Dame, il était blanc à deux lions d’azur couronnés.

— C’est bien l’écu que Lancelot emporta !

Elle causa quelques moments encore avec le roi et monseigneur Gauvain, puis elle se leva et se retira dans sa chambre où, dolente comme jamais femme ne le fut davantage, elle se mit à pleurer. « Dieu, pensait-elle, comme il m’a trompée vilainement, celui en qui je croyais que fût toute loyauté ! Ha, je me vengerai de lui et de la demoiselle si je puis ! » Toute la nuit les larmes coulèrent sur son clair visage ; enfin, au matin, elle manda Lionel et l’interrogea.

— Lionel, êtes-vous allé au tournoi ?

— Oui, dame.

— Et y avez-vous vu votre cousin ?

— Nenni, car il n’y est pas venu. Il nous aurait parlé !

— Sachez pourtant qu’il y est allé. C’est lui qui a vaincu : il avait des armes rouges et sur son heaume une manche de dame ou de demoiselle.

— Sauve votre grâce, je ne le voudrais pour rien au monde, car celui que vous dites quitta le tournoi navré d’une blessure que je lui fis au côté.

— Maudite soit l’heure où vous avez failli à l’occire ! Ha, jamais je n’aurais pensé qu’il fît ce qu’il a fait ! À cette heure, il est à Escalot auprès d’une demoiselle qu’il aime d’amour et qui sans doute l’aura surpris par quelque philtre ou charme. Nous pouvons bien dire que nous l’avons perdu, moi et vous, car elle l’a si bien arrangé qu’il ne pourrait s’éloigner d’elle si même il le voulait !

Et elle lui dit ce qu’elle savait.

— Dame, fit Lionel, ne croyez pas tout cela. Dieu m’aide ! je ne puis penser que Lancelot ait ainsi faussé envers vous !

— Celui qui m’a conté ces choses est le chevalier du monde le plus vrai. Et si Lancelot venait demain à la cour, je lui défendrais de mettre le pied chez moi.

— Je vous dis, dame, que jamais messire ne fit ce dont vous l’accusez.

— Ha, la preuve de son méfait est trop sûre ! Sachez que jamais, tant que je vivrai, je ne laisserai Lancelot du Lac en paix !

— Dame, puis donc que vous vous êtes si fort éprise de haine et de félonie envers notre seigneur et cousin, nous, les siens, nous n’avons plus rien à faire ici. Et c’est pourquoi je prends congé de vous. Demain matin, nous partirons en quête de monseigneur Lancelot, et, quand nous l’aurons trouvé, nous nous en irons avec lui dans la Petite Bretagne, notre pays, auprès de nos hommes que nous n’avons pas vus depuis longtemps. Là, s’il plaît à Dieu, nous nous tiendrons en joie, car sachez-le, dame : nous n’eussions pas demeuré ici comme nous avons fait, si ce n’eût été pour l’amour de notre seigneur ; et lui-même, depuis la quête du Saint Graal, n’y est resté que pour vous, qu’il a plus loyalement aimée que jamais chevalier n’aima son amie.

À ces mots, les larmes montèrent aux yeux de la reine. Mais Lionel était déjà sorti. Il alla conter à Hector des Mares ce qu’elle lui avait dit, et tous deux maudirent l’heure où Lancelot avait connu la reine Guenièvre. Puis ils furent prendre congé du roi, qui le leur donna à regret, et dès le lendemain tout le lignage du roi Ban de Benoïc et du roi Bohor de Gannes quitta la cour. Mais le conte laisse à cet endroit de parler d’eux et retourne à Lancelot qui gisait, blessé, chez la tante du chevalier d’Escalot.