La Mort d’Achille et la dispute de ses armes/Au lecteur

AU LECTEUR



LE ſujet de cette Tragedie eſt aſſez fameux pour n’eſtre pas ignoré de ceux qui la liront, puis que les plus beaux geſtes de celuy qui en eſt le Herôs ſont eſcrits d’un ſtyle ſi merveilleux par le divin Homere ; quelques Autheurs, comme Dares Phrygius, & Dictys Cretenſis, en parlent hiſtoriquement, & avec plus de vray-ſemblance, j’ay pris des uns & des autres ce que j’en ay jugé neceſſaire pour l’embelliſſement de la choſe ſans en alterer la verité. Je m’aſſeure que l’on m’accuſera d’avoir icy chocqué les loix fondamentales du Poëme Dramatique en ce que j’ajouſte à la mort d’Achille, qui eſt mon objet, la diſpute de ſes armes, & la mort d’Ajax, qui ſemble eſtre une piece detachée, mais je m’imagine que mon action n’en eſt pas moins une, & que cette diſpute & cette mort qui pourroit ailleurs tenir lieu d’une principale action ne doit eſtre icy conſiderée qu’en qualité d’Epiſode & d’incident, veu qu’elle regarde principalement Achille, & qu’elle n’eſt pas le veritable but de ma Tragedie, biẽ que ce ſoit par où elle finit, s’il falloit touſjours finir par la mort du premier Acteur, le Theatre ſe verroit ſouvẽt defpoüillé de ſes plus beaux ornemens, la mort de Ceſar ne ſeroit pas ſuivie du pitoyable ſpectacle de ſa chemiſe ſanglante qui fait un ſi merveilleux effet, & qui pouſſe ſi avant dans les cœurs la compaſſion, le regret, & le deſir de vengeance, quand Ajax ſe tuë du deſeſpoir d’eſtre fruſtré des armes d’Achille, il ne done pas tant une marque de ſa generoſité qu’il laiſſe un teſmoignage du merite de ce qu’il recherchoit, & par conſequent cét acte ne tend qu’à l’honneur de mon Herôs. En tout cas ſi j’ay failly pardonne moy, & puis qu’il ne m’eſt pas permis d’eſperer une juſte loüange de la meilleure de mes productions, ſouffre que je tire un peu de gloire de le plus belle de mes fautes.