Plon (4p. 102-105).


III


Sitôt que Dieu eut fait lever le soleil et que le jour prit vie, Lancelot et son compagnon furent entendre la messe dans une chapelle voisine ; après quoi ils déjeunèrent très bien, car le manger du matin apporte grande santé. Et sur ces entrefaites un écuyer, qu’ils avaient envoyé à Winchester pour avoir des nouvelles, rentra au logis.

— Seigneurs, il y a grande abondance de chevaliers des deux parts, dit le valet. Mais ceux de la Table ronde se sont rangés du côté des défenseurs de la ville. En face, il y a les rois d’Écosse, de Cornouailles et de Norgalles et beaucoup de hauts hommes ; mais ils ne semblent pas aussi preux que ceux de l’autre part.

— Nous combattrons donc pour les gens du dehors, dit Lancelot au chevalier d’Escalot, car il ne serait pas à notre honneur de nous ranger parmi les plus forts.

Il vêtit ses armes et attacha la manche de Passerose à son heaume ; mais, craignant que son écuyer ne le fit reconnaître, il lui défendit de le suivre (dont le valet eut grand deuil), et il partit en compagnie du fils du vavasseur.

Lorsqu’ils arrivèrent, la prairie de Winchester était déjà toute couverte de fer-vêtus qui joutaient : Lancelot s’affermit sur ses étriers, se couvrit de son écu vermeil, baissa sa lance peinte et laissa courre son destrier pie. Le premier qu’il heurta, il le porta à terre ; puis, poussant sa pointe, car sa lance n’était point brisée, il en culbuta un second, homme et cheval à la fois, et, à voir cela, beaucoup de barons arrêtèrent de combattre pour demander quel était cet étranger portant une manche de dame à son heaume, qui venait de faire le plus beau coup de la journée. Cependant le fils du vavasseur, de son côté, s’adressait à Hector des Mares dont il fendit l’écu ; mais Hector le fit passer par-dessus la croupe de son destrier, après quoi il changea de bouclier. Et Lancelot, qui, à cause de cela, ne reconnaissait pas son frère, lui courut sus et l’abattit. Ah ! Lionel au cœur sans frein fut bien marri de ce coup-là ! Il voulut venger son cousin : et de fendre la presse, frappant comme dix hommes, arrachant les écus des bras et les heaumes des têtes ; puis, quand il fut proche du chevalier à la manche, il prit de son écuyer une lance courte, roide et grosse, et fondit sur lui comme un émerillon. Si rude fut le choc que les deux destriers plièrent, et sachez que l’acier de Lionel traversa l’écu et le haubert, et perça la chair tendre, mais dans le même temps les sangles et le poitrail de son cheval rompaient, tant Lancelot avait appuyé son coup, si bien qu’il vola à terre, la selle entre les cuisses.

Telle fut la prouesse du chevalier à la manche et messire Gauvain la vit de la grande tour de la ville où il était auprès du roi, car son oncle lui avait défendu de prendre les armes ce jour-là : il savait bien, en effet, que Lancelot viendrait au tournoi et il craignait, si tous deux joutaient, que le vaincu ne gardât rancune au vainqueur.

— Par mon chef, s’écria messire Gauvain, ce nouveau chevalier aux armes vermeilles, qui porte une manche de dame sur son heaume, n’est pas un des frères d’Escalot : jamais aucun d’eux ne frappa de tels coups ! Dieu m’aide ! si nous n’avions laissé Lancelot malade à Camaaloth, je jurerais que c’est lui !

Cependant le chevalier à la manche, dont le sang luisait sur le haubert, continuait de faire tant d’armes, en dépit de sa blessure, que ceux de la cité furent bientôt repoussés et battus. Et quand Lancelot vit qu’ils avaient tout perdu, il dit à son compagnon :

— Beau sire, allons-nous-en d’ici : nous n’y avons plus rien à gagner.

Car il pensait bien que plusieurs barons de la maison du roi Artus tâcheraient de le reconnaître. Il se jeta dans les bois avec son compagnon et tous deux, suivis d’un seul écuyer, car l’autre avait été tué par un maladroit, retournèrent chez la tante du chevalier d’Escalot. Là, Lancelot demeura plus de six semaines couché, tant sa blessure était grande et dangereuse. Mais le conte suivra ce propos quand il en sera temps ; maintenant il va deviser du roi Artus et de monseigneur Gauvain.